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Full text of "Le Magasin de librairie : littérature, histoire, philosophie, voyages, poésie, théâtre, mémoires, etc., etc."

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LE  MAGASIN 


DE  LIBRAIRIE 


Pthi.  —  Imprimerie  de  P.-A<  BOURDBSa  et  C'%  80,  me  Maxarine. 


c/f  /  <::  t^?  ^ 


LE  MAGASIN 

DE  LIBRAIRIE 


LITTÉRATURE,  HISTOIRE,  PHILOSOPHIE, 
VOYAGES,  POÉSIE,  THÉÂTRE,  HÉMOIRES,  ETC.,  ETC. 


PUBLIÉ  PAR  CHARPENTIER,  ÉDITEUR 

AVEC  LB  CONCODBS  DBS  PBINCIPÂDX  iCBIVAINS 


TOME   ONZIÈME 


ÇPARIS 

CHARPENTIER,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

28,  QUAI   DE  L'ÉCOLE 

1860 

Réterve  d«  tous  drolli 


f='-f=^ 


1 


o 


EDMOND 


TAR  H.   JULES  D'HERBAUGES 


Nous  ne  dirons  pas  comment  ces  pages  sont  tombées  en  notre 
possession.  A  partir  du  moment  où  se  termine  le  manuscrit,  le  sort 
de  celui  qui  l'a  écrit  doit  rester  ^  complètement  ignoré  ;  et  pour 
que  son  nom  réel  ne  pût  se  deviner  sous  le  nom  fictif  que  nous  lui 
ayons  imposé,  il  nous  a  fallu  modifier  certains  détails,  supprimer 
certaines  descriptions,  éviter  enfin  d'éclairer  le  lecteur  sur  le  temps 
et  sur  les  lieux  où  se  sont  déroulés  les  événements  contenus  dans  ce 
rédt.  Quant  aux  sentiments,  aux  caractères,  aussi  bien  qu'au  style, 
ils  ont  été  par  nous  scrupuleusement  respectés. 


J'avais  un  peu  plus  de  dix-huit  ans  lorsque  le  colonel  B***  vint 
.  ayec  son  régiment  tenir  garnison  dans  la  ville  où  je  suis  né,  où  j'ai 
été  élevé;  et  je  fus  enchanté  un  soir,  en  rentrant  chez  ma  mère,  de 
trouver  une  guérite  dressée  à  la  porte  de  notre  maison  et  une  senti- 
nelle, l'arme  au  bras,  allant  et  venant  dans  la  rue.  Ma  mère  vivait  si 
retirée  que  nous  apprîmes  seulement  ainsi,  ce  qui  se  sait  d'habitude 
très-vite  en  province,  l'installation  d'un  nouveau  locataire  dans  l'hô* 
tel  même  que  nous  habitions.  Le  colonel  B***  en  avait  loué  le  plus 
bel  appartement,  car  il  était  marié  et  attendait  sa  femme  et  sa  fille  qui 
devaient  venir  le  rejoindre  prochainement.  On  fit  à  ma  mère  le  plus 
grand  éloge  de  madame  B***.  On  la  disait  bonne,  bienveillante,  douée 
d'un  esprit  rare.  Elle  était  alliée  à  quelques  familles  considérées  de 
notre  ville.  Ma  mère  prévit  d'après  cela  des  relations  de  voisinage, 
agréables  peut-être,  mais  qui  troubleraient  la  triste  solitude  où  elle 
aimait  à  se  renfermer.  Pour  moi,  je  n'étais  occupé  que  du  plaisir  de 
voir  sans  cesse  les  brillants  uniformes  et  les  beaux  officiers  dont  la 
vue  me  causait  une  émotion  extrême,  et  de  vivre  au  milieu  de  ce 
brouhaha  militaire  qui  a  tant  de  charmes  pour  les  jeunes  garçons.  Je 


6  EDMOND. 

ne  m'inquiétais  guère  de  Tarrivée  de  madame  B***.  Pourtant  ma 
mère  me  dit  un  jour  que  cette  dame  était  venue  lui  faire  une  visite^ 
qu'elle  lui  avait  amené  sa  jeune  fille,  et  que,  pour  répondre  à  cette 
politesse,  je  devrais  être  présenté  au  colonel  et  à  sa  famille.  J'avais 
vu  si  peu  de  monde  jusqu'alors  que  je  me  sentis  fort  intimidé  à  la 
seule  pensée  de  cette  présentation;  mais  le  colonel  B***  était  un  excel- 
lent homme,  et,  à  dire  vrai,  tellement  rassurant  par  sa  bonhomie  et 
sa  bienveillance,  que  mon  embarras  ne  dura  pas  devant  lui.  Ma- 
dame B***  n'avait  rien  non  plus  de  très-imposant.  Son  esprit  original 
n'était  pas  de  ceux  qui  effrayent.  Bientôt  je  me  sentis  tout  à  fait  à 
Taise  au  milieu  d'eux,  et  je  pus  accorder  toute  mon  attention  i  la 
jolie  Valentine  B***.  —  Valentine  B***!  oui  !  voilà  son  nom  écrit  deax 
fois  déjà.  —  Je  ne  croyais  pas  en  avoir  le  courage.  J'irai  donc  ju»> 
qu'au  bout  dans  l'étrange]  tâche  que  je  me  suis  imposée.  Voici  le 
premier  pas  fait,  et  je  préfère  la  douleur  qu'il  m'a  causée  à  la  torpeur 
sans  repos  dans  laquelle  je  m'enfonce  plus  profondément  chaque  jour. 
Ferai-je  son  portrait?  Je  ne  sais!  Je  n'ose!  Je  ne  vois  que  trop  cepen- 
dant ses  yeux  brillants  et  doux,  son  teint  charmant,  son  sourire  déjà 
plein  de  coquettes  promesses,  les  contours  délicats  de  son  jeune  visage^ 
et  l'air  à  demi  timide,  à  demi  agaçant  avec  lequel  elle  m'attira  près 
d'elle.  Valentine  n'avait  que  quatorze  ans.  Mais,  enfant  par  l'âge,  par 
la  gaieté,  par  les  caprices  de  sa  folle  imagination,  elle  était  déjà  jeune 
fille  par  les  goûts  et  les  secrets  instincts.  Madame  B***  se  raontrait\ 
singulièrement  vaine  de  la  beauté  et  des  précoces  succès  de  sa  fille. 
£lle  avait  reporté  sur  celle-ci  un  fonds  d'idées  et  de  sentiments  roma- 
nesques que  son  manque  total  de  charmes  physiques  ne  lui  avait  pas 
permis  dans  sa  jeunesse  d'épuiser  pour  elle-même.  La  galanterie  des 
jeunes  militaires  qui  fréquentaient  sa  maison  avait  flatté  cette  im- 
pnidente  feiblesse  maternelle,  en  entourant  d'hommages  l'enfant 
qui  grandissait  au  milieu  d'eux,  et  madame  B***  énumérait  quelque- 
fois les  conquêtes  de  Valentine,  sans  songer  que  la  longueur  de  la 
liste  la  faisait  remonter  à  des  temps  fabuleux.  Jusqu'alors,  tout  ce 
jeu,  avec  des  armes  à  double  tranchant,  était  demeuré  inoffensif, 
du  moins  en  apparence.  Les  officiers  respectaient  trop  leur  excel- 
lent colonel  et  même  l'excentrique  madame  B***,  pour  dépasser  la 
limite  d'une  affectueuse  familiarité  fraternelle  envers  la  jeune  fille 
dont  les  attraits  ne  disaient  qu'effleurer  leur  âme  aguerrie* 

Mais  moi,  j'avais  un  coeur  novice  habitué  à  la  solitude  la  plus 
austère,  à  peine  instruit  par  qudiques  lectures  clandestines  et  bien 


EDMOND.  7 

restreintes  dn  véritable  nom  d^un  sentiment  qui  m'envahit,  je  le  crois, 
tout  entier,  dès  cette  première  visite.  Je  viens  de  parler  des  habitudes 
de  coquetterie  que  l'éducation  avait  données  à  Valentine  ;  peut-être 
sa  nature  en  renfennait-elle  d'avance  le  germe  irrésistible.  Mais  ce 
que  je  ne  pourrai  faire  comprendre,  c^est  la  simplicité  presque  enfan- 
tine avec  laquelle  elle  se  livrait  à  cet  instinct  féminin  ;  c'est  la  dou- 
ceur adorable  qui  se  mêlait  chez  elle  aux  caprices  les  plus  irritants; 
c*est  la  naïve  franchise  d'un  caractère  naturellement  loyal,  au  milieu 
m^e  de  ses  tentatives  de  dissimulation  ;  c'est  enfin  cette  réunion  des 
qualités  et  des  défauts  les  plus  opposés  qui  renouvelait  en  elle,  à 
chaque  instant,  l'attrait  de  l'inattendu,  en  laissant  toujours  subsister 
le  charme  suprême  de  la  confiance.  Elle  fut  tout  à  fait  aimable  pour 
moi,  elle  n'eut  pas  l'air  de  s'apercevoir  des  gaucheries  que  ma  timi- 
dité me  fit  faire,  et  si  le  trouble  croissant  que  je  ne  pouvais  dis- 
simuler excita  parfois  son  rire  frais  et  joyeux ,  il  ne  s'y  mêla  pas 
la  fins  légère  nuance  de  moquerie.  Je  sortis  transformé,  ne  pensant 
plus  qu'à  Valentine,  répondant,  sans  les  entendre,  aux  questions  de 
ma  mère  qui  me  crut  malade,  et  rêvant  aux  moyens  de  me  retrou- 
ver le  plus  tôt  possible  près  de  ma  jeune  enchanteresse.  La  manière 
dont  nous  étions  logés  rendait  la  chose  facile.  Caché  derrière  notre 
porte  entr'ouverte,  je  parvins  le  lendemain  à  revoir  deux  fois  Valen- 
tine; elle  m'aperçut  aussi  et  me  fit  un  petit  signe  de  tête  affectueux 
et  familier  qui  me  transporta  de  joie.  Trois  jours  après,  je  retourncd 
chez  le  colonel,  et  peu  à  peu  je  pris  l'habitude  d'y  aller  tous  les  soirs. 
Le  colonel  jugeait  sans  doute  mes  assiduités  sans  conséquence;  d'ail- 
leurs il  ne  s'occupait  pas  de  l'éducation  de  sa  fille,  et  l'avait  entière- 
ment confiée  à  sa  femme,  dans  laquelle  il  avait  grande  confiance. 
Madame  B***  me  recevait  à  merveille.  Elle  se  divertissait,  je  pense, 
de  ma  passion  pour  Valentine,  sans  y  attacher  la  moindre  impor- 
tance, et,  de  plus,  j'en  suis  persuadé^  elle  m'accordait  une  certaine 
affection.  Elle  s'intéressait  à  mes  études  qui,  on  le  juge  bien,  souf- 
fraient grandement  des  distractions  terribles  de  mon  esprit,  et  elle 
aimait  à  causer  avec  moi;  mais  ces  discours  souvent  fort  étranges, 
les  horizons  qu'ils  m'ouvraient  sur  un  monde  encore  ignoré,  les  lec- 
tures auxquelles  ils  me  conduisaient,  jetaient  sans  cesse  de  l'huile 
sur  un  feu  qui  n'avait  pas  besoin  d'aliment,  et  développaient  en  moi 
des  facultés  passionnées  dont  seul  je  comprenais  toute  la  puissance. 
Et  pourtant  nous  étions  si  jeunes  encore,  qu'un  observateur  superfi- 
ciel pouvait  aisément  s'abuser  sur  la  vraie  nature  de  nos  sentiments.  Ma 


8  EDMOND. 

joie,  lorsque  je  me  trouvais  près  de  Yalentine,  s'exprimait  par  une 
gaieté  bruyante  ;  nous  jouions  ensemble  comme  deux  enfants  ;  nos  que- 
relles, nos  réconciliations^  les  innocents  mystères  de  nos  causeries,  tous 
ces  charmants  riens  qui  remplissaient  notre  existence,  conservaient  la 
fraîche  pureté  des  premières  années,  et  cachaient,  plutôt  qu'ils  ne  le 
dévoilaient,  le  courant  d'ardente  passion  par  lequel  mon  cœur  se 
laissait  entraîner.  Je  me  souviens  de  certains  jours  dont  le  bonheur 
sans  nuages  garde  dans  ma  mémoire  l'éclat  radieux  d'une  belle 
matinée;  de  promenades  au  printemps  sur  le  bord  de  la  rivière;  de 
belles  soirées  d'été  pendant  lesquelles  nous  errions  au  clair  de  la  lune 
dans  les  rues  obscurcies  par  les  ombres  fantastiques  des  vieilles  mai- 
sons. Nous  cherchions  à  reconnaître  dans  ces  silhouettes  sombres 
mille  animaux  fabuleux,  et  l'imagbiation  originale  de  madame  B*** 
augmentait  notre  enjouement  par  ses  vives  saillies.  Et  nos  lectures 
autour  de  la  dieminée  !  Et  nos  longues  stations  près  du  piano,  où 
nous  essayions  des  romances  et  des  duos  dont  les  paroles  nous  occu- 
paient bien  plus  que  la  musique  ;  et  nos  regards  qui  se  cherchaient 
sans  cesse,  et  nos  mains  qui  se  rencontraient  parfois,  et  nos  adieux 
prolongés  !  et  nos  bonjours  joyeux  !  Tout  cela  dura  une  année,  année 
rapidement  écoulée,  année  pourtant  qui  a  été  toute  une  vie  pour  moi 
et  restera  le  point  lumineux  de  mon  existence.  J'étais  heureux,  je  me 
croyais  sûr  d'être  aimé.  J'avais  échangé  avec  Yalentine  des  paroles 
qui  me  paraissaient  d'inviolables  serments,  et  qu'elle  regardait  sans  ^ 
doute  comme  ces  promesses  calmantes  avec  lesquelles  on  apaise  l'irri- 
tation d'un  malade  exigeant.  La  jalousie  n'était  point  encore  entrée 
:dans  mon  cœur  ;  je  croyais  avoir  deviné  dans  les  conversations  de 
madame  B***,  et  même  du  colonel,  toutes  sortes  d'intentions  encou- 
rageantes. Ma  mère  ne  partageait  sans  doute  ni  mes  illusions,  ni  mes 
désirs.  Je  ne  lui  avais  pas  fait  mes  confidences;  elle  ne  cherchait 
point  à  les  provoquer,  mais  sa  tristesse  habituelle  augmentait  chaque 
jour.  Je  surprenais  ses  yeux  attachés  sur  les  miens  avec  une  expres- 
sion de  crainte  douloureuse  qui  m'irritait  intérieurement  comme 
un  mauvais  présage.  Elle  éloignait  de  plus  en  plus  ses  visites  à 
madame  B***,  et  lorsqu'elle  parlait  d'elle  ou  de  sa  fille,  je  discernais 
dans  ses  discours  une  pointe  d'aigreur  qui  m'exaspérait.  Elle  s'ef- 
fcayait  du  changement  qui  se  faisait  en  moi,  de  mon  évident  désir  de 
liberté;  mais  elle  évitait  avec  soin  toute  discussion,  et  ne  protestait 
que  par  l'expression  troublée  de  son  doux  visage  contre  les  propos 
étranges  qui  m'échappaient  de  temps  en  temps.  Ce  silence  désappro- 


EDMOND.  9 

bateur  suffisait  pour  me  mettre  mal  à  mou  aise,  et  notre  intérieur,  si 
doux  autrefois,  était  tout  à  fait  gâté.  Mes  yisites  chez  le  colonel  en 
deyenaient  plus  fréc[uentes.  Je  ne  me  sentais  plus  yvne  que  près  de 
madame  B***  et  de  sa  fille.  Là,  mon  esprit  et  mon  cœur  trouvaient 
également  de  quoi  satisfaire  leurs  nouvelles  aspirations.' Sur  ces 
entrefaites,  le  jour  anniversaire  de  la  naissance  de  Yalentine  arriva. 
Elle  allait  avoir  quinze  ans.  Nous  étions  à  l'entrée  de  l'hiver; 
madame  B^  résolut  de  donner  un  grand  bal  à  cette  occasion. 

— Vous  y  viendrez,  Edmond,  me  dit-elle,  vous  êtes  d'âge  à  paraître 
dans  le  monde.  Il  est  temps  qu'on  vous  y  voie  et  que  votre  éducation 
se  fasse  autrement  que  dans  les  livres.  J'ose  à  peine  demander  à 
madame  votre  mère  de  vous  accompagner,  ce  serait  un  trop  grand 
sacrifice  pour  ses  habitudes  et  sa  tristesse  ordinaires  ;  mais  vous  n'êtes 
pas  une  jeune  fille,  vous  n'avez  nul  besoin  d'un  chaperon,  et  je  suis 
persuadée  qu'on  ne  peut  avoir  l'intention  de  vous  imposer  plus  long- 
temps un  genre  de  vie  incompatible  avec  votre  position. 

Je  ne  doute  point,  au  contraire,  que  ma  pauvre  mère  n'eût  préféré 
retarder  de  quelques  années  encore  mon  entrée  dans  un  monde  où 
j'arrivais  si  mal  préparé  de  cœur  et  d'esprit  ;  mais  quelles  que  fussent 
ses  intentions,  les  paroles  de  madame  B*^  décidèrent  la  chose  ;  la 
moindre  opposition  m'eut  peuirétre  jeté  en  révolte  ouverte.  Je  venais 
de  terminer  mes  classes,  je  me  croyais  le  droit  de  réclamer  mon  indé- 
pendance et  de  secouer  complètement  le  joug.  J'avais  bien  eu  autre- 
fois le  désir  de  choisir  une  carrière  et  de  continuer  par  des  études 
spéciales  l'instruction  plus  étendue  qu'approfondie  qu'on  rapporte  du 
collège  ;  mais  les  nouvelles  préoccupations  de  mon  esprit  me  ren- 
daient fort  impropre  au  travail,  et  j'avais  trouvé  moyen  d'arrêter 
toute  insistance  de  la  part  de  ma  mère  en  témoignant  un  entraî- 
nement très-vif  pour  l'état  militaire  ;  je  savais  qu'elle  le  détes- 
tait et  le  redoutait  également;  elle  désirait  me  voir  entrer  dans  la 
magistrature,  et  temporisait,  espérant  que  quelque  événement  imprévu 
me  ramènerait  à  ses  idées.  Je  lui  parlai  du  bal  du  colonel  B***,  en  lui 
annonçant  mon  intention  d'y  paraître,  et  je  fus  secrètement  fort 
contrarié  lorsque,  sans  faire  d'objections,  elle  me  dit  qu'elle  m'ac- 
compagnerait. Je  me  rappelai  les  paroles  de  madame  B***  sur  l'inuti- 
lité d'un  chaperon  pour  un  garçon  de  mon  âge,  et  j'essayai  de  con- 
vaincre ma  mère  que  nos  voisins  ne  désiraient  point  un  tel  sacrifice 
de  sa  part.  Elle  me  répondit  avec  un  triste  sourire  qu'elle  en  était 
persuadée,  et  ne  réclamerait  la  reconnaissance  de  personne;  mais  que, 


\0  EDMOND. 

pour  sa  propre  satisfaction,  elle  désirait  assister  à  mes  débats  dans 
le  grand  monde,  bien  certaine  d'être  largement  récompensée  de  l'ef- 
fort qu'elle  s'imposerait  par  le  plaisir  qu'elle  éprouTerait.  Mon  cœur 
ingrat  s'émut  un  instant  devant  cette  simple  et  profonde  tendresse, 
qui,  dégagée  de  tout  égoïsme,  trouvait  en  elle  seule  son  aliment  et 
son  bonheur;  j'eus  la  révélation  de  cette  grande  vérité  qui  brille 
parfois  au  milieu  même  des  ardeurs  de  la  passion  :  je  compris  que 
l'amour  dévoué,  inaltérable,  sans  bornes  de  l'àme  d'une  mère,  est  le 
premier  de  tous  les  amours. 

Lorsque  le  soir  du  bal  elle  entra  dans  le  salon  où  je  l'attendais, 
j'éprouvai  une  autre  impression  si  vive,  que  les  souvenirs  laissés 
dans  mon  esprit  par  ce  jour  funeste  n'ont  pu  réussir  à  l'effacer.  Je 
n^avais  jamais  vu  ma  mère  en  grande  toilette,  et  mes  yeux  enfantins 
étaient  jusqu'alors  demeurés  insensibles  à  sa  pénétrante  et  délicate 
beauté.  J'en  fus  frappé  alors,  et  pendant  que  je  lui  baisais  tendrement 
la  main,  que  je  la  conduisais  avec  un  orgueilleux  respect  appuyée 
sur  mon  bras,  je  me  demandais  tout  bas,  dans  une  sorte  d'effroi  secret, 
pourquoi  je  l'avais  toujours  vue  si  négligente  de  ses  charmes,  si  insou*» 
ciante  des  succès  qu'ils  lui  eussent  procurés.  Je  ne  comprenais  pas 
encore  ce  que  c'est  qu'un  cœur  brisé.  Nous  entrâmes.  Les  salons 
étaient  resplendissants  de  lumières  et  déjà  remplis  d'une  foule  élé- 
gante à  travers  laquelle,  jeune  et  inexpérimenté  que  j'étais,  j'eus 
beaucoup  de  peine  à  frayer  un  chemin  pour  ma  douce  compagne  qui 
m'encourageait  pourtant  tout  bas.  Le  colonel  vint  à  mon  secours;  il 
s'empressa  de  faire  asseoir  ma  mère,  et  la  voyant  bien  établie,  je  me 
trouvai  libre  d'aller  saluer  madame  B***  et  Valentine.  Celle-ci  était 
déjà  entourée  d'un  essaim  de  danseurs  en  habits  noirs  et  en  unifor- 
forme,  sollicitant  avec  un  égal  empressement  l'honneur  d'une  con- 
tredanse ou  la  faveur  plus  enviée  d'une  valse.  Valentine  avait  pour 
tous  le  même  accueil  diarmant  ;  elle  semblait  se  trouver  dans  son 
élément  naturel,  et  déployait  à  l'aise  ses  naïves  coquetteries.  Déjà 
stupéfait  de  son  aisance,  je  restai  confondu  en  la  voyant  faire  à  ces 
inconnus  les  mêmes  gracieuses  avances  que,  pauvre  fou  !  j'avais  cm 
réservées  à  moi  seul.  Cependant,  dès  qu'elle  m'aperçut,  elle  me  fit 
un  signe  amical  et  m'appela  par  mon  nom.  Le  cercle  de  ses  admira- 
teurs s'ouvrit,  et  je  m'avançai  jusqu^à  elle,  rouge  et  embarrassé,  au 
milieu  des  jeunes  gens  surpris. 

— Je  vous  attendais,  Edmond,  me  dit-elle  de  sa  voix  la  plus  cares- 
sante, mais  savez-vous  que  vous  arrivez  bien  tard  !  J'ai  eu  toutes  les 


EDMOND.  Il 

peines  du  monde  à  tous  garder  une  Taise,  c'est  la  cinquième,  n'allez 
pas  l'oublier. 

Je  m'inclinai  sans  répondre,  les  oreilles  me  tintaient,  je  ne  saTais 
que  dire.  Je  Taisais  fort  mal  ou  plutôt  je  ne  Taisais  pas  du  tout;  je 
sentais  que  je  ne  me  tirerais  pas  à  mon  honneur  de  cette  périlleuse 
épreuTe.  Mais  comment  refuser,  sous  les  yeux  de  mes  rivaux,  une 
distinction  qui  faisait  tant  de  jaloux?  D'aiUairs  Yalentine,  croyant 
sans  doute  avoir  satisfait  à  tout  ce  que  pouvait  réclamer  Famitié  la 
phis  exigeante,  ne  pensait  déjà  plus  à  moi .  Dans  ce  moment  le  pre* 
mier  accord  de  l'orchestre  se  fit  aiteodre.  Chaque  cavalier  courut 
chercher  sa  danseuse.  Yalentine  s'éloigna  au  bras  du  lieutenant- 
colonel  ;  je  me  retirai  pour  Caire  place  aux  couples  qui  envahis- 
Baient  le  salon,  mais  je  parvins  à  me  placer  tout  près  du  brave  offi- 
oer  qui  avait  dû  à  son  grade  l'honneur  d'ouvrir  le  bal  avec  made* 
moiselleB.  Je  n'étais  pas,  je  ne  pouvais  être  jaloux  cette  fois,  et  je 
jouissais' tranquillement  du  plaisir  d'admirer  l'aimable  fille  que  sa 
frakhe  toilette  de  bal  embellissait  encore.  Ma  mère  elle-même  parut 
frappée  de  la  charmante  figure,  de  la  grâce  adorable  de  ma  chère 
jeune  amie;  je  la  vis  se  lever  et  la  regarder  avec  un  sourire  de  plus 
en  plus  doux.  Mais  un  grand  jeune  homme  brun,  porteur  de  favoris 
épais  et  d'une  chevelure  luxuriante,  vint  s^établir  derrière  Yalentine, 
si  exactement  entre  elle  et  moi,  que  mademoiselle  B*^*  et  son  parte  « 
naire  lui-même  me  furent  caches,  et  j'eus  beau  faire  tous  mes  efforts, 
de  ce  moment  je  ne  pus  les  apercevoir  que  par  instants  et  comme  à  la 
dérobée.  Le  quadrille  finit;  une  valse  y  succéda.  Je  vis  Yalentine 
tout  au  plaisir,  emportée  dans  le  tourbillon,  voltiger  autour  du  salon, 
soutenue,  guidée,  entraînée  par  un  autre  que  moi,  et  quoique  chacun 
de  ses  danseurs  m'inspirât  un  sentiment  de  méfiance  et  d'envie, 
ipioique  je  me  sentisse  oublié  par  elle,  je  me  disais  qu'elle  cédait  à 
un  enivrement  irréfléchi,  qu'aucun  autre  du  moins  ne  me  rempla- 
çait dans  son  oceur,  et  cela  me  ccmsolait.  Peu  à  peu,  cette  conviction 
devint  moins  forte;  une  sourde  inquiétude  commença  à  me  troubler. 
U  me  sembla  que  je  ne  lisais  plus  seulement  sur  le  visage  de  Yalentine 
le  joyeux  entrain,  la  vive  gaieté  de  la  jeunesse.  Je  la  vis  lancer  ces 
regards  dont  je  connaissais  trop  bien  la  puissance.  Tout  en  valsant, 
je  l'entendis  parler  à  son  danseur,  lui  murmurer  des  mots  entre- 
coupés dont  je  ne  pouvais  saisir  le  sens,  mais  qu'il  écoutait  avide- 
ment, et  j'éprouvai  un  supjdice  jusqu'alors  inconnu.  Ce  grand  jeune 
homme  surtout  qui  déjà  s'était  placé  entre  nous  m'inspirait  une  viTe 


12  EDMOND. 

irritation  et  comme  un  pressentiment  haineux.  Je  le  connaisssais  de 
nom  et  de  vue,  nous  étions  même  parents  éloignés.  Il  était  riche,  il 
appartenait  à  une  bonne  famille,  menait  grand  train,  brillait  sur  le 
turf  et  parmi  les  plus  déterminés  sportsmen  de  la  ville.  U  se  nom- 
mait Henri  de  Sermaises. 

Complètement  subjugué  ce  soir  par  les  charmes  de  Yalentine,  il 
la  suivait  partout,  ne  la  quittait  pas  des  yeux,  lui  parlait  dans  Tinter- 
valle  des  danses,  et  la  folle  enfant,  comprenant  l'impression  qu'elle 
produisait,  l'augmentait  par  les  agaceries  qu'elle  se  plaisait  à  prodi* 
guer.  On  arriva  à  la  cinquième  valse.  C'était  l'instant  redouté  et 
désiré  par  moi.  J'allais  danser  avec  Yalentine,  me  rapprocher  d'elle, 
lui  parler,  oublier  pour  un  instant  mes  inquiétudes  douloureuses, 
m'assurer  peut-être  de  leur  peu  de  fondement;  mon  cœur  battait 
d'impatience  et  d'anxiété,  et  pourtant,  lorsque  je  dus  m'avancer  pour 
aller  réclamer  la  promesse  qui  m'avait  été  faite,  je  fus  pris  d'une 
insurmontable  timidité.  J'avais  eu  l'idée  de  m'essayer  avec  quelque 
autre  avant  d'aborder  la  jolie  valseuse  que  tous  admiraient  ;  puis, 
absorbé  par  mes  pensées  anxieuses,  je  n'avais  pu  me  décider  à  la 
perdre  de  vue  un  seul  instant.  Je  me  sentais  fort  mal  préparé,  et 
mon  émotion  augmentait  ma  gaucherie.  J'hésitais  donc,  et  en  vérité 
je  ne  sais  si  j'aurais  eu  le  courage  de  revendiquer  mon  droit,  lorsque 
je  vis  Henri  de  Sermaises  se  diriger  vers  moi  d'un  air  empressé. 

—  Mon  cher  ami,  me  dit-il  avec  une  familiarité  qu'autorisaient 
peut-être  ma  jeunesse  et  notre  parenté,  mais  qui  me  déplut  souve- 
rainement, je  vous  ai  observé  toute  la  soirée,  tous  n'avez  pas  du  tout 
dansé,  j'en  conclus  que  tous  n'aimez  guère  cet  exercice,  ou  que  vous 
n'y  êtes  pas  fort  habile.  S'il  en  est  ainsi,  cédez-moi,  je  vous  en  prie, 
la  valse  que  mademoiselle  B^  vous  a  promise,  je  vous  en  serai  on  ne 
peut  plus  reconnaissant.  Cette  requête  inattendue  m'exaspéra;  je 
répondis  avec  une  sécheresse  presque  impertinente  que  je  n'avais 
nullement  l'intention  de  céder  un  bonheur  auquel  plus  que  personne 
j'attachais  un  grand  prix,  et  je  courus  à  la  recherche  de  Yalentine. 
Elle  m'accueillit  avec  un  air  affectueux,  un  peu  distrait  toutefois, 
appuya  sa  main  sur  mon  bras  tremblant,  et  nous  commençâmes  à 
valser.  Mais  l'irritation  qui  m'avait  soutenu  pendant  les  premiers 
moments  ne  tarda  pas  à  faire  place  au  sentiment  de  mon  incapacité. 
Je  me  décourageai,  je  m'embrouillai,  je  perdis  la  mesure,  et  je  finis 
par  m'arrêter  malgré  la  bonne  volonté  et  les  encouragements  de  ma 
jolie  danseuse. 


EDlftOND.  13 

—  Vous  ne  sayez  donc  pas  du  tout  yalser  ?  me  dit-elle,  lorsque,  pâle 
d'humiliation,  essoufflé  et  désolé,  je  retirai  le  bras  qui  entourait  sa 
taille  flexible,  et  je  demeurai  immobile  auprès  d  elle.  Pourquoi  ne 
me  ravoir  pas  dit  tout  de  suite?  Je  tous  aurais  donné  une  contre- 
danse. 

Avant  que  j'eusse  pu  répondre,  la  voix  de  Henri  de  Sermaises  se  fit 
entendre.  Je  ne  sais  comment  il  était  parvenu  à  nous  suivre,  mais  il 
se  trouvait  près  de  nous,  et  prit  la  parole  à  ma  place. 

—  Je  crois,  dit-il,  que  mon  cousin  est  soufirant,  et  incapable  de 
continuer  à  valser.  Permettez-moi  de  vous  remplacer,  mon  cher 
Edmond  ;  je  n'hésiterais  pas  à  vous  démander  un  pareil  service  s'il  me 
devenait  nécessaire. 

—  Monsieur  de  Sermaises  a  raison,  répondit  promptement  Yalen- 
tine;  reposez-vous,  Edmond,  je  vais  achever  la  valse  avec  votre  cousin. 

Elle  posa  sa  main  sur  l'épaule  de  Henri,  dont  le  bras  remplaça  le 
mien  autour  de  sa  taille,  et  tous  deux  étaient  loin  déjà,  lorsque  je 
revins  à  moi  assez  pour  comprendre  clairement  ce  qui  s'était  passé. 

Ce  fut  alors,  je  m'en  souviens,  que  pour  la  première  fois  je  sentis 
les  atteintes  de  cette  haine  qui  devait  se  développer  dans  mon  cœur 
parallèlement  à  mon  malheureux  amour,  et  le  dépasser  peut-être  un 
jour  en  profondeur  et  en  intensité.  Cet  incident,  futile  en  apparence, 
qui  n'avait  eu  que  pour  moi  seul  toute  sa  signification,  puisque  Henri 
n'avait  pas  laissé  percer  la  moindre  intention  ironique  ou  malveil- 
lante, m'ouvrait  des  vues  sinistres  sur  l'avenir,  et  je  sentais  s'agiter 
confusément  dans  mon  âme  toutes  les  douleurs  destinées  à  la  torturer 
plus  tard.  Ma  physionomie  était  tellement  bouleversée  lorsque  je  me 
retirai  en  chancelant  du  cercle  des  danseurs,  que  madame  B***  put, 
sans  être  soupçonnée  d'aifectation,  témoigner  une  vive  inquiétude 
sur  l'état  de  souffrance  où  elle  me  supposait.  Cependant  j'ai  toujours 
cru  qu'elle  avait  au  moins  fort  exagéré  ses  inquiétudes  à  mon  égard, 
afin  de  prévenir,  en  s'interposant  ainsi,  une  querelle  entre  moi  et 
Henri  de  Sermaises.  Placée  fort  près  de  nous  pendant  la  scène  qui 
précède,  elle  avait  pu  la  suivre  dans  tous  ses  détails,  et  elle  eût  proba- 
blement été  désolée  d'un  éclat  qui,  en  compromettant  sa  fille,  eût 
détruit  les  projets  qu'elle  formait  peut-être  déjà. 

Quoi  qu'il  en  soit,  elle  s'approcha  de  moi,  me  prit  le  bras,  me  fit 
sortir  du  salon ,  me  conduisit  dans  une  chambro ,  comparativement 
déserte,  m'y  fit  servir  un  verro  d'eau ,  ouvrit  une  fenêtre  et  ne  me 
permit  de  rentrer  au  salon  que  lorsqu'elle  me  crut  tout  à  fait  calme 


f4  EDMOND. 

j^ysiquement  et  moralement.  Et  je  Tétais  en  vérité.  A  ma  première 
émotion  de  colère  une  sorte  d'accablement  avait  soeoédé.  Je  me  troo* 
vais  ridicale ,  gauche,  abenrde,  et  je  craignais  d'attirer  sur  moi  Tat-» 
tention  ironique  du  monde.  J'allai  m'asseoir  près  de  ma  mère  et  j'y 
restai  plongé  dans  mes  amères  pensées,  regardant,  sans  les  voir,  tes 
groupes  qui  passaient  et  repassaient  devant  moi,  et  ne  dbtinguant  au 
milieu  de  ce  tourbiU(Hi  que  deux  personnes  qui  me  semblaient  ne 
jamais  se  séparer:  Henri  de  Sermaises  etValentine.  Cellen^i  vint,  d'un 
air  affectueusement  inquiet,  s'informer  de  ma  santé;  elle  paraissait 
croire  véritablement  que  j'avais  été  saisi  d'une  souffrance  subite. 
Ma  mère  seule  ne  partageait  pdts  l'inquiétude  inéelle  ou  affectée  de 
mes  amis  ;  car  je  n'apercevais  point  au  milieu  des  regards  de  corn- 
passion  qu'elle  tournait  vers  moi  les  mrândres  traces  de  cet  effroi 
que  mes  plus  faibles  indispositions  faisaient  d'ordinaire  naître  dans 
son  cœur.  Elle  resta  avec  moi  jusqu'à  la  fin  du  bal  et  lorsque ,  rentrés 
enfin  dans  notre  sombre  appartement,  elle  me  quitta  à  la  porte  de 
ma  chambre,  j'entendis  un  profond  soupir  succéder  au  baiser  cares* 
sant  qu'elle  avait  déposé  sur  mon  fix)nt. 

Ce  que  furent  pour  moi  les  heures  qui  s'écoulèrent  jusqu'au  jour, 
je  ne  le  dirai  pas.  J'ai  tant  de  douloureux  moments  à  raconter  qu'il 
est  inutile  de  m'appesantir  sur  chacun  d'eux.  Et  pourtant,  cette 
première  nuit  de  souffrance  se  détache  encore  dans  ma  mémoire 
avec  un  relief  étrange.  Chaque  pas  fait  sur  le  terrain  inconnu 
de  la  vie,  chaque  voile  déchiré  entre  nous  et  l'avenir  imprime 
à  notre  àme  une  commotion  dont  elle  garde  à  jamais  la  trace. 
La  blessure  que  nous  recevons  alors  peut  saigner  et  s'élargir 
sous  des  coups  répétés,  mais  l'instant  qui  nous  l'a  faite  reste  marqué 
d'une  empreinte  plus  douloureusement  sanglante.  Ce  fut  bien 
de  ce  moment  en  effet  que  data  la  fin  de  noon  rapide  bonheur  et 
le  commencement  de  mes  épreuves.  Mes  visites  chez  le  colonel  B**' 
devinrent  plus  courtes,  plus  rares,  et,  sans  m'en  rendre  bien  claire- 
ment compte,  je  sentis  que  les  manières  de  madame  B**"  à  mon 
égard  se  modifiaient  chaque  jour.  Au  lieu  de  se  plaire  comme  autre- 
fois à  causer  avec  moi  arts  et  littérature,  à  me  dévoiler  les  mystères 
de  la  vie  du  monde ,  à  me  pousser  vers  l'oisiveté  élégante  des  jeunes 
gens  démon  âge,  ses  conseils  devenaient  singulièrement  austères. 
Elle  arrêtait  toute  excursion  tentée  par  moi  sur  Tancien  terrain  de 
nos  causeries,  me  renvoyait  sans  pitié  à  mes  livres,  à  mes  études,  et 
me  vantait  maintenant  la  carrière  de  la  magistrature  avec  autant  de 


EDMOND.  15 

persistance  qu'elle  en  avait  mis  autrefois  à  m*en  éloigner.  Je  ne  pou- 
vais dire  que  Yaleniine  fût  changée  envers  moi,  elle  me  permettait 
les  mêmes  expressions  d'ardente  tendresse,  elle  y  répondait  de  la 
même  façon  ;  elle  riait  avec  moi  des  jeunes  gens  qu  elle  rencontrait 
dans  le  monde ,  et  n'épargnait  pas  Henri  de  Sermaises  plus  que  les 
autres.  Mais  je  savais.désormais  que  ses  doux  regards,  ses  innocentes 
malices,  ses  sourires  enivrants  ne  m'appartenaient  pas  exclusive- 
ment, et  chaque  soir,  lorsque  j'entendais  s'éloigner  la  voilure  qui 
conduisait  madame  B***  et  sa  fille  à  Fune  des  nombreuses  soirées 
dont  le  bal  du  colonel  avait  ouvert  l'inépuisable  série,  je  soupirais  de 
rage  en  pensant  à  tout  ce  qui  se  passait  dans  ces  brillants  salons  où 
je  ne  pouvais  plus  surveiller  mon  fragile  trésor.  Les  souvenirs  de 
mon  premier  bal  me  dégoûtaient  du  monde,  et  personne  ne  m'en- 
courageait désormais  à  y  reparaître.  Je  restais  donc  dans  ma  chambre 
entouré  de  mes  livres,  de  mes  papiers,  feignant  de  travailler  pour 
expliquer  du  moins  une  solitude  qui  me  permettait  de  me  livrer 
sans  contrainte  à  mes  jalouses  anxiétés.  Mais  ma  mère  ne  s'y  trom- 
pait pas  et  ne  semblait  fonder  aucun  espoir  sur  ce  travail  en  appa- 
rence si  persévérant.  L'hiver  se  passa  ainsi.  Au  commencement  du 
printemps,  madame  B***   loua  tout  près  de  la  ville  une  petite 
maison  de  campagne,  et  alla  s'y  établir.  Elle  m'engagea  à  venir 
l'y  voir,  mais  seulement  lorsque  je  le  pourrais,  sans  nuire  à 
mes  travaux.  Je  ne  pus  m'empècher  de  remarquer  sa  froideur, 
mais  pendant  qu'elle  me  parlait  je  tenais  la  main  de  Yaleniine;  cette 
chère  main,  loin  de  chercher  à  se  dérober  à  la  mienne,  la  pressait 
doucement,  et  je  m'imaginais  voir  briller  des  larmes  sous  les  pau- 
pières baissées  de  ma  jeune  amie.  Ces  marques  d'affection  me  don- 
nèrent du  courage.  D'ailleurs  je  n'étais  pas  fâché  de  voir  Yaleniine 
s'éloigner  pour  quelque  temps  du  monde,  et  surtout  de  l'essaim 
de  ses  adorateurs.  Quelque  retiré  que  j'eusse  vécu,  j'avais  entendu 
parler  de  ses  succès.  Ma  mère  y  avait  fait  allusion  deux  ou  trois  fois 
mais,  en  voyant  l'impression  qu'elle  me  causait,  et  mon  empresse- 
ment à  détourner  la  conversation ,  elle  n'avait  pas  insisté.  Cependant 
je  savais  qu'on  désignait  des  prétendants  sérieux  à  la  main  de  made- 
moiselle B***,  et  que  parmi  eux  on  comptait  Henri  de  Sermaises. 
L'extrême  jeunesse  de  Yaleniine  me  rassurait  ;  je  mettais  ces  bruits 
sur  le  compte  des  commérages  habituels  à  la  province,  et  puis  j'avais 
foi  encore  en  celle  à  qui  l'avais  donné  mon  cœur.  Je  jouis  donc  d'un 
intervalle  de  tranquillité  entre  le  moment  où  madame  B*'*  quitta  la 


16  EDMOND. 

Tille  et  celui  où  j'allai  lui  faire  la  visite  qu'elle  avait  autorisée.  Elle 
était  à  la  campagne  depuis  un  mois  déjà,  mais  elle  m'avait  fait  un  si 
long  détail  des  courses  et  des  visites  qu'elle  projetait  dans  les  envi- 
rons, que  je  n'avais  pas  osé  me  présenter  plus  tôt  chez  elle  de  peur 
de  ne  pas  la  rencontrer.  Le  cœur  me  tressaillait  de  joie  lorsque,  quit- 
tant la  grande  route,  je  tournai  dans  l'avenue  qui  conduisait  à  la 
petite  villa  occupée  par  madame  B***.  Le  soleil  brillait  gaiement, 
l'air  me  semblait  tout  parfumé ,  et  la  situation  de  la  maison ,  déjà 
jolie  par  elle-même,  me  parut  ravissante.  Madame  B***  m'accueillit 
avec  bonté  et  me  retint  même  à  dîner,  quoique  par  discrétion  je  m'en 
fusse  défendu  d'abord  en  alléguant  un  travail  pressé.  Yalentine  rougit 
à  ma  vue,  elle  laissa  percer  un  léger  embarras;  mais  mon  humeur 
était  si  joyeuse ,  le  bonheur  que  j'éprouvais  à  la  revoir  débordait  tel-< 
lement  en  folle  gaieté  et  en  intarissable  babil ,  que  peu  à  peu  toute 
autre  impression  fut  effacée  par  l'entrain  du  moment.  Madame  B^^ 
subit  comme  nous  cette  influence,  son  capricieux  esprit  rompit  encore 
une  fois  ses  digues  et  sema  notre  conversation  de  ses  charmantes , 
quoique  étranges  saillies.  Je  me  promenai  dans  les  jardins ,  sur  les 
coteaux ,  dans  les  bois ,  avec  Yalentine  ;  nous  échangeâmes  des  fleurs 
et  ces  paroles  tendres  que  je  prenais  pour  des  serments.  Enfin  je  fus 
heureux  tout  le  jour,  sans  trouble  et  sans  arrière-pensée.  J'aur^s 
volontiers  prolongé  ma  visite  jusqu'à  la  nuit  ;  mais  au  moment  où 
nous  sortions  de  table  on  vint  m'avertir  que  mon  cheval  m'attendait, 
et  madame  B^**,  reprenant  sa  gravité ,  déclara  qu'elle  serait  désolée 
de  mériter  les  reproches  de  ma  mère  en  faisant  tort  à  mes  études. 
Force  me  fut  donc  de  prendre  congé. 

Je  m'en  allais  au  plus  petit  pas  de  mon  humble  monture ,  l'esprit 
tout  ému  encore  du  bonheur  que  j'avais  goûté ,  calme  et  rassuré  pour 
l'avenir,  et  pensant  déjà  à  ma  prochaine  visite,  lorsque  le  bruit  d'une 
voiture  et  le  cri  d'avertissement  de  celui  qui  la  conduisait  me  tirè- 
rent de  mes  heureuses  préoccupations.  Je  levai  la  tête  en  faisant  faire 
à  mon  cheval  un  brusque  mouvement  pour  éviter  l'élégant  tilbury 
qui  me  froissa  presque  en  passant ,  et  je  reconnus  Henri  de  Ser- 
maises.  Il  me  salua,  jeta  un  coup  d'œil  de  pitié  accompagné  d'un  demi- 
•  sourire  ironique  sur  mon  pauvre  locatis  et  tourna  dans  l'avenue  de 
la  maison  que  je  venais  de  quitter.  Cette  rencontre  dissipa  d'un  seul 
coup  tous  mes  charmants  rêves.  Jaloux,  troublé,  inquiet,  je  fus  sur 
le  point  de  retourner  sur  mes  pas  afin  d'assister  à  la  réception  qui 
attendait  Henri  de  Sermaises.  Je  n'osai  toutefois  et  je  continuai  mon 


EDMOND.  17 

chemin  vers  la  yille  en  repassant  dans  ma  mémoire  les  mille  petits 
incidents  de  la  journée  qui  venait  de  s'écouler.  Mais  la  vue  de  Henri 
avait  comme  rompu  le  charme  de  mes  souvenirs.  Tout  pour  moi 
prenait  maintenant  une  autre  signification ,  et  Taccueil  ému  de 
Yalentine,  et  sa  rougeur  fugitive,  ses  réponses  hésitantes ,  sa  timi- 
dité inquiète  et  surtout  Fempressement  de  madame  B***  à  me  faire 
partir.  J'arrivai  chez  ma  mère  dévoré  par  une  angoisse  secrète  que 
j'essayai  en  vain  de  lui  cacher.  Gomme  d'habitude,  elle  s'abstint  de 
m'interroger  ;  mais  trois  jours  après,  je  la  vis  entrer  dans  ma  chambre 
une  lettre  ouverte  à  la  main.  Elle  était  très-pâle  ;  il  y  avait  sur  son 
front  soucieux,  lorsqu'elle  se  pencha  sur  moi,  une  expression 
anxieuse  qui  touchait  presque  à  la  terreur.  Elle  s'approcha,  me 
baisa  au  front,  et  s'assit  à  mes  côtés. 

—  Mon  cher  enfant,  me  dit-elle ,  j'ai  reçu  hier  une  nouvelle  qui 
te  causera,  je  le  crains,  une  vive  impression.  J'aurais  voulu  tarder 
encore  à  te  la  communiquer,  mais  elle  va  probablement  être  connue 
dans  la  ville,  et  tu  risquerais  de  l'apprendre  d'une  façon  qui  te  la 
rendrait  plus  pénible.  Cette  lettre  est  de  madame  B*^.  Elle  a  jugé  à 
propos  de  m'écrire  pour  m'annoncer  le  mariage  de  sa  fille  Yalentine 
avec  notre  cousin  Henri  de  Sermaises. 

n  m'est  impossible  de  me  rappeler  d'une  manière  distincte  ce  que 
j'éprouvai  dans  ce  moment.  Un  coup  violent,  qui  m'eût  étourdi  et 
laissé  pour  quelques  minutes  sans  voix  ni  sentiment,  est  peut-être  la 
seule  comparaison  qui  puisse  donner  une  faible  idée  de  l'état  où  me 
jeta  cette  terrible  nouvelle.  Je  chancelai  apparemment  sur  ma  chaise, 
car  ma  mère  poussa  un  faible  cri  et  m'entoura  de  ses  bras  pour  me 
soutenir;  mais  je  ne  parlai  pas,  et  je  parcourus  machinalement  deux 
ou  trois  fois  la  lettre  posée  devant  moi  sur  la  table.  Mon  nom,  répété 
dans  plusieurs  lignes,  attira  mon  attention.  Madame  B***  espérait, 
disait-elle ,  que  j'assisterais  à  la  cérémonie  qui  devait  avoir  lieu  pro- 
chainement. La  date  y  était;  je  me  penchai  pour  la  mieux  voir; 
quelques  semaines  nous  séparaient  seulement  du  jour  désigné.  Je 
croisai  les  bras  sur  la  table,  j'y  posai  ma  tête  endolorie,  et  je  demeu- 
rai ainsi  immobile  et  complètement  insensible  aux  efibrts  de 
ma  mère  pour  me  tirer  de  cette  étrange  torpeur  qui  l'efirayait. 
Elle  m'a  dit  depuis  que  des  gémissements  profonds ,  des  sanglots 
étouffés  s'échappaient  de  ma  poitrine.  Pour  moi,  je  n'en  avais  pais 
conscience,  et  je  n'en  garde  aucun  souvenir.  La  première  pensée  qui 
se  fit  jour  au  milieu  des  ténèbres  de  mon  intelligence  fut  une  sourde 

Tome  XI.  —  4  i  «  LiTraisoa.  2 


^    I 


18  BOHORBl 

mcrédiilité,  qaaxà  aw  Ufcve  cofisentetneBi  de  Yalentine,  et  celle- kKe 
ne  fut  pas  |4utôt  tonbée  daas  mon  esprit  que  je  touIus  la  regarder 
comme  une  parfaite  certitude.  Je  sentais  encore  la  moite  impression 
de  la  main  de  Yaleutine  sur  mes  lèpres ,  je  voyais  son  dernier  soi»- 
rire  tendre,  j'entendais  son  rire  moteur  en  me  parlant  d*HcBrL  II 
itaM  clair  qn'on  violentait  ses  inclinations,  qn'cm  la  forçait  à  &ire  un 
mariage  odieux.  Je  relevai  la  tête,  et,  les  joues  en  feu,  Tcsil  allumé, 
jie  commençai  à  protester  avec  emportement  contre  cet  abus  du  pour- 
voir paternel.  Pour  h  première  Sois,  je  me  montrais  tel  que  j'étais 
aux  yeux  de  ma  pauvre  mère  qui  m*écoutaît  avec  consternation.  Elle 
aperçut  al(H*s  dans  toute  son  étendue  la  plaie  incurable  de  nson 
cœur.  Elle  vit  qu'enfant  «ocore,  selon  les  idées  du  monde,  pour 
rage  et  la  raison,  cette  terrible  passion  me  rendait  mûr  pour  la 
douleur,  et  que  je  pouvais  souffrir  avec  une  intensité  dont  son  âme 
seule  peutr-étre  avait  Tamère  expérience.  Elle  chercha  à  me  calmer; 
mais  elle  n'eut  pas  le  courage  de  combattre  énergiquement  Tillusion 
qu'elle  voyait  s'enraciner  en  moi,  et  à  laquelle  je  devais  une  force  pas- 
sagère. U  me  fat  donc  permis  de  diemeurer  dans  mon  erreur.  La 
pensée  de  l'infidélité,  de  Valentine,  de  son  indifférence,  m'était  si 
intolérable,  que  je  repoussais  avec  désespoir  tout  ce  qui  pouvait  m'y 
ramener.  Dans  mon  égoïsme  naïf,  je  préférais  croire  celle  que  j'ai- 
mais malheureuse  comme  moi,  qu'heureuse  sans  moi,  et  lorsque  le 
earactère  de  madame  B***,  la  facile  bonté  du  colonel  se  représentaient 
à  ma  mémoire,  protestant  de  toute  la  force  de  mes  souvenirs  contre 
le  despotisme  que  je  leur  attribuais ,  j'y  voyais  seulement  k.  chance 
romanesque  d'une  rupture  pour  l'union  à  laquelle  ils  n'auraient  pas 
le  courage  de  condamner  irrévocablement  leur  fille.  Ma  jeune  ima- 
gination m'aida  ainsi,  en  se  nourrissant  de  ces  folles  espérances,  à 
supporter  le  temps  qui  nous  séparait  Picore  du  jour  fatal.  J'attendais 
d'heure  en  heure,  de  semaine  en  semaine,  cet  événement  bizarre, 
imprévu,,  que  la  jeunesse,  rebelle  au  malheur,  croit  toujours  devoir 
venir  au  dernier  moment  s'interposer  entre  lui  et  elle  ;  et  pourtant 
}'avais  sans  doute  au  fond  de  l'ame  une  conviction  toute  contraire 
à  celle  que  j'essayais  de-  m'imposer,  car  je  n'eus  pas  une  seule  fois 
Vidée  de  tenter  une  démarche  déeisive  pour  éclaîrcir  la  situation, 
d'écrire  à  Valentine,  de  voir  madame  B***,  ou  même  de  lui  faire  par- 
ler par  ma  mère;  non,  j^'attendais,  je  soafibais^  j'espérais  je  ne  sais 
4fum.  J'ignore  si  ma  mère  devina  dairement  ce  qui  se  passait  en  moi, 
ou  si  elle  craignit  de  me  Trâr  sortir  au  dernier  moment,  par  une 


EDMONIX  19 

cqplorâra  kTésisCi)l«v  àê  Fatoiiie  où  j'étais  tombé*  EHe  m^eiigag«a  à 
qidtler  la  TiDe,  à  wyager,  à  visiter  Paris,  l'Italie,  l'Angletecre,  <pie 
sais-je  ?  flontenx  d'ayoïier  le  fol  espair  sur  lequel  je  vivais,  je  eaof- 
sentis  à  m'éloigner;  mais  quand  il  s'agit  de  fixer  la  date  précise  de 
non  départ,  je  parvins,  à  force  de  t^giversations,  de  refus,  d'hési- 
talioBS,  à  la  hire  reculer  jusqu'après  le  mariage  de  Yalestine.  J*at- 
tendb  donc  encore,  j'attendis  toujours,  et,  à  f  ennemi  que  j*ai  le  pius 
hai,  je  n'aurai»  souhaité  dans  ma  vengeance  qu'une  attente  semblable, 
prolongée  d'heure  en  heure,  et  s'élevant,  à  la  fin,  à  la  hauteur  d'une 
véritable  tortore.  Caché  derrière  mes  rideaux  fermés,  je  surveillais 
le»  dlées  et  venues  incessantef  des^  domestiques  et  des  amis  affairés* 
n  7  eut  une  sohée  la  veille  du  mariage.  A  la  lueur  des  lampions  ^i 
îllnroinaient  la  fisiçade  de  notre  maison,  je  vis  entrer  Henri  de  Ser- 
maises  et  sa  famille,  puis  de  nombi^ux  invites,  et,  durant  ma  dou-* 
kureuse  nuit  d'insomnie,  j'entendis  rouler  les  voitures  qui  les 
emmenaient.  Le  lendemain  matin  encore,  j'aperçus  Henri;  il  reve^ 
nait  chercher  sa  fiancée,  sa  femme  dans  peu  d'iostants;  c'était  hii  que 
je  voulais  voir,  lui  que  mes  regards  ne  quittaient  pas,  quoique  sa  vue 
me  fit  courir,  à  chaque  fois,  comme  un  glacial  frison  de  haine  dans 
les  veines.  Bientôt,  un  mouvement  dans  la  foule  annonça  Valentine. 
Un  nuage  passa  sur  mes  yeux,  et,  cependant,  rien  n'est  plus  distinct 
à  mcm  esprit  que  sa  blanche  toilette  et  son  adorable  figure.  Elle  ne 
tourna  pas  la  tete  vers  la  fenêtre  d'où  je  la  contemplais  avec  déses^ 
poir.  Elle  monta  en  voiture.  Sa  mère  la  suivit,  puis  son  père.  Henri 
s'élança  dans  son  coupé,  les  chevaux  partirent  au  grand  trot,  et  tout 
disparut.  Je  ne  sais  ce  que  je  devins  d'abord,  mais  je  me  retrouvai 
quelques  instants  après  la  tête  appuyée  sur  mon  lit,  plongé  dans  mes 
oreillers ,  et  versant  encore  une  fois  ces  abondantes  larmes ,  soulage- 
ment inappréciable  de  Fenfance  et  de  la  fiiiblesse ,  que  l'orgueil  plus 
tard  refuse  aux  hommes.  Puis,  tout  à  coup,  mon  cœur  bondit;  je 
courus  à  ma  fenêtre;  j'avais  perdu  toute  faculté  de  calculer  le  temps; 
j'entendais  revenir  les  voitures,  et  il  me  semblait  que  c'était  trop  tôt 
pflfur  qu'un  incident  quelconque  ne  fût  pas  venu  troubler  l'ordre  des 
cérémonies.  Je  ne  sais,  dans  le  court  instant  que  je  mis  à  entr'ou* 
vrîr  mon  rideau,  quel  monde  de  pensées  et  d'espérances  traversa 
mon  cerveau,  mais  un  coup  d'œil  suffit  pour  tes  foire  rentrer  dans  le 
néant.  Je  vis  Henri  de  Sermaises  descendre  de  sa  voiture,  il  offrit  k 
main  à  Yalentine,  qui  s'appuya  sur  lui  en  rougissant;  ils  étaient 
mariés,  tout  était  fini  pour  moi. 


20  EDMOND. 

Je  partis  le  soir  même,  comme  c'était  convenu.  J'allai  à  Paris,  j'y 
passai  plusieurs  mois,  puis  je  visitai  l'Italie;  je  séjournai  à  Florence, 
à  Rome,  à  Venise,  j'y  fis  des  connaissances  agréables,  je  pris  part  à 
tous  les  plaisirs  de  la  vie  mondaine ,  je  tâchai  même  de  m'intéresser 
aux  choses  sérieuses  de  l'histoire,  de  l'art,  de  la  politique.  J'écrivais 
régulièrement  à  ma  mère,  et  je  retrouverais,  s'il  était  nécessaire, 
dans  ces  lettres  qu'elle  a  gardées  sans  doute,  l'histoire  de  ces  impres- 
sions de  surface  pour  lesquelles  j'aurais  voulu  vivre  désormais. 
Mais  à  quoi  bon?  Pourquoi  chercherais-je  à  fixer  le  souvenir  de  ces 
jours  d'ennui  et  d'efforts  incessants  où  j'essayai  d'exister,  de  jouir, 
de  sentir  en  dehors  de  mon  cœur  et  de  mes  sentiments  intimes? 
Pressé  entre  deux  périodes  de  profonde  douleur,  ce  temps  m'apparaît 
maintenant  pâle  et  comme  eifacé  parmi  le  petit  nombre  d'années 
que  j'ai  vécu.  Cependant  l'absence,-  le  voyage,  la  distraction  forcée  des 
yeux  et  de  l'esprit  semblaient  avoir  produit  sur  moi  un  efiet  salu- 
taire: je  paraissais  plus  fort,  j'avais  refoulé  au  fond  de  mon- cœur  ma 
passion  et  mes  soufifrances,  et  je  réussissais  à  les  cacher  à  tous^  à  me 
faire  parfois  illusion  à  moi-même.  Enfin,  je  voulais  me  croire  guéri, 
et  lorsque,  après  dix-huit  mois  d'absence  et  de  voyages,  je  me  sen- 
tis saisi  par  un  désir  passionné  de  revoir  la  France,  ma  ville  natale, 
ma  vieille  rue  sombre,  et  cette  maison  où  j'avais  tant  souffert,  je 
nommai  ces  aspirations  irrésistibles  le  mal  du  pays,  et  je  partis.  Ma 
mère  s'était  retirée  à  la  campagne,  sans  doute  afin  de  pourvoir,  à 
force  d'économie,  aux  dépenses  qu'exigeait  ma  vie  errante.  Je  me 
rendis  d'abord  directement  chez  elle,  et  j'eus,  du  moins,  la  joie  d'ap- 
porter un  grand  bonheur  à  son  cœur  si  tendre.  Elle  fut  heureuse  de 
me  voir,  heureuse  des  changements  qui  s'étaient  faits  en  moi.  Je  ne 
sais  s'ils  étaient  tous  fort  à  mon  avantage;  son  œil  maternel  les  jugeait 
ainsi.  La  gaieté  que  je  montrais  en  toute  occasion,  et  qui  animait  mes 
récits,  calmait  toutes  ses  appréhensions,  et  elle  se  félicitait  du  courage 
avec  lequel  elle  m'avait  envoyé  au  loin  chercher  le  remède  à  mes 
souffrances. 

Cependant,  ni  l'un  ni  l'autre  nous  n'osâmes  parler  du  passé, 
et  le  nom  de  Valentine  ne  fut  pas  prononcé  entre  nous.  Je  sa- 
vais, du  reste,  que  le  colonel  B***,  nommé  général,  ayant  été 
envoyé  dans  une  autre  province,  Valentine  avait  dû  se  séparer 
de  ses  parents.  M.  et  madame  de  Sermaises  habitaient  un  joli 
hôtel  situé  dans  le  plus  beau  quartier  de  la  ville,  et  je  ne  crai- 
gnais pas  de  les  rencontrer  en  reprenant  possession  de  notre  ancien 


EDMOND.  2i 

logement,  que  ma  mère  avait  conservé,  et  qui  restait  toujours 
à  ma  disposition.  Je  partis  donc  pour  ***,  après  quelques  semaines  de 
séjour  à  la  campagne.  Des  affaires  importantes  exigeaient  ma  pré- 
sence; mais,  au  fond,  ce  n'étaient  pas  elles  qui  m'entraînaient  dans 
ce  lieu  vers  lequel  je  me  sentais  fatalement  attiré.  Quoi  qu'il  en  soit, 
j'arrivai  à  la  ville  par  une  belle  et  chaude  après-midi  de  juin.  Je  me 
fis  ouvrir  notre  appartement,  et  j'y  rentrai  seul.  L'air  était  lourd, 
presque  brûlant  au  dehors,  et  ces  chambres  inhabitées  me  semblèrent 
glacées.  Je  les  parcourus  en  frissonnant,  et  je  me  trouvai  si  faible  en 
face  des  souvenirs  qui  m'entouraient,  que  je  résolus  de  ne  pas  les 
affronter  davantage.  Je  sortis  brusquement,  j'ordonnai  de  faire  du 
feu  dans  toutes  les  cheminées,  et  je  me  mis  à  parcourir  la  ville.  Âh  ! 
comme  je  vis  bien  que  mon  cœur  était  resté  attaché  à  ces  vieilles 
maisons ,  à  ces  rues  étroites  et  tortueuses  !  De  cette  heure  seule- 
ment je  rentrai  en  possession  de  moi-même,  je  me  trouvai  complet 
pour  jouir  et  pour  souffrir.  Tout  ce  que  j'avais  vu  ailleurs  de  beau, 
de  riche,  de  grandiose,  pâlissait  dans  mon  souvenir  devant  cette  petite 
ville  que  les  étrangers  trouvent  si  laide  et  si  triste.  J'allai  diner  à  un 
café  très-fréquenté  par  la  jeunesse  élégante,  j'y  retrouvai  plusieurs 
de  mes  anciens  camarades  avec  lesquels  j'échangeai  des  poignées  de 
main  plus  ou  moins  cordiales.  Nous  nous  racontâmes  mutuellement 
ce  qui  nous  était  arrivé  pendant  les  deux  années  qu'avait  duré  mon 
absence.  Leur  conversation  n'allait  guère  avec  l'état  secret  de 
mon  esprit,  et  pourtant  elle  me  parut  agréable  parce  qu'elle  me 
distrayait  de  mes  pénibles  préoccupations,  de  sorte  qu'au  lieu  de 
quitter  mes  compagnons  après  mon  diner,  je  m'assis  au  milieu 
d'eux  à  la  porte  du  café.  C'était  Theure  de  la  promenade.  Les 
équipages  et  les  beautés  de  la  ville  défilaient  devant  nous,  sous 
le  feu  croisé  de  remarques  qui  n'étaient  pas  toujours  bienveil- 
lantes. J'apprenais  ainsi  les  anecdotes  scandaleuses  et  la  chro- 
nique secrète  de  la  ville,  mais  j'étais  devenu,  malgré  moi,  dis- 
trait et  pensif.  Je  suivais  avidement  des  yeux  les  voitures  qui  se 
succédaient,  j'attendais  un  nom  qui,  tôt  ou  tard,  devait  se  mêler 
aux  bavardages  de  mes  amis.  Enfin,  je  vis  apparaître  une  calèche 
découverte,  dans  laquelle,  au  milieu  d'un  nuage  de  mousseline 
bleu-clair,  abritant  sa  jolie  tête  contre  les  rayons  du  soleil  avec 
une  ombrelle  assez  petite  pour  ne  pas  la  cacher  aux  regards, 
Yalentine  B^*,  maintenant  la  comtessse  de  Sermaises,  était  noncha- 
lamment étendue.  Henri  conduisait  lui-même  un  bel  attelage  de  deux 


n  EDMOND. 

ehanaants  -dievaus  anglaÎB,  dont  Tardeur,  à  peine  contenue,  était 
eSrayante,  lorsqu'on  considérait  la  légère  voitiure  qu'ils  'ealratfiaiei^ 
après  eux.  Un  murmure  d'admiration  couiut  parmi  les  jeunes  geofts 
qui  m'entouraient  ;  les  exclamations  s'«nt£e-icroifiaîent« 
— Charmante  femme  ! 

—  Délicieux  chevaux! 

«—  Cet  Henri  de  Sermaises  €st  un  heureux  drôle  1 

—  Oui,  heureux  au  jeu  comme  en  cunour;  il  yieot  de  gagner  le 
steeple^hase  de  P^*%  il  ira  à  F***  la  semaine  ptrodbaîne,  <d;  je  tiendrais 
volontiers  pour  lui  tous  les  -paris  qu'on  me  propos^ait* 

— Quel  cheval  fait-il  courir  ? 

—  Toujours  sa  jum^t  pur  sang ,  miss  JSmiihson ,  dk  lui  a  d^ 
fait  gagner  des  sommes  fdles ,  c'est  la  plus  jolie  hête  qu'on  puisse 
voir* 

—  Eh  biBOi  l  à  la  place  de  Henri,  reprit  un  des  înterlocateurs  en 
secouant  la  tête,  je  m'occuperais  un  peu  moins  de  mes  dievaux  et  ua 
peu  plus  de  ma  femme.  J'y  trouverais,  quant  à  moi,  autant  de  plaisir 
et  je  crois  plus  de  sécurité  ;  la  jolie  madame  de  Sermaises  pourra 
bien  qudique  jour  s'ennuyer  d'être  négligée  ainsi ,  et  se  souvenir  de 
sa  coquetterie  d'iuitreibis. 

Une  fois  lancés  sur  ce  terrain ,  mes  aimables  compagnons  ne  ee 
firent  faute  d'aucune  de  ces  lourdes  plaisanteries^  monnaie  cou- 
rante des  convérsatioos  oiseuses  parmi  les  jeunes  gens.  Bientôt  une 
sourde  irritation  s'empara  de  mon  cœur  ;  tous  ces  pnopos  me  cau- 
sèrent des  mouv^nents  de  colère  que  j'avais  pdtfô  à  cadier^  et, pour 
ne  pas  les  écouter  plus  longtemps,  je  me  Tetàm  farasquemeot 
dans  l'inlention  de  rentrer  chez  md;  mais  je  marchais  avec  lenteur, 
me  ménageant  ainsi,  sans  trop  m'en  rendre  compte,  l'occasicm  de 
revoir  Yalentine  à  son  relour  de  la  prom^UMle*  Je  la  revis  en  effet  ;  le 
rapide  équipage  passa  près  de  moi  en  me  touchant  presque^  Cette 
circonstance  attira  l'attention  de  Yalentine;  nos  yeux  se  ren- 
4X>ntrèrent;  elle  fit  un  geste  de  surprise  et  je  crus  La  voir  rougir.  li 
n'en  fallut  pas  davantage ,  je  retombai  sous  le  diarme.  Ce  regard 
fugitif  pénétra  dans  mon  âme  comme  une  élrâceUe  ardoite  et  ral- 
luma toutes  les  flammes  qui  l'avaiait  dévorée.  Pendant  la  plus  grande 
partie  de  la  nuit,  je  parcourus  à  pas  fiévreux  mon  appartement  désert, 
reconstruisant  jour  par  jour,  heure  par  heure ,  sensation  par  seasar 
Ikm,  le  douloureux  roman  de  ma  jeunesse.  Hélas  !  avec  qudle  facililê 
je  le  tirai  de  mes  souvaiirs]  Quoi  !  j'avais  pu  croire  à  l'onUi  !  Quoi! 


EDMOND.  23 

j'vfûs  espéré  guérir  !  Mais  pas  ua  mottimBeBft  ^e  la  physionomie  'de 
Yakntioe,  pas  m  4e  ses  soorires,  pas  rnie  ^  ses  paroles  n^'était  sortie 
de  ma  mémoire.  Dwaiit  oes  quelques  bemres ,  je  véeus  de  noiSYeaa 
mfm  «DBée  de  boaheor,  j'épimi'^ai  TtRie  après  Taultre  toutes  les 
mertiUBes,  tovies  les  «buleurs  qui  m'aTMeiit  brisé.  Seulement, 
defOM  ptes  jfoil on  pius  bible,.. .  je  ne  sais  lequel,  je  ne  Toultw  pas 
kar  celte  fets  devanlt  Tépreav^  «Biwanle  et  cruelle  qui  m^aitendait. 

Je  me  leadis  le  lendemaîa  matin  cbes  une  de  mes  parentes  qui 
rétait  «ussi  de  Hemi  de  Sermaises.  Elle  voyait  beaucoup  Valentine, 
€t  î'«8pénDS  bien  que ,  mondaine  et  serviaUe ,  elle  consentirait  a 
m^accompagner  et  à  me  présenter  chee  les  Sermaises.  La  chose  fat 
encore  plus  fadle  que  je  ne  le  supposab  ;  madame  de  I^andi  mit 
cHe-^nséiiie  la  conversalaon  sur  <e  sujet. 

—  Mais  votre  mère  était  fort  liée ,  si  je  m'en  «ouviens,  arec  ma- 
done B*"^,  me  dit-^le^  et  je  ne  doole  pas  que  cette  dbère  Valentine 
ne  voQS  revoie  avec  plaisir.  Entre  nous ,  sa  vie  n^est  pas  fort  amu- 
sante. Son  mari  la  n^ige  «n  peu;  la  lune  de  miel  ne  peitt  durer 
ton  jours.  Quand  Valratiae  aura  des  enfants,  ce  sera  différent ,  mais 
aojoarf  hui  elle  est  vraimrat  bien  seule  et  souvent  emrayée.  Le 
départ  de  sa  mère  a  été  terrible  pour  elle.  C'est  "une  à  charmante 
iBBBne  que  naadame  B***,  «n  dépit  de  son  originalité.  Elle^it  fort 
utile  à  sa  fiHe,  et  je  ne  pots  la  remplacer  complètement  malgré  toute 
ma  bonne  volonté.  Tenez ,  j'allais  ches  Valentine  lorsque  vous  êtes 
arrivé ,  car  son  mari  l'a  quittée  œ  matin  pour  se  rendre  aui  courses 
de  P*'  ;  vous  allez  m'aocompagner,  je  veux  lui  procurer  la  surprise 
àt  iFotre  visite;  elle  en  sem  enchantée.  ÂUons,  ne  refusez  pas,  don- 
nez-moi le  bras  et  partons.  En  vérRé,  ma  chère  parente  épuisait  bien 
kmtiiemeDt  son  âbquence ,  je  n'étais  que  trop  empressé  d^accepter 
ses  offres  et  je  n'éprouvais  que  la  seule  inquiétude  de  ne  pouvoir 
éisniUQler  anon  knpalîeBce.  J'avais  peine  i  calmer  le  tremblement 
■Mwem  qui  m'agitait  pendant  que  nous  nous  adheminions  vers 
rUiel  de  Sennaises ,  et  je  ne  puis  comprendre  comment  elle  ne 
s'aperçut  pas  de  mon  trouble,  lorsque  la  porte  du  salon  s'ouvrant 
devant  nons  me  laissa  v<Hr  Valentine,  vêtue  de  Manc ,  à  demi  cou- 
chée sur  on  canapé.  Elle  se  ideva  vivement  en  entendant  nos 
noms  9  jeta  loim  d'elle  «ne  broderie  qu'elle  tenait  à  la  main  et  s*ap- 
fnàoL  m¥Bc  «mpiessement  de  madame  de  Prandi,  puis  elle  se  tourna 
vess  moi»  Elle  ékit  émue ,  je  n'en  pouvais  douter,  une  rougeur  de 
ptas  en  plus  vive  s'4éteadaât  sur  bm  front,  ^ses  joues  et  son  cou 


24  EDMOND. 

flexible;  la  main  qu'elle  avança,  vers  moi  tremblait,  et  sa  voix  altérée 
eut  peine  à  me  faire  entendre  les  paroles  affectueuses  qu'elle  m'a- 
dressa sur  mon  heureux  retour  dans  mon  pays  et  au  milieu  de  mes 
amis.  Mon  cœur  bondit  dans  ma  poitrine;  cette  visible  émotion  me 
bouleversa;  je  retins  dans  les  miennes  la  main  qu'elle  m'avait  don- 
née; j'eus  un  instant  de  vertige,  je  me  crus  revenu  aux  jours  passés. 
Un  mot  de  madame  de  Prandi  me  ramena  au  temps  présent  ;  elle 
demanda  à  Yalentine  combien  durerait  l'absence  de  son  mari. 

—  Oh  !  huit  jours  tout  au  plus,  répondit-elle.  Il  faut  bien  que 
Henri  assiste  aux  courses  qui  vont  avoir  lieu  ici.  Il  n'aurait  même 
pas  été  à  F***  sans  un  pari  fait  depuis  longtemps. 

—  Toujours  pour  miss  Smithsonî  demanda  madame  de  Prandi. 

—  Toujours ,  répondit  Yalentine  en  riant,  c'est  sa  favorite.  Je 
devrais  en  être  jalouse. 

La  conversation  dura  ainsi ,  soutenue  par  madame  de  Prandi ,  car 
mon  cœur  était  trop  plein  pour  qu'il  me  fût  possible  de  trouver  des 
phrases  banales.  Yalentine  avait  repris  son  sang-froid,  mais  je  voyais 
cependant  la  couleur  aller  et  venir  sur  ses  joues,  et  ses  manières,  ses 
paroles  trahissaient  une  agitation  qu'elle  avait  peine  à  maîtriser;  au 
moment  où  je  sortais,  elle  me  demanda  si  je  retournais  immédiate^ 
ment  auprès  de  ma  mère ,  en  ajoutant  qu'elle  espérait  me  revoir 
avant  mon  départ.  —  Je  ne  sais  si  elle  entendit  ma  réponse  balbu- 
tiante, mais  je  suis  bien  certain  qu'elle  dut  compter  sur  mon  retour. 
Deux  jours  après,  en  effet,  je  me  présentai  de  nouveau  chez  elle,  j'étais 
seul  cette  fois ,  et  je  pus  me  livrer  sans  contrainte  à  toutes  les  illu- 
sions que  mon  cœur  cherchait  à  se  créer.  Je  retrouvai  la  Yalentine 
d'autrefois,  j'entendis  encore  son  rire  jeune  et  argentin ,  je  serrai  sa 
main  chérie  qu'elle  ne  semblait  pas  avoir  hâte  de  me  retirer.  L'émo- 
tion que  trahissait  sa  charmante  physionomie ,  je  pus  l'attribuer  à  la 
tendresse  plus  qu'à  la  surprise.  Elle  me  chanta  les  romances  que 
j'avais  aimées  et  dont  je  me  souvenais  si  bien  ;  nous  parlâmes  des 
jours  de  notre  jeunesse,  et  lorsque,  accablé  soudain  par  mes  souve- 
nirs, par  mes  émotions,  par  ces  joies  inattendues  qui  si  longtemps 
avaient  troublé  mes  rêves,  je  me  laissai  glisser  à  ses  pieds  en 
appuyant  sur  sa  main  mon  front  glacé  et  mes  yeux  humides ,  elle  se 
contenta  de  me  relever  sans  colère  en  me  nommant  un  faible .  et  fol 
enfant,  0  mes  dernières  heures  de  félicité  ardente  I  joies  doulou- 
reuses, illusions  enivrantes  expiées  plus  tard  par  des  flots  de  larmes  ! 
vous  n'avez  pas  épuisé  mon  ccsur  puisqu'il  a  conservé  tant  de  force 


EDMOND,  25 

pour  soiiffirir,  mais  la  fibre  que  tous  fîtes  tressaillir  reste  maintenant 
détendue  et  brisée  pour  jamais  dans  mon  âme. 

D  me  fallut  faire  un  efiTort  sur  moi-même  pour  m'arracher  d'au- 
près de  Yalentine;  mais  partir,  quitter  ]a  yille  qu'elle  habitait,  m'eût 
été  désormais  impossible.  Je  ne  pouvais  plus  \iYre  qu'en  la  voyant, 
qu'en  entendant  parler  d'eUe,  qu'en  espérant  la  rencontrer  sans  cesse. 
J'écrivis  à  ma  mère  que  mes  afiEstires  n'étaient  pas  terminées,  et  c'é- 
tait vrai^  je  ne  m*en  étais  pas  occupé.  Une  seule  pensée  remplissait 
mon  esprit,  une  seule  espérance  mes  minutes  et  mes  heures.  Aussitôt 
que  je  le  pus  je  retournai  chez  Yalentine.  Il  me  sembla  qu'elle  m'atr 
tendait;  elle  était  mise  avec  coquetterie,  des  fleurs  nouvelles  remplis- 
saient son  salon  ;  assise  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  un  rayon 
de  lumière,  tombant  directement  sur  son  visage ,  en  faisait  ressortir 
la  fraîcheur  et  la  grâce  incomparables.  Elle  posa  sur  une  petite  table 
placée  près  d'elle  l'ouvrage  dont  elle  s'occupait,  et  me  tendit  la  main. 
Je  m'assis  de  l'autre  côté  de  la  table ,  je  la  regardais,  je  m'enivrais 
de  ses  douces  paroles.  Tout  en  causant,  il  m'en  souvient,  je  m'em- 
parai de  sa  broderie ,  une  sorte  de  petite  coiffe  mignonne  que  je  me 
mis  à  chiffonner  entre  mes  doigts. 

—  Laissez  cela,  me  dit-elle  en  rougissant  et  d'un  air  d'impatience, 
vous  gâtez  mon  ouvrage. 

Elle  voulut  le  reprendre,  je  le  retins  en  badinant,  et  nous  étions 
ainsi  penchés  l'un  vers  l'autre,  nos  mains  se  touchant  et  presque 
mtrelacées,  lorsque  la  porte  s'ouvrit;  un  homme  entra,  c'était  Henri 
de  Sermaises, 

Yalentine  poussa  un  cri,  se  leva  d'un  bond,  et,  s'élançant  vers 
son  mari,  se  suspendit  à  son  cou  en  lui  entourant  la  tète  de  ses  bras. 

Oh!  ce  baiser!  ce  cri  de  joie!  quel  frisson  ils  firent  courir  dans 
mes  veines!  L'amour  brûle  ;  mais  la  haine  est  glacée;  je  le  sais  bien, 
moi  !  je  sentis  alors  sa  froide  lame  s'enfoncer  et  se  retourner  dans 
mon  cœur.  Henri  de  Sermaises  que  je  haïssais  si  profondément,  dont 
l'image  détestée  m'avait  poursuivi  en  tous  lieux ,  il  était  donc  là  encore 
se  dressant  devant  moi,  détruisant  par  sa  seule  présence  mon  pauvre 
bonheur  d'un  instant...  Je  crois  que  je  grinçai  des  dents, et  que,  sans 
pouvoir  prendre  sur  moi  d'échanger  avec  lui  un  mot,  ni  un  regard, 
je  m'enfuis  de  la  maison.  Je  retournai  chez  moi  en  courant,  et  j'y 
restai  renfermé,  étoufiant  dans  la  solitude  les  mouvements  insensés 
de  rage  et  d'aversion  qui  soulevaient  mon  cœur  ;  mais  je  ne  partis 
pas;  je  ne  le  pouvais  plus.  J'avais  revu  Yalentine  :  il  me  fallait 


rester  près  d'elle,  eouftint,  bnsL  J'étais  désormais  iîé  à  ses  pts.  ie 
restai  donc ,  et  misérablesieift,  kooteuseiiient,  comnie  un  meoàmA 
qui  implore  une  dédatgoeuse  anoône,  j'errai  mr  ses  traces,  me  coa- 
damnant  moi-^nénie'aa  plus  cmel  de  tons  les  supplices  :  œhii  de  la 
Toir  avec  son  maxi. 

.  Lejotir  des  ooarses^  je  parrins  à  me  placer  en  fiieed'eUe.  J'éUôsdani 
r^nc^te  réservée  aux  sportsmen ,  cA  malgré  ma  -complète  indiffé- 
rence  pour  ce  qvi  pasûooaait  autour  de  moi  lous  mes  amis,  je  «up- 
portai  ieurs  discours ,  je  ieignis  même  d'y  prendre  intérêt ,  afin  de 
motiver  ma  présence  obstinée  daxis  cet  endroit.  Valentine  me  v^jêH 
fort  bien ,  elle  avait  répondu  a  mon  saint  ;  mais  pour  des  raisons  que 
j'ignorais,  elle  semblait  peu  désirense  d'attirer  mon  attention  on  4e 
m'aooorder  la  simae.  Je  persistai  pouitant  à  demeorer,  savouinnt 
dans  l'amertinne  de  mon  cœw  le  douloureux  boidieur  4]ue  je  payais 
sidier. 

Tout  à  coup  j'entendis  près  de  nm  le  bruit  d'«me  quenelle;  je 
reconnus  la  Tcix  de  Henri  de  Sermaises,  et  je  me  retournai  ^ve- 
ment.  Il  s'agissaii  de  la  course  qui  menait  d'être  fournie  par  la  jument 
de  Henri,  miss  Smithson.  De  forts  parisétaimt  engagés.  Mm  Smiti^ 
son  était  airirée  première;  mais  un  parieur  de  mauvais  «sraelère 
avait  élevé  des  doutes  sur  la  loyale  exécution  des  conditions  de  ta 
course ,  et  ses  réclamations  étaient  faites  avec  impertînenœ.  Henri 
répimdit  d'un  air  de  hauteur.  La  quenelle  s'échavffii^  nn  gnmpe  se 
fionna  autour  des  deux  adversaires^  et  je  cras  voir  échanger  des 
tes.  Un  moment  après,  un  de  mes  amis,  Arthur  de  Binas,  vîait  à 
d'un  air  em{Mressé. 

—  Mon  cher,  me  dit^,  M.  le  comte  de  Bemeuii  se  hat  demain 
avec  M.  de  Sermaises,  il  est  étranger  et  ne  connait  que  moi  ici. 
Youles-vous  nous  reuirea  tous  deux  le  service  d'êlne  son  témoin  ? 

—  Impossible,  répondis-je  avec  une  grande  émolmi,  jesuis  parent 
assez  proche  de  IL  de  Sermaises,  mon  înterventicii  enfiiveurdeeon 
advecsaise  serait  inconvenante. 

Mon  ami  semUa  trouver  cette  excnse  valable,  et  il  me  quitta  pour 
coBtinuer  ses  redierches.  Je  le  vis  aecosler  un  uflkier  de  la  ga^ 
piaon*  Us  causèrent  quelques  instants,  puis  lejoignrent  Henri  de 
Sermaises,  et  tous  tnois  s'éloignèrent  sans  affèctalion.  Un  instant 
après  M.  de  Sennaises  réparai  près  da  potesn;  il  aemUait  parfait»- 
raptt  calme  et  même  gai;  on  eut  pu  craiceqne  tout  était  arrangée! 
que  l'incident  n'aurait  pas  d'aulnes  .suite»,  ie  n'en  jugeai  pas  ainnu 


BDMONa  27 

Lefi  yeux  fixés  «u*  Heiud^  je  sentais  tourbillûoner  ^a  moi  mille  pa[i- 
fées  oo&fuses  que  je  ne  pouYaîs  ai  ne  malais  peul-étre  approfondir. 
Valeatine  ne  s'était  apenpue  de  rien;  son  air  calxoe  le  prouvait  assec. 
Henri  la  rejoignit  lorsque  les  courses  fxiv&ai  finies.  Il  la  conduisit  à 
sa  Toiture,  Ty  f t  moider  en  ]m  tëwaoipiuai^  à  œ  qu'il  me  parut,  une 
Bidiicitude  plus  qu'ordinmre  ;  puis ,  après  a^nir  donné  ses  ordres  au 
cocher,  il  revint  trouver  ses  deux  témoins.  Je  ne  le  perdais  pas  de  voe. 
Afxrès  one  courte  conférence,  tous  trois  échangèrent  4les  poignées  de 
sunn  et  se  séparèrent.  Je  me  dirigeai  dn  'CtÂé  de  mon  ami ,  et  je  Tao» 
cefitai.  Il  ne  me  intpas  difficile  d'amener  dans  la  conversation  le  sujet 
qui  m'iniéressaiL  Le  duel  qui  allait  avoir  lieu  4et  le  rèk  important 
qu'il  y  jouait  absorbaient  teUement  les  pensées  d'Arthur  qu'il  n'aurait 
pu ,  je  crois ,  parler  d'antre  diose.  H  me  dit  que  les  deux  adversaires 
se  rencontreraient  le  lendemain  matin  à  six  heures ,  dans  un  petU 
vallon  pra  ékHgsé  de  la  ville  et  que  je  connaissais  bien.  Us  devaient 
se  battre  au  pistolet,  Arthur  s'en  inquiétaît,  il  venait  4'apprendce 
qœ  le  comte  de  Bemeuil  était  de  première  force  à  cette  arme. 

Je  nentrai  chez  moi  en  proie  à  une  extrême  agitation.  J'éprouvais 
un  sombre  espoir,  un  làdbt  désir  de  vengeance  que  je  ne  voulais 
pas  m'avouer  parce  que  j'en  rougissais  devant  ma  conscience  effrayée , 
mais  qui  jetaient  dans  mon  âme  im  trouble  nouveau  et  une  émotion 
inconnue.  A  cinq  heures  du  matin  j'étais  «ir  la  route  par  laquelle 
devaient  passer  les  deux  adversaires.  £lle  longe  le  petit  vallcm,  lieu 
désigné  de  la  rencontre,  et  le  <}omin«ait  si  son  ^^s  rideau  de  peu- 
pliers, d'aunes  et  d'ormeaux  touffus  n'abritait  pas  à  tous  les  regards 
la  longue  pelouse  élroite  semée  fà  <et  là  de  gros  châtaigniers,  et 
coupée  par  un  petit  ruisseau. 

Le  temps  était  gris,  presque  froid.  La  veille  au  seir  un  orage  sou- 
dain avait  succédé  à  la  chsdeur  du  §our,  inondant  la  ville  et  ses 
alentours  d'une  pluie  abondante.  Ce  matin  l'humidité  remontait 
vers  le  dd  en  bromUard  épais  et  malsain.  Je  mardiais  à  grands  pas. 
Mon  cœur  battait  à  m'étouifer.  J'aurais  voulu  arrêter  le  torrrat  des 
pensées  brûlantes  qui  traversaient  mcm  cerveaa,  mais  je  se  le  pouvais 
pas.  A  mesure  que  s'approchait  l'instant  où  un  funèbre  pcesseiUi- 
joent  plaçait  pour  mm  l'arrêt  suprême  de  la  destinée,  mes  émotions 
secrètes  s'éclairaient  d'une  lumière  de  plus  en  plus  terrible.  Tout  œ 
^fÊB  deux  années  de  soufiOrances  et  d'ardente  jabusîe  avaient  amassé 
de  Jiaine dans  mon  cœur  se  soulevaiia  la  fois.  Tout  ce  que  j'avais 
Dcpoussé,  refoulé^  étouffé  d'espérances  passionnées  s'élançait 


28  EDMOND. 

tenant  de  mon  âme  en  flots  irrésistibles.  Marchant  comme  un  insensé, 
murmurant  des  mots  sans  suite,  tressaillant  aux  bruits  éloignés  qui 
semblaient  m'annoncer  Tarrivée  de  ceux  que  j'attendais ,  manquant 
d'air  parfois,  comme  si  une  main  de  fer  m'eût  serré  la  gorge,  d'autres 
fois  aspirant  à  pleins  poumons  le  vent  humide  qui  me  glaçait,  je 
passai  une  heure  terrible  qui  aurait  creusé  dans  mon  âme  une  trace 
plus  profonde  si  les  heures  qui  suivirent  ne  l'eussent  effacée. 

Enfin  le  roulement  d'une  Toiture  se  fit  entendre  ;  je  me  jetai  der- 
rière la  haie;  je  Tis  Henri  de  Sermaises  et  ses  deux  témoins  mettre 
pied  à  terre  en  face  du  sentier  qui  conduisait  au  petit  yallon  ;  la  voi- 
ture continua  sa  route  au  pas,  probablement  suivant  des  ordres  don- 
nés d'avance,  et  les  trois  hommes  descendirent  dans  la  prairie.  Ils 
avaient  à  peine  disparu  entre  les  arbres,  lorsqu'une  autre  voiture 
arriva  ;  le  comte  de  Bemeuil,  Arthur  de  Binas  et  un  officier  en  sor- 
tirent et  se  dirigèrent  également  du  côté  du  petit  vallon.  .Te  me 
retournai  alors,  et  me  glissant  à  travers  les  buissons,  je  parvins  à  me 
placer  de  façon  à  pouvoir  apercevoir  distinctement  tout  ce  qui  s'allait 
passer.  Oui,  j'étais  là!  honteux  d'y  être,  et  j'y  restais  pourtant.  Qu'avait 
donc  fait  de  moi  cette  fatale  passion  pour  que  je  fusse  tombé  ainsi? 
Qu'a  fait  de  moi  la  terrible  conunotion  de  l'heure  suivante  pour 
que  je  puisse  raconter  tout  ceci  sans  honte,  sans  remords,  presque  avec 
indifférence?  J'ai  tant  souffert  depuis! 

Je  suivis  avec  une  attention  haletante  tous  les  préparatifs  du 
duel;  je  vis  les  témoins  mesurer  le  terrain,  apprêter  les  armes,  les 
remettre  aux  deux  adversaires.  Je  distinguai  le  signal,  et  les  deux 
coups  partirent  à  la  fois.  Je  tressaillis  ;  pour  un  instant  ma  vue  se 
troubla;  mais  un  second  coup  d'œil  me  suffit  pour  tout  voir.  Le 
comte  de  Berneuil  était  debout,  ses  témoins  et  ceux  de  Henri  entou- 
raient celui-ci  tombé  la  face  contre  terre. 

Je  ne  sais  quel  vertige  s'empara  de  moi.  Je  poussai  un  grand  cri, 
et  sans  penser  à  la  surprise  que  mon  apparition  subite  pouvait  faire 
naître,  je  m'élançai  vers  le  lieu  du  combat. 

Arthur  de  Binas  me  reconnut  et  vint  à  moi.  Il  était  pâle  comme  un 
spectre. 

—  Vous  étiez  près  d'ici?  me  dit-il,  vous  avez  tout  vu?  C'est  fini, 
il  est  mort. 

Je  poussai  une  exclamation  inarticulée,  et  écartant  tous  ceux  qui 
obstruaient  ma  route,  je  m'avançai  impétueusement  près  de  Henri. 
On  venait  de  le  soulever;  la  balle  lui  avait  traversé  la  poitrine;  une 


EDMOND.  29 

l^re  écume  rougefttre  bordait  ses  lèvres  ;  il  avait  expiré  sur  le  coup, 
sans  souffrance,  sans  agonie.  Je  regardai  cette  tête  belle  de  traits,  à 
laquelle  la  rigide  main  de  la  mort  avait  donné  une  expression  plus 
noble.  Je  ne  sais  çfi  que  je  ressentais;  je  n'étais  pas  heureux,  je  ne 
me  réjouissais  pas,  mais  je  n'éprouvais  pas  de  pitié. 
Dans  ce  moment  une  voix  dit  : 

—  Mon  Dieu!  qui  apprendra  ce  malheur  à  sa  pauvre  jeune 
femme? 

— Ce  ne  peut  être  que  vous,  Edmond,  reprit  Arthur  de  Binas,  vous 
êtes  son  parent,  vous  la  connaissez  beaucoup,  vous  remplirez  mieux 
que  nous  cette  douloureuse  mission  ;  et  puisque  le  hasard  tous  a 
amené  ici,  il  faut  que  vous  nous  rendiez  ce  service. 

Je  le  regardai  d'un  air  égaré,  je  fis  un  signe  afBrmatif,  et  je  partis 
en  courant.  Comment  je  parcourus  la  distance  qui  me  séparait  de  la 
ville,  c'est  ce  que  je  ne  puis  comprendre.  Il  y  avait  trois  quarts  de 
lieue  à  faire,  je  les  franchis  en  un  quart  d'heure.  La  sueur  me  décou- 
lait du  front,  car  le  soleil  avait  dissipé  le  brouillard,  et  il  faisait  une 
chaleur  accablante  ;  je  me  souviens  de  ce  détail,  et  je  me  rappelle 
aussi  que  je  me  répétais  à  moi-même,  à  demi-voix  et  sans  cesse  : 

—  Elle  ne  l'aimait  pas  !  Non,  elle  ne  l'aimait  pas  ! 

Je  n'osai  pourtant  me  rendre  directement  à  l'hôtel  de  Sermaises  ; 
je  montai  chez  madame  de  Prandi.  Ses  domestiques,  effrayés  par 
l'expression  de  ma  physionomie,  allèrent  aussitôt  l'avertir  ;  elle  entra, 
je  lui  racontai  ce  qui  venait  d'arriver,  je  ne  sais  en  quels  termes, 
mais  je  sais  bien  que  je  finis  mon  rédt  par  les  mots  que  je  m'étais 
répétés  avec  tant  de  persistance. 

—  Elle  ne  l'aimait  pas,  n'est-il  pas  vrai,  Yalentine  n'aimait  pas 
son  mari? 

—  Ah I  grand  Dieu!  que  dites-vous  là,  s*écria  madame  de  Prandi 
tout  éplorée,  la  malheureuse  femme  l'adorait,  et  dans  l'état  où  elle  se 
trouve,  cette  afireuse  nouvelle  va  la  tuer. 

Ce  dernier  mot  me  frappa  à  mon  tour  comme  une  balle  mortelle  ; 
je  chancelai  et  je  fus  au  moment  de  tomber.  Madame  de  Prandi  ne 
s'aperçut  pas  de  mon  émotion,  elle  mettait  à  la  hâte  son  chàle  et  son 
chapeau. 

—  Venez,  me  dit-elle  en  me  prenant  le  bras,  suivez-moi  chez 
Yalentine;  elle  peut  avoir  un  besoin  immédiat  de  secours.  Il  faudra 
aller  chercher  son  médecin,  vous  pourrez  nous  être  utile,  partons  à 
Tinstant* 


90  EBMaiflK 

Nous  partîmes.  Gbemîa  feisant  maihnie  de  Prandi  me  demanda 
des  dékils  sur  le  malheureux  duel  qui  Tenait  d'avoir  lieu.  Je  lui 
répomfis  par  phrases  entrecoupées,  incohérentes.  Toutes  mes  pensées 
étaient  fixées  sur  la  scène  dont  j'allais  être  témoin; 

Les  domestiques  de  Yalentine  virent  hien  que  quelque  événement 
grave  nous  amenait  à  cette  heure  insoKte.  On  nous  fit  entrer.  Madame 
de  Prandi  me  laissa  dans  le  salon  et  passa  dans  la  chambre  de  Yalen- 
tine  qui  n'était  pas  encore  levée. 

Je  regardais  ce  frais  et  élégant  salon,  ces  mille  détails  de  la  vie 
heureuse  et  paisible  qui  s'y  était  éeoutée  jusqu'à  ce  jour;  les  paroles 
de  madame  de  Prandi  me  revenaient  à  Tesprit;  une  surtout  qui  m'a- 
vait fait  entrevoir  tout  un  monde  d^  désespoir  et  de  dangers,  et  une 
terreur  secrète  s'emparait  de  moi.  Tout  à  coup  un  cri  perçant,  snivi 
de  gémissements  et  de  sanglots  déchirants,  me  fit  bondir  sur  moi- 
même;  je  m'élançai  vers  la  porte  de  la  chambre,  mais  je  n'osai  pas 
l'ouvrir.  Je  ne  fus  retenu  ni  par  le  puéril  empire  des  convenances, 
ni  même  par  mon  respect  pour  celle  que  j'adorais;  mais  le  souvenir 
des  sentiments  de  haine  et  de  vengeance  qui  toute  la  matinée  avaient 
rempli  mon  cœur  m'arrêta  au  moment  de  me  trouver  &ce  à  face 
avec  cette  vive  douleur.  La  conviction  de  l'amour  de  Valentine  pour 
Henri,  cette  conviction  que  j'avais  repoussée  jusqu'alors  avec  obsti- 
nation m'envahit  enfin  d'une  façon  irrésistible.  Je  me  reculai,  et 
demeurai  comme  foudroyé. 

Un  instant  après,  madame  de  Prandi  ouvrit  impétueusement  la 
porte  et  s'élança  dans  le  salon  en  s'éeriant: 

— Elle  se  meurt  ! . . .  elle  se  meurt  ! . . .  Courez  Edmond  !  courez  vile  ! 
amenez  du  secours ,  un  médecin  !  Au  nom  de  Dieu,  un  médecin  ! 

Je  me  précipitai  comme  un  fou  hors  de  la  maison.  La  grande 
porte  était  encombrée.  On  èescendait  de  sa  voiture  te  corps  inanimé 
de  Henri  ;  je  le  regardât  avec  égarement.  Ah  t  comme  mes  pensées 
étaient  changées  !  comme  au  prix  de  ma  vie  j'aurais  voulu  maintenant 
ranimer  cette  dépouille  glacée  à  laquelle  L'existence  de  Yatentine  me 
semblait  attachée  !  Mes  sombres,  mes  sanguinaires  désirs  se  dressè- 
rent devant  moi  dans  ma  conscience  bourrelée;  un  remords  poignant 
me  saisit  et  un  rauque  gémissement  m'échappa. 

Le  docteur  était  chez  lui.  C'était  un  ancien  ami  de  ma  famille;  il 
armait  surtout  beaucoup  m»  mère.  Il  parut  effrayé  de  ma  physiono- 
mie bouleversée  ;  mais  ce  que  j'avais  à  lui  dire  l'absorba  Ûentôt  ;  il 
s'habilla  en  hâte  et  me  suivit.  Nous  arrivâmes;  il  entra  cheff  Vale»- 


I 

tiiie^  et  ^eoiMiycaik  je  itsta»  seul  dans  le  sabn;  floeis  peu  à  peu  des 
amis  de  Henri,  des  parents  arrivèrent;  on  alla,  on  vint,  on  s^infen- 
FOgea,  cMk  s'éraat  avtour  de  moi  sans  que  je  pusse  parvenir  à  com- 
preadffe  daôeiaent  ec  (foî  se  dkaît.  Tmite.  mstt  âme  étaiè  alÉachée  à 
oA\e  porte  ferjnée,  deniëre  laquelle  s'achevait  le  rêve  de  na  vie  et 
s^aeeomi^issait  la  catasfan^he  de  ma  destinée.  Ma  seule  occupation 
était  de  cberdicar  à  liie  sui  la  physionomie  de  ceux  qui  pénétraient 
dans-  la  chambre  de  Yaleotbe  ou  qui  en  sortaient.  Je  noe  Kvraâs 
alteraativeBwnt  à  un  finble  espoir  et  à  umt  crainle  tmjours-  grandis- 
saote,  maïs  je  n'osais  interroger  personne* 

An  bout  de  quelques  heures  le  saloa  se  ctégamii;  la  ftemktà 
émotien.  de  siurprise*  et  de  pitié  était  calmée;  chacun  reprenait  ses 
préoccupations  personnelles  et  retournait  à  ses  affaires.  Je  demeunâ 
seul.  Au  bout  d*un  instant  je  vis  sortir  le  docteur  de  la  chambre.  Il 
était  pâle  et  agité  ;  je  courus  à  lui. 

—  Vous  la  sauverez,  docteur,  lui  dis -je,  vous  la  sauverez, 
n'est-ce  pas? 

Il  me  regarda  et  parut  frappé;  il  me  mit  ses  deux  mains  sur  les 
épaulés  et  me  poussa  ainsi  dans  une  embrasure  de  fenêtre. 

—  Allons,  me  dit-il,  soyez  homme!  pensez  à  votre  mère!  Elle 
n'a  que  vous,  la  pauvre  femme  !  Nous  n'avons  déjà  que  trop  de  mal- 
heurs ici. 

—  Elle  ne  mourra  pas!  Vous  la  sauverez!  répétai-je  en  joignant 
les  mains. 

Le  docteur  me  posa  un  doigt  sur  le  front  et  arrêta  ses  yeux  sur 
les  miens  pendant  une  demi-minute,  puis  il  haussa  les  épaules  et 
murmura  à  demi-voix  : 

—  Pauvre  enfant  !  Du  courage,  ajouta-t-il  tout  haut  évasivement, 
tout  n'est  pas  désespéré.  Il  me  quitta,  s'assit  à  une  table,  écrivit  une 
lettre  et  sortit. 

Je  restai,  je  me  rapprochai  de  cette  porte  inexorable,  et  vaincu, 
brisé,  je  tombai  à  genoux,  appuyé  sur  un  fauteuil.  Tout  à  coup  quel- 
qu'un sortit  de  la  chambre,  et  mes  regards  y  pénétrèrent.  Je  vis  le 
lit  à  demi  défait.  Sur  l'oreiller  reposait  la  tête  charmante  de  ma  bien- 
aimée,  pâle,  hélas!  et  mourante.  Un  de  ses  bras  nus  tombait  hors  du 
lit.  Les  tresses  de  ses  beaux  cheveux  glissaient  sur  son  cou  découvert. 
Ses  yeux  étaient  fermés.  Je  ne  devais  plus  jamais  revoir  leurs  doux 
et  brillants  regards.  On  repoussa  la  porte,  tout  disparut;  mais 
c'en  était  fait,  je  connaissais  mon  sort.  Quelques  heures  encore,  et 


32  EDMOND. 

Valentine  ne  serait  plus!  0  mon  cœur,  comment  ne  t*es-tu  pas 
brisé! 

Cette  angoisse  dura  toute  la  soirée  et  une  partie  de  la  nuit.  Vers 
le  matin,  on  me  laissa  entrer.  La  mort  n'a  pas  de  mystères;  les 
barrières  posées  par  le  monde  tombent  devant  elle.  Je  pus  col- 
ler mes  lèvres  sur  ce  front  glacé,  et  m'agenouiller  devant  ce  lit 
funèbre.  Je  ne  sais  combien  de  temps  je  restai  là  anéanti  dans  mon 
désespoir.  J*aurais  voulu  mourir,  et  mon  souhait  égoïste  aurait  été 
exaucé  peutr-étre,  si  je  n'eusse  senti  inopinément  un  bras  caressant 
se  glisser  autour  de  mon  cou,  des  lèvres  brûlantes  se  poser  sur  mon 
front,  et  des  larmes  tomber  sur  mon  visage  aride.  Je  levai  les  yeux  ; 
c'était  ma  pauvre  mère,  c'était  elle,  elle  encore,  elle  toujours,  elle 
qui  seule  me  reste  maintenant  ! 


FIN. 


GOETHE  ET  SCHILLER 


PAR  M.  SAINT-REUVE  TAILLANDIER. 


CORRESPONDANCE  ENTRE  GOETHE  ET  SCHILLER \ 


HERMANN  ET  DOROTHÉE. 

(1797) 

La  principale  préoccupation  des  deux  poètes  pendant  Tannée 
1797,  ce  sont  tous  les  problèmes  d'esthétique  soulevés  par  la  créa- 
tion à^Hermann  et  Dorothée.  Goethe  achève  ce  poème,  qu'il  a  û 
vivement  commencé  à  léna,  Tannée  précédente,  pendant  un  séjour 
auprès  de  son  ami.  L'épopée  familière  est  terminée  ;  les  neuf  chants, 
inscrits  sous  le  nom  des  neuf  Muses,  ont  déroulé  leurs  trésors.  Schil- 
ler est  ravi  d*enhousiasme  ;  il  admire ,  conmie  en  extase ,  la  suave 
idylle  épique, 

Si  belle  qu'on  l'adore  et  qu'on  en  fait  le  tour, 
Amoureux  de  l'ensemble  et  de  chaque  contour. 

Il  la  compare  à  Wilhelm  Meister,  et  il  sent  tout  à  coup  avec  une 
vivacité  singulière  la  supériorité  de  la  poésie  sur  la  prose.  Quand  il 
s'occupait  de  Wilhelm  Meister,  il  ne  se  lassait  pas  d'étudier  les  per- 
sonnages, d'analyser  leurs  sentiments,  de  discuter  leur  conduite  ;  ce 
vivant  tableau  de  la  réalité  exerçait  sur  son  intelligence  une  sorte 
de  fascination,  il  y  revenait  sans  cesse,  et  sans  cesse  il  recevait  des 
impressions  nouvelles  qu'il  s'empressait  de  communiquer  à  Gœthe. 
A  propos  àiHermann  et  Dorothée^  ses  confidences  sont  brèves;  mais 

!.  Voir  les  37«,  38%  39«  et  40»  livraisons. 

Tome  XI.  —  41*  Lirraison.  3 


34  GOETHE  ET  SCHILLER. 

comme  on  sent  bien  qu'il  a  été  profondément  frappé  !  Point  d'ana- 
lyses, nulle  discussion,  pas  la  moindre  critique  des  détails;  détails  et 
ensemble,  tout  l'a  ému  conmie  la  perfection  même.  Sa  sympathie 
est  un  cri  de  joie.  Qaand  le  poème  paraît  au  mois  d'odobee  :  «  Le 
voilà  donc,  s'écrie-t-il ,  le  "voilà  donc  enfin  lancé  par  le  monde,  et 
nous  verrons  l'effet  que  produira  la  voix  d'un  rapsode  homérique 
dans  cette  société  moderne  si  pleine  de  politique  et  de  rhétorique. 
J'ai  relu  ce  poëme  sans  que  la  première  impression  produite  sur 
moi  se  fût  affaiblie,  et  j'en  ai  ressenti  encore  des  émotions  toutes 
nouvelles.  Il  est  incontestablement  parfait  dans  son  genre,  il  respire 
une  pathétique  vigueur  et  en  même  temps  on  y  goûte  un  charme 
suprême  ;  bref,  il  est  beau  par  delà  toute  expression.  » 

L'émotion  dont  parle  Schiller  est  si  vive,  si  profonde,  qu'il  en 
résulte  une  sorte  de  révolution  dans  son  génie,  ou  du  moins  une 
crise  tumultueuse  et  salutaire  sans  laquelle  ses  plus  belles  œuvres 
peut-être  n'eussent  pas  vu  le  jour.  La  lecture  de  Wilhelm  Meister 
l'avait  arraché  à  ses  études  trop  prolongées  d'esthétique  abstraite;  le 
goût  de  l'invention,  le  joyeux  désir  de  créer  [Lust  zu  fabuliren)  lui 
étaient  revenus  tout  à  coup,  pendant  qu'il  vivait  si  naïvement  avec 
Wilhelm  au  milieu  des  bohémiens  et  des  comtesses;  mais  qu'il  avait 
de  peine  à  retrouver  son  poétique  idéal!  C'est  alors  qu'il  concevait 
la  première  pensée  de  son  Wallenstein^  sans  réussir  encore  à  déga- 
ger une  œuvre  d'art  du  sein  des  matériaux  innombrables  que  lui 
livrait  l'histoire.  Ce  Wallenstein  ^  il  voulait  l'écrire  en  prose,  et, 
incapable  de  dominer  son  sujet,  il  s'avançait  péniblement,  comme 
dans  un  labyrinthe,  à  travers  une  foret  de  détails,  de  faits,  de  notes, 
de  complications  sans  nombre.  L'historien  érudit,  le  disciple  acharné 
de  l'esthétique  de  Kant  faisaient  toujours  la  guerre  à  l'ami  de 
Gœthe,  au  lecteur  de  Wilhelm  Meister,  et  l'empêchaient  de  prendre 
son  essor.  Quel  douloureux  débat!  que  d'efforts!  que  de  lenteurs! 
comme  il  était  loin  de  cette  aisance,  de  cette  liberté  poétique,  dont  il 
parle  si  éloquemment  dans  sa  correspondance  avec  Kœrner!  Cette 
liberté,  c'est  le  poëme  de  Gœthe  qui  la  lui  rend.  Schiller  a  lu  Her~ 
mann  et  Dorothée,  et  aussitôt  son  inspiration  se  déploie  sur  les  ailes 
de  la  poésie;  il  va  s'élever  au-dessus  de  son  sujet,  il  verra  ce  qu'il 
faut  mettre  en  lumière  et  ce  qu'il  faut  laisser  dans  l'ombre,  il  verra 
se  dessiner  les  groupes,  les  caractères,  l'action  du  drame,  il  aperce- 
vra enfin  cette  œuvre  d'art  qu'il  avait  jusque-là  cherchée  inuti- 
lement. 


GŒTHE  ET  SCHILLER.  35 

Et  comment  s'accomplit  ce  trayail  intérieur?  On  le  verra  dans  ces 
lettres  :  les  secrets  d'une  âme  d'artiste  y  sont  dévoilés  avec  une  can- 
deur admirable.  Hermann  et  Dorothée  le  conduit  à  Homère,  Homère 
à  Sophocle,  et  Sophocle  à  Shakespeare  ;  si  bien  qu'on  peut  lui  appli- 
quer les  belles  paroles  de  madame  de  Staël  :  a  Gomme  les  dieux  de 
rOlympe,  il  a  franchi  l'espace  en  trois  pas^  »  Comparant  alors  le 
drame  et  l'épopée,  Schiller  hésite  et  s'interroge.  Déjà,  quelques 
années  auparavant,  il  s'était  demandé  si  sa  véritable  vocation  était  le 
théâtre  ou  la  poésie  épique.  Guillaume  de  Humboldt,  qui  était 
comme  sa  conscience  littéraire,  avait  été  expressément  consulté  sur 
ce  point ,  et  il  avait  répondu  sans  hésiter  :  a  Votre  vocation,  c'est  le 
drame.  »  Schiller  ne  renonce  pas  au  drame,  il  ne  revient  pas  à  ses 
projets  de  poèmes  sur  Frédéric  le  Grand  ou  Gustave- Adolphe  ;  mais, 
à  force  de  méditer  avec  Goethe  sur  Hermann  et  Dorothée,  à  force 
de  comparer  Homère  avec  Sophocle  et  Shakespeare,  il  se  forme  du 
théâtre  une  idée  plus  pure  et  plus  poétique.  Son  Wallenstein  com- 
mencé en  prose,  il  va  l'écrire  en  vers.  Et  il  ne  s'agit  pas  ici  d'une 
simple  question  de  forme  :  c'est  le  fond  même  de  son  oeuvre  qui  est 
renouvelé.  Schiller  s'élève  à  la  grande  poésie.  Le  drame  sentimental 
et  romanesque  de  sa  première  période  va  faire  place  à  la  haute  tragé- 
die, à  l'art  de  Sophocle  et  de  Shakespeare  ;  et  de  même  que  chez  les 
Grecs  le  drame  est  né  de  l'épopée  d'Homère ,  c'est  aussi  l'étude  de 
l'inspiration  épique,  provoquée  chez  Schiller  par  Hermann  et  Doro- 
thée, qui  le  ramène  à  la  grande  poésie  théâtrale.  Voilà  le  sens  de 
cette  lettre  que  Schiller  adresse  à  Kœrner  le  7  avril  1797  :  a  Le 
poëme  épique  de  Gœthe,  qui  est  né  sous  nos  yeux,  et  qui,  dans  nos 
entretiens,  nous  a  fait  remuer  tant  d'idées  sur  l'épopée  et  le  drame, 
le  poëme  de  Gœthe,  nos  conversations,  et  aussi  la  lecture  de  Shakes- 
peare et  de  Sophocle  qui  m'occupe  depuis  plusieurs  semaines,  tout 
cela  aura  de  grands  résultats  pour  mon  Wallenstein.  Ayant,  à  cette 
occasion,  jeté  un  regard  plus  profond  sur  les  conditions  de  l'art,  je 
suis  forcé  de  réformer  maintes  choses  dans  ma  première  conception 
de  la  pièce.  »  Un  peu  plus  loin  il  appelle  ce  travail  de  son  esprit  une 
grande  crise  [Dièse  grosse  Krisis). 

Ainsi  le  Wallenstein  de  Schiller,  on  peut  le  dire,  est  né  à  la  fois 


i.  C'est  à  propos  du  triple  rôle  de  Voltaire,  de  Montesquieu  et  de  J.-J.  Rous- 
seau, que  madame  de  SlaCl  s*est  servie  de  cette  image.  Voir:  De  la  littérature 
considérée  dans  ses  rapports  avec  les  institutions  sociales,  U"  partie,  chap. 


36  GlXTHE  ET  SCHILLER. 

de  Wilhelm  Meister  et  d'Hermann  et  Dorothée.  Après  avoir  lu  le 
Wilhelm  Meister^  Schiller,  abandonnant  les  théories  abstraites, 
revient  à  l'invention  et  commence  son  Wallenstein  en  prose  ;  après 
Bermann  et  Dorothée ^  il  l'écrit  en  vers,  le  remanie  de  fond  en 
comble,  et  inaugure  par  cette  grande  composition  ce  que  les  cri- 
tiques allemands  appellent  la  période  classique  de  son  génie.  Mais  il 
faut  suivre  tout  cela  dans  les  lettres  des  deux  poètes.     * 

Gœthe  à  Schiller. 

Leipzig,  le  1*' janvier  1797. 

Je  ne  veux  pas  partir  d'ici  sans  vous  donner  un  petit  signe  de  vie, 
et  vous  raconter  l'abrégé  de  Thistoire  de  mon  voyage. 

Nous  sommes  arrivés  le  29;  le  28,  après  avoir  passé  le  mont  Etter 
et  triomphé  des  tourbillons  de  vent  et  de  neige,  nous  sommes  arrivés 
à  Puttelstadt;  après  cette  petite  ville,  nous  ayons  trouvé  la  route  pas- 
sablement frayée  jusqu'à  Rippach,  où  nous  avons  couché.  Le  29,  dès 
onze  heures  du  matin ,  nous  étions  à  Leipzig,  et  depuis  notre  arrivée 
nous  n'avons  cessé  de  voir  une  quantité  de  monde,  dont  la  plupart 
étaient  invités  pour  dîner  et  pour  souper,  et  c'est  à  grand'peine  que 
j'ai  pu  échapper  à  la  moitié  de  ce  bienfait.  Dans  le  nombre,  il  s'est 
trouvé  beaucoup  de  personnes  très-intéressantes.  J'ai  également  revu 
plusieurs  anciens  amis  et  connaissances,  et  quelques  remarquables 
produits  des  arts,  ce  qui  m'a  rafraîchi  la  vue.  Aujourd'hui  il  faut  sur- 
monter un  rude  jour  de  l'an.  Grand  dîner,  concert  le  soir  et  un  grand 
dîner,  indispensable  dans  ces  occasions.  Tout  ce  qu'on  peut  espérer 
de  plus  heureux,  c'est  de  se  retrouver  chez  soi  à  une  heure  du  matin, 
et  après  un  court  sommeil  il  faudra  se  mettre  en  route  pour  Dessau , 
voyage  que  le  dégel ,  dont  nous  avons  été  subitement  surpris ,  rendra 
très-ditQcuUueux.  Espérons  que  ce  trajet  aussi  se  fera  sans  accident 
fâcheux. 

Tout  en  me  faisant  une  fôte  de  me  retrouver  bientôt  près  de  vous, 
dans  la  solitude  de  léna,  je  m'applaudis  d'avoir  été  lancé  de  nouveau 
au  milieu  d'une  grande  masse  d'hommes  avec  lesquels  je  n'ai  aucun 
rapport.  J'ai  eu  occasion  de  faire  plus  d'une  bonne  remarque  sur  TefTet 
de  la  polémique  qu'on  a  engagée  contre  nous,  et  le  manifeste  en  ré- 
ponse aux  attaques  de  nos  adversaires  n'en  sera  pas  plus  mauvais. 

Adieu.  Il  paraît  que  notre  voyage  ne  durera  pas  très-longtemps , 
puisque  nous  partons  déjà  demain  pour  Dessau...  Au  reste,  les  jours 
sont  si  courts  et  le  temps  si  mauvais,  qu'il  eût  été  difficile  d'utiliser 
un  plus  long  séjour;  le  hasard  cependant  nous  offre  parfois  ce  qu'on 
aurait  vainement  cherché. 

Adieu  encore,  je  vous  souhaite  santé,  joie  et  courage.       Gobthk. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  37 


Schiller  à  Gœthe. 


léat,  le  26  janvier  1797. 

Puisque  vous  vous  occupez  des  couleurs,  il  faut  que  je  vous  fasse 
part  d'une  expérience  que  j'ai  faite  aujourd'hui  avec  un  morceau  de 
verre  jaune.  Tenant  ce  verre  horizontalement  devant  mes  yeux ,  je 
regardais  les  objets  devant  ma  fenêtre,  et  je  voyais  en  môme  temps 
ceux  qui  étaient  dessous,  tandis  que  l'azur  du  ciel  se  reflétait  sur  la 
surface  du  verre.  Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  tous  les  objets 
teints  en  jaune  par  la  couleur  du  verre  me  paraissaient  pourpre ,  sur 
toutes  les  places  où  se  reflétait  le  bleu  du  ciel,  comme  si  le  mélange 
du  jaune  et  du  bleu  produisait  la  couleur  pourpre.  D'après  les  expé- 
riences ordinaires,  ce  mélange  devait  produire  la  couleur  verte,  et  le 
ciel  avait  en  effet  cette  couleur  toutes  les  fois  que  je  le  regardais  à 
travers  le  verre ,  et  il  ne  produisait  le  pourpre  que  lorsqu'il  s'y  reflé- 
tait. J'ai  cru  pouvoir  m'expiiquer  ce  phénomène  par  la  position  hori- 
zontale du  verre  qui,  à  cause  de  sa  largeur,  ne  me  laissait  voir  que  la 
partie  la  plus  épaisse  du  ciel  qui  tenait  déjà  du  rouge.  Pour  preuve  de 
mon  opinion,  je  vous  dirai  que  je  ii 'avais  qu'à  boucher  le  dessous  du 
verre  pour  y  foire  refléter  les  objets  comme  dans  un  miroir,  pour 
voir  du  rouge  pur  là  ot^il  y  avait  d'abord  du  jaune. 

Je  ne  vous  apprends  sans  doute  rien  de  neuf,  mais  je  voudrais 
savoir  si  je  m'explique  bien  ce  singulier  phénomène.  S'il  ne  s'agissait, 
en  eifet,  que  du  plus  ou  moins  d'épaisseur  du  jaune  pour  produire , 
avec  le  mélange  du  bleu,  tantôt  du  pourpre  et  tantôt  du  vert,  la  réci- 
procité de  ces  deux  couleurs  n'en  serait  que  plus  intéressante. 

Avez-vous  lu  ce  que  Campe  a  répondu  aux  Xénies?,,. 

Adieu.  Tâchez  de  vous  débarrasser  bientôt  de  toutes  vos  affaires 
pour  retourner  librement  aux  Muses.  Sghillea. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  29  janxier  1797. 

...Votre  expérience  avec  le  verre  jaune  est  fort  jolie,  et  je  crois  pou- 
voir la  classer  avec  un  des  phénomènes  qui  me  sont  déjà  connus. 
Je  suis  curieux  cependant  de  renouveler  cette  expérience,  sur  le  point 
même  où  vous  l'avez  faite... 

Je  n'ai  rien  entendu  dire  desXénies;  dans  le  monde  où  je  vis,  il  n'y 
a  ni  préludes  ni  échos  littéraires.  Un  son  retentit;  on  le  remarque  et 
on  n'y  songe  plus.  Rien  avant  le  concert,  rien  après. 

Je  saurai,  sous  peu,  s'il  me  sera  possible  de  séjourner  quelque 
temps  près  de  vous,  ou  s'il  faudra  me  borner  à  une  simple  visite.  En 


38  GOETHE  ET  SCHILLER. 

attendant,  portez-vous  bien,  rappelez-moi  au  souvenir  des  vôtres,  et 
attachez-vous  à  Wallenstein  autant  que  vous  le  pourrez.       Goethe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  7  février  17(>7. 

Vous  m'avez  adressé  tant  de  richesses  littéraires,  que  je  n*ai  pa» 
encore  eu  le  temps  de  les  examiner  toutes.  C'est  que  racquisition 
d'une  maison  de  campagne  et  une  scène  d'amour  du  second  acte  de 
Wallenstein  font  alternativement  tourner  ma  tête  vers  les  directions 
les  plus  opposées...*  Nous  nous  faisons  tous  une  fête  de  vous  voir 
dimanche.  ScHiLLsa» 

Gœthe  à  Schiller. 

V^eimar,  le  8  février  1797. 

...  Je  désire  que  vous  puissiez  conclure  le  marché  de  votre  jardin; 
s'il  y  avait  quelque  chose  à  bâtir,  mes  conseils  sont  à  votre  service..» 
Je  compte  toujours  vous  voir  dimanche.  Gobthb. 

Sefnller  à  Gœthe. 

IéM,Ie  il  tTrUl7»7. 

Deux  mots  seulement  pour  vous  donner  signe  de  vie.  Notre  petit 
Ernest,  que  nous  avons  fait  inoculer,  a  une  forte  fièvre  accompagnée 
de  convulsions  qui  nous  effrayent  beaucoup.  La  nuit  sera  agitée,  et  je 
ne  suis  pas  sans  inquiétude.  Peut-être  demain  aurai-je  l'esprit  plus 
tranquille.  Ma  femme  vous  envoie  ses  meilleurs  compliments. 

SCHnXEH. 

Gœthe  à  Schiller, 

Weimar,lel2  aTrit  1707. 

Puisse  le  petit  Ernest  sortir  bientôt  de  celte  crise  dangereuse  et 
vous  remettre  l'esprit  en  repos  !...  Ne  tardez  pas  à  m'envoyer  de  bonnes 
nouvelles  de  vous  et  des  vôtres.  Goethe. 

Schiller  à  Gœthe, 

,  lèna,  18  avril  1797. 

Mon  travail  n'avance  pas,  car  tout  est  encore  agité  chez  moi...  Le 
petit  cependant  continue  à  aller  mieux,  et  j'espère  bien  que  dans 
quelques  jours  je  pourrai  prendre  possession  de  ma  maison  et  de  mon 
jardin.  Alors  ma  première  occupation  sera  d'écrire  en  entier  la  fable 
poétique  de  Wallemteiny  afin  de  m'assurer  qu'elle  forme  un  tout  dont 
chaque  détail  est  arrêté.  Tant  qu'elle  n'existe  que  dans  ma  tête,  je 


GOETHE  ET  SCHILLER.  39 

erains  tooiours  qu'il  n'y  ait  des  laettues  ;  une  narration  survie  exige 
qa'on  rende  compte  de  tout.  C'est  cette  narration  détaillée  que  je 
TOUS  sonmettrai,  pnis  noos  en  causerons^ 

Je  vous  félicite  d'avoir  donné  congé  aux  quatre  premières  Muses  *  ; 
en  Tenté,  c'est  merveille  de  voir  9îwec  quelle  rapidité  )â  nature  a  créé 
eette  œuvre,  et  avec  quel  soin,  avec  quelles  méditations  l'art  aujour- 
d'hui la  perfectionne. 

Portez-vous  bien  pendant  ces  jours  de  joie.  Pour  moi ,  je  me  fais 
ime  fête  de  pouvoir  à  l'aitenir  profiter  en  plein  air  de  chaque  rayon  de 
soleil.  Il  y  quelques  jours  j'ai  eu  le  courage  d'aller  k  pied  el  par  on 
long  détour  jusqu'à  mon  jardin.  Sghillek. 

Gœthe  à  Schiller. 

m 

Weimar,  le  19  tYril  1797» 

Je  suis  enchanté  que  vous  soyez  débarrassé  de  toute  inquiétude 
à  l'égard  de  votre  enfant,  et  j'espère  que  le  mieux  se  continuera; 
faites-en  mes  compliments  à  votre  chère  femme.... 
.  J'étudie  maintenant  avec  un  très-grand  zèle  l'Ancien  Testament 
ainsi  qu'Bomère,  puis  je  lis  Tintroduction  d'Eichhorn  à  l'Ancien  Tes* 
tament  et  les  Prolégomènes  de  Wolf  sur  Homère.  De  cette  double  étude 
résultent  pour  moi  les  plus  étranges  effets  de  lumière.  Cela  nous  four- 
nira plus  d'un  sujet  d'entretien. 

Écrivez,  le  plus  tôt  possible  votre  plan  de  Wallenstein^  et  ne  man- 
quez pas  de  me  le  communiquer.  Vu  mes  études  actuelles,  les  ré- 
flexions que  je  ferai  sur  cette  esquisse  auront  beaucoup  d'intérêt  pour 
moi  et  ne  seront  pas  sans  utilité  pour  vous. 

U  faut  que  je  vous  fasse  immédiatement  part  d'une  pensée  qui  m'est 
venue  sur  le  poème  épique.  Puisqu'il  veut  être  lu  avec  beaucoup  de 
tranquillité,  la  rakon  est  ptos  exigeante  envers  ce  genre  de  poésie 
qu'envers  tout  autre,  et  j'ai  été  étonné  de  voir,  en  relisant  VOdynée, 
que  ce&eidgences  y  étaient  complètement  satisfaites.  D'un  autre  cdiéy 
lorsqu'on  médite  sur  ce  que  nous  savon»  des  travaux,  du  caractère  et 
du  talent  des  anciens  grammairiens  et  critiques,  on  voit  clairement 
que  c'étaient  des  hommes  de  bon  sens  étroit,  qui  ne  s'arrêtaient  dans 
leurs  recherches  qu'après  avoir  mis  ces  grandes  peinture»  au  niveau 
de  leurs  propres  conceptions.  Si  cela  est^  ainsi  qoe  Wolf  cherche  fc  le 
prouver,  nous  devons  notre  Homère  actuel  aux  Alexandrins,  ce  qui 
donnerait  assurément  un  tout  autre  aspect  à  ses  poème». 

Encore  une  remarque  spéciale.  Plusieurs  vers  d'Homère,  qu'on 

1.  Les  quatre  premiers  chants  à'Befmann  et  Dorothée  qui  portent  les  noms 
de  €attîope,  de  Terpsichore,  de  Thalie  et  d'Euterpe. 


40  GOETHE  ET  SCHILLER. 

regarde  comme  entièrement  apocryphes,  sont  de  la  nature  de  ceux 
que  j'ai  intercalés  dans  mon  Hermann^  lorsqu'il  était  terminé,  afin  de 
rendre  l'ensemble  plus  clair,  ou  de  préparer  à  temps  certains  évé- 
nements à  venir. 

Je  suis  curieux  de  voir  ce  que  j'aurais  envie  de  retrancher  ou  d'a- 
jouter à  ce  poème  quand  j'aurai  achevé  les  études  dont  je  m'occupe 
maintenant.  En  attendant,  laissons-le  se  produire  dans  le  monde  tel 
qu'il  est. 

Un  des  traits  caractéristiques  dupoôme  épique  est  d'aller  toujours, 
tantôt  en  avant  et  tantôt  en  arrière;  aussi  tous  les  motifs  retardants 
peuvent*ils  être  considérés  comme  parfaitement  épiques.  Il  ne  faut 
cependant  pas  que  ces  motifs  soient  des  obstacles ,  car  les  obstacles 
n'appartiennent  qu'au  drame. 

Si  la  nécessité  de  retarder  la  marche  de  la  narration,  si  amplement 
satisfaite  dans  les  deux  pièces  d'Homère,  et  qui  se  trouvait  aussi  dans 
mon  plan  à  moi,  est  en  effet  indispensable,  tout  plan  qui  s'avance 
directement  vers  le  dénoûment  est  mauvais ,  ou  du  moins  n'appar- 
tient point  au  genre  épique.  Le  plan  de  mon  second  poSme  a  ce  défaut, 
si  toutefois  c'en  est  un  ;  aussi  me  garderai-je  bien  d'écrire  un  seul 
vers  de  ce  poème  avant  d'avoir  tiré  au  clair  avec  vous  mon  idée  à  ce 
sujet.  Elle  me  parait  extrêmement  fertile;  si  en  efTet  il  en  était  ainsi, 
je  lui  sacrifierais ,  avec  plaisir,  le  projet  de  mon  nouveau  poëme 
épique. 

Le  drame  me  paraît  tout  à  fait  dans  des  conditions  opposées.  Au 
reste,  nous  en  parlerons  prochainement.  Goethe. 

Schiller  à  Gœtke. 

léna,  le  21  avril  «797. 

Votre  dernière  lettre  m'a  donné  beaucoup  à  penser,  et  j'allais  y 
répondre  longuement,  mais  une  affaire  indispensable  m'enlève  ma 
soirée;  je  ne  vous  écrirai  doue  que  quelques  mots  aujourd'hui.  Tout 
ce  que  vous  me  dites  me  prouve  clairement  que  le  principal  caractère 
du  poôme  épique  est  dans  la  substantialité  de  ses  parties.  La  mission 
du  poète  épique  est  de  faire  apparaître  tout  entière  la  plus  intime 
vérité  du  sujet;  il  ne  peint  que  l'existence  et  l'action  tranquille  des 
choses;  à  chaque  mouvement  qu'il  fait  dans  cette  direction,  il  dévoile 
son  but  et  s'en  rapproche;  voilà  pourquoi,  au  lieu  de  courir  impa* 
tiemment  vers  le  terme  du  récit,  nous  prenons  plaisir  à  nous  arrêter 
à  chaque  pas  avec  lui.  En  nous  laissant  toute  la  liberté,  le  poète  épique 
nous  procure  un  grand  avantage  et  rend  sa  tâche  bien  plus  difficile, 
car  nous  exigeons  de  lui  tout  ce  que  la  réunion  de  nos  forces  nous 
permet  de  prétendre.  Le  poëte  tragique,  au  contraire,  nous  enlève  cette 


GOETHE  ET  SCHILLER.  41 

liberté  en  concentrant  nos  forces  sur  un  seul  point ,  ce  qui  lui  donne 
un  grand  avantage  sur  nous. 

Votre  observation  sur  la  marche  retardante  du  poème  épique  est 
un  trait  de  lumière  pour  moi.  Cependant,  d'après  ce  que  je  connais 
de  votre  nouveau  poème  épique,  je  ne  vois  pas  encore  pourquoi  cette 
particularité  lui  manquerait  entièrement. 

J'attends  avec  beaucoup  d'impatience  le  résultat  de  vos  nouvelles 
études,  surtout  en  ce  qui  concerne  le  drame.  En  attendant,  je  réflé- 
chirai sur  ce  que  vous  m'en  avez  déjà  appris. 

Adieu,  portez-vous  bien.  Le  mieux  de  mon  petit  malade  se  soutient 
en  dépit  du  mauvais  temps.  Ma  femme  vous  salue  cordialement. 

SGHnXER. 

Gœtke  à  Schiller, 

Weimar,  le  22  arril  1797. 

Encore  quelques  mots  sur  vos  dernières  lettres. 

L'histoire  universelle  de  Woltmann  est  un  ouvrage  bien  singulier. 
La  préface  est  tout  à  fait  en  dehors  de  la  portée  de  ma  vue.  Quant  à 
toute  cette  manière  égyptienne,  je  ne  puis  en  juger;  mais  il  m'est 
impossible  de  concevoir  comment  il  a  pu,  dans  son  Histoire  des 
Israélites^  adopter  l'Ancien  Testament  tel  qu'il  est  sans  aucun  examen 
et  comme  un  document  au-dessus  de  toute  critique.  Tout  ce  travail 
est  bâti  sur  le  sable  et  ne  se  maintient  que  par  miracle,  surtout  quand 
on  songe  que  l'introduction  d'Eichhorn  est  écrite  depuis  près  de 
dix  ans,  et  que  les  travaux  de  Herder  agissent  sur  l'esprit  public  depuis 
plus  longtemps  encore.  Quant  aux  adversaires  passionnés  de  la  Bible, 
je  ne  veux  pas  môme  en  parler... 

Je  voudrais  déjà  vous  savoir  établi  dans  votre  jardin  et  débarrassé 
de  tout  souci.  Mes  meilleurs  compliments  à  votre  chère  femme  et  à 
G.  de  Humboldt...  Gcethe. 

Schiller  à  Goethe. 

léna,  le  24  arril  1797. 

Ce  que  vous  appelez  le  meilleur  sujet  dramatique,  c'est-à*dire  celui 
où  l'exposition  fait  déjà  marcher  l'action,  ne  se  trouve  que  dans  les 
Jumeaux  de  Shakespeare.  Je  n'en  connais  aucun  autre  exemple,  bien 
qxUCEdipe  roi  se  rapproche  étonnamment  de  cet  idéal.  Je  puis  pour- 
tant me  représenter  certains  sujets  dramatiques  dans  lesquels  l'expo- 
sition est  une  continuation  immédiate  de  l'action  déjà  commencée. 
Macbeth  appartient  à  cette  classe;  je  citerai  aussi  mes  Brigands. 

Quant  au  poète  épique,  je  voudrais  ne  lui  accorder  aucune  exposi- 
tion, du  moins  pas  telle  qu'on  l'entend  dans  le  sens  dramatique.  Le 


41  GŒTHE  ET  SCHILLER. 

poète  épique  ne  nom  pousse  pas  vers  la  fin,  ainsi  que  le  fait  le  poète 
dramatique;  aussi  le  commencement  et  la  fin  se  rapprochent-ils  davan- 
tage par  l'importance  de  la  dignité;  et  l'exposition  d'une  épopée  doit 
nous  intéresser,  non  parce  qu'elle  conduit  à  quelque  chose,  mais 
parce  qu'elle  est  quelque  chose  par  elle-même.  Je  crois  que,  sous  ee 
rapport^  il  faut  être  beaucoup  plus  indulgent  pour  le  poète  drama» 
tique  ;  puisqu'il  place  son  but  à  la  fin  de  son  cemrre,  il  lai  est  permis 
de  ne  voir  dans  le  commencement  qu'un  moyen.  La  nature  de  soa 
travail  le  place  dans  la  catégorie  de  la  causalité  ;  le  poète  épique  est 
dans  celle  de  la  substantialité;  dans  la  tragédie  il  peut  et  doit  y  avoir 
des  incidents  qui  ne  sont  que  la  cause  d'autres  incidents  ;  dans  le  podnse 
épique  tous  doivent  avoir  leur  valeur  et  leur  importance  propre... 

Demain  j'espère  pouvoir  m'installer  dans  mon  jardin.  Le  petit  est 
parfaitement  rétabli,  et  la  maladie,  à  ce  qu'il  semble,  a  consolidé  plus 
fortement  sa  santé. 

Humboldt  est  parti  ce  matin  et  pour  plusieurs  années.  En  tout  cas, 
nous  ne  pouvons  espérer  de  nous  revoir  tels  que  nous  étions  lorsque 
nous  nous  sommes  quittés.  Voilà  donc  encore  une  relation  rompue  et 
que  je  ne  puis  pas  espérer  de  voir  se  renouer  ;  car  quelques  années 
que  eliacun  de  nous  passera  d'une  manière  si  différente  changeront 
bien  des  choses  en  nous  et  autour  de  nous.  Sghiixsb.  * 

Le  même  au  même. 

lént,  le  «5  ttrlt  1797. 

n  me  parait  hors  de  doute  que  la  nécessité  de  retarder  la  marche 
des  événements  découle  d'une  loi  épique  souveraine  à  laquelle  cepen- 
dant on  pourrait  satisfaire  par  un  autre  moyen.  Selon  moi,  il  y  a  deux 
manières  de  retarder  r  I^une  tient  à  la  nature  de  la  route,  et  l'autre  à 
celle  de  la  marche  ;  or  cette  dernière  peut  être  mise  en  œuvre  sur  la 
route  la  plus  directe,  et  convenir,  par  conséquent,  à  un  plan  tel  que 
le  vôtre. 

Je  ne  voudrais  cependant  pas  formuler  cette  loi  épique  telle  que 
vous  l'avez  fait,  car,  ainsi  résumée,  elle  me  parait  trop  générale  et 
«pphcable  à  tous  les  genres  de  poésie.  Voici,  au  reste,  ma  pensée  en 
peu  de  mots  à  ce  sujet  :  le  poète  épique,  ainsi  que  le  poète  dranutique, 
représente  une  action  ;  mais  pour  ce  dernier,  elle  est  le  véritable  but, 
tandis  que  pour  le  premier  elle  n'est  qu'un  moyen  pour  arriver  à  un 
but  absolu  et  esthétique. 

Par  ce  principe  je  m'explique  parfaitement  pourquoi  le  poète  dra- 
matique doit  avancer  rapidement  et  directement,  tandis  qu'une  marche 
lente  et  vacillante  convient  au  poète  épique.  C'est  par  la  môme  raison 
que  le  poète  épique  doit  s'abstenir  de  choisir  des  sujets  qui  excitent 


GCETHE  ET  SCHILLER.  43 

viTement  les  passions,  car  alors  l'action  sort  des  limites  d'nn  moyen  et 
devient  nn  bnt.  J'avoue  que  ce  cas  me  semble  celui  du  nouvean  poème 
que  vous  projetez,  ce  qui  ne  m'empécbe  pas  de  croire  que  votre  toute- 
puissance  poétique  saura  vaincre  les  difficultés  du  sujet. 

Quant  à  la  manière  dont  vous  voulez  développer  l'action,  elle  me 
parait  pins  propre  à  la  comédie  qu'à  l'épopée.  En  tout  cas,  il  vous  sera 
bien  difficile  de  ne  pas  exciter  la  surprise,  Tétonnement,  deux  senti- 
ments très-peu  épiques. 

J'attends  le  plan  de  votre  nouveau  poème  avec  beaucoup  d'impa- 
tience', lime  parait  toutefois  digne  de  remarque  que  Humboldt  soit 
tout  à  fait  de  mon  avis  à  ce  sujet,  sans  que  nous  nous  soyons  commu- 
niqué notre  opinion.  Selon  lui,  votre  plan  n'a  point  d'action  indivi- 
duelle et  épique.  Lorsque  vous  m'avez  parlé  pour  la  première  fois  de 
ce  plan,  j'attendais  toujours  que  vous  en  vinssiez  à  la  véritable  action, 
car  tout  ce  que  vous  me  disiez  ne  me  semblait  que  l'introduction  de 
cette  action;  et  lorsque  je  croyais  qu'elle  allait  commencer  enfin,  vous 
aviez  fini.  U  est  vrai  qu'un  sujet  du  genre  du  vôtre  laisse  là  l'individu 
pour  s'occuper  des  masses,  puisqu'il  a  pour  héros  la  raison,  dont  le 
propre  est  de  dominer  les  objets  et  non  de  les  contenir. 

En  tout  cas,  que  votre  nouveau  poème  soit  plus  ou  moins  épique, 
sera  toujours  d'un  autre  genre  que  votre  Hermann  ;  et  si  ce  Hermann 
était  la  véritable  expression  du  poème  épique,  il  résulterait  de  là  que 
le  nouvean  poème  ne  serait  pas  épique  du  tout.  Mais  vous  vouliez  savoir 
avant  tout  si  Hermann  était  une  véritable  épopée,  ou  s'il  n'était  que  du 
genre  épique,  et  nous  sommes  encore  à  résoudre  cette  question. 

J'appellerais  votre  nouveau  poème  une  épopée  comique  si  on  vou- 
lait complètement  séparer  de  ce  genre  les  idées  limitées  et  empiriques 
de  la  comédie  et  de  la  poésie  béroïco-comique.  J'ajouterai  que  votre 
nouvean  poème  me  paraît  tenir  à  la  comédie,  comme  Hermann  tient  à 
la  tragédie,  avec  la  différence  cependant  que  l'effet  de  Hermann  tient 
au  sujet,  et  celui  du  poème  projeté  à  la  manière  de  le  traiter.  J'atten- 
drai votre  plan  pour  m'expliquer  plus  clairement. 

Que  dites-vous  des  nouvelles  que  l'on  répand  sur  un  traité  de  paix 
conclu  à  Ratisbonne?  Si  vous  en  savez  quelque  chose  de  certain,  veuil- 
lez me  le  communiquer.  ScmiXER. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  26  aTril  1797. 

La  paix  vient  en  effet  d'être  conclue  à  Ratisbonne.  Au  moment  où 
les  Français  étaient  encore  aux  prises  avec  les  Autrichiens  pour  entrer 

i.  n  s'agit  du  poème  de  la  chasse,  projeté,  puis  abandonné  par  Gœthe,  et 
qu'il  regrettait  plus  tard  de  ne  pas  avoir  écrit. 


44  GCETHE  ET  SCHILLER. 

de  nouveau  à  Francfort,  un  courrier  est  venu  apporter  la  nouvelle  de 
cette  paix.  Les  hostilités  ont  cessé  aussitôt,  et  les  généraux  des  deux 
armées  ont  dîné  avec  le  burgermeister,  dans  la  maison  rouge  de  Franc- 
fort.  Les  habitants  de  cette  ville  ont  eu,  au  moins,  en  échange  de  leur 
argent  et  de  leurs  souffrances,  le  plaisir  d'être  témoins  d'un  coup  de 
théâtre  tel  qu'on  n'en  voit  que  fort  rarement  dans  l'histoire.  Attendons 
à  juger  l'effet  que  produira  ce  changement  dans  les  détails  et  sur  réas- 
semble de  la  situation. 

Je  suis  parfaitement  d'accord  avec  vous  sur  tout  ce  que  vous  me 
dites  dans  votre  dernière  lettre  à  l'égard  du  drame  et  du  poème 
épique;  au  reste,  vous  m'avez  depuis  longtemps  fait  contracter  Thabi- 
tude  de  m'expliquer  mes  rêves.  De  mon  côté  je  ne  vous  dirai  plus 
rien,  il  faut  qu'avant  tout  vous  voyiez  le  plan  de  mon  poëme.  Alors 
nous  agiterons  des  questions  trop  délicates  pour  en  parler  lorsqu'on 
n'en  est  encore  qu'aux  généralités.  Si  mon  sujet  ne  se  trouvait  pas 
purement  épique,  quoique  sous  plus  d'un  rapport  il  soit  très-intéres- 
sant et  très-important,  nous  finirions  par  trouver  la  forme  sous  laquelle 
il  faudrait  le  traiter. 

Conservez-vous  en  bonne  santé  afin  de  mieux  jouir  de  votre  jardin 
et  du  rétablissement  de  la  santé  de  votre  petit. 

Le  séjour  de  Humboldt  ici  a  été  très-favorable  à  mes  travaux  d'his- 
toire naturelle,  il  les  a  réveillés  de  leur  sommeil  d'hiver,  pourvu  qu*a- 
près  son  départ  ils  ne  tombent  pas  dans  un  sommeil  de  printemps. 

GCETHE. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  vous  adresser  encore  une  question  sur 
nos  dissertations  dramatiques  et  épiques.  Que  dites-vous  des  principes 
suivants  : 

Dans  la  tragédie  le  destin,  ou^  ce  qui  est  la  môme  chose  en  d'autres 
termes,  la  nature  péremptoire  de  l'homme,  qui  le  pousse  aveuglément 
vers  un  point  ou  vers  un  autre,  peut  et  doit  régner  de  la  manière  la 
plus  absolue.  Ce  destin  ou  cette  nature  ne  doivent  jamais  détourner  de 
son  but  le  héros  qui,  au  reste,  ne  peut  être  maître  de  sa  raison  ;  et  la  * 
raison,  en  général,  ne  saurait  trouver  de  place  dans  la  tragédie  que 
chez  les  personnages  secondaires  et  au  désavantage  du  héros  prin- 
cipal. 

Dans  le  poème  épique,  c'est  tout  à  fait  le  contraire  ;  là,  il  n'y  a  d'au- 
tres agents  véritiibiement  épiques  que  la  raison,  ainsi  que  nous  le 
voyons  dans  VOdyssée^  ou  une  passion  parfaitement  conforme  au  but, 
telle  que  Y  Iliade  nous  en  fournît  l'exemple.  Le  voyage  des  Argonautes, 
considéré  comme  aventure,  ne  contient  donc  aucun  élément  épique. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  4!i 

Ia  même  au  même, 

Weimar,  le  28  aTril  1797. 

Lorsque  j'ai  réfléchi  hier  sur  la  fable  de  mon  nouveau  poème,  afin  de 
l'écrire  pour  vous  l'envoyer,  je  me  suis  senti  saisi  d'un  amour  tout 
particulier  pour  cet  ouvrage^  ce  qui  d'après  ce  qui  en  a  été  dit  entre 
nous  est  d'un  très-bon  augure.  Et  puisque  l'expérience  m'a  prouvé 
que,  dès  que  je  communique  à  qui  que  ce  soit  le  plan  d'un  travail 
projeté,  je  ne  le  termine  jamais,  je  m'abstiendrai  encore  pendant 
quelque  temps  avant  de  vous  l'envoyer.  En  attendant,  nous  traiterons 
cette  matière  en  général,  et  les  résultats  de  nos  communications  me 
serviront  à  juger  mon  sujet  à  part  moi.  Si,  après  cette  épreuve,  je  con- 
serve le  courage  et  l'envie  de  le  traiter,  il  nous  fournira  plus  de  matière 
à  réflexion  quand  il  sera  achevé  qu'en  état  de  projet  ;  si  je  venais  à  en 
désespérer^  il  serait  toujours  temps  de  vous  montrer  ce  projet. 

Connaissez-vous  le  traité  de  Schlegel  sur  le  poème  épique  quia 
paru  l'année  dernière  dans  le  onzième  numéro  du  journal  V Allemagne? 
Si  vous  ne  le  connaissez  pas,  lisez-le.  U  est  singulier  de  voir  comment, 
en  sa  qualité  de  bonne  tête,  il  est  souvent  sur  la  bonne  route  et  la 
quitte  presque  aussitôt.  Parce  que  le  poôme  épique  ne  peut  avoir 
d'unité  dramatique,  et  parce  qu'on  la  chercherait  en  vain  dans  V Iliade 
et  dans  VOdysséCy  il  en  conclut  que  le  poôme  épique  ne  doit  avoir 
aucune  espèce  d'unité,  ce  qui,  selon  moi,  signifie  qu'il  doit  cesser 
d'être  un  poème. 

Et  voilà  ce  qu'on  appelle  des  idées  justes,  quand  un  examen  sérieux 
suffit  pour  les  démentir.  Lors  même  que  VIliade  et  VOdyssée  auraient 
passé  par  les  mains  de  mille  poètes  et  de  mille  rédacteurs,  on  n'y  ver- 
rait pas  moins  la  tendance  puissante  de  la  nature  poétique  et  critique 
vers  l'unité.  Au  surplus,  ce  traité  de  Schlegel  n'a  été  fait  que  pour 
appuyer  l'opinion  de  Wolf,  qui  peut  très-bien  se  passer  d'un  pareil 
secours.  Lors  môme  qu'il  serait  vrai  que  ces  deux  grands  poèmes  ne 
seraient  nés  que  par  degrés,  et  qu'il  eût  été  impossible  de  les  amener 
à  une  unité  complète,  quoique,  selon  moi,  leur  organisation  soit  beau- 
coup plus  parfaite  qu'on  ne  parait  le  croire,  il  ne  résulterait  point  de 
là  qu'un  pareil  poôme  ne  doit  jamais  être  complet  ni  arriver  à  une 
unité  parfaite. 

Je  viens  de  faire  un  petit  extrait  de  ce  que  vous  me  dites  à  cet  égard 
dans  vos  dernières  lettres.  Continuez  à  traiter  cette  matière  plus  lar- 
gement; un  pareil  travail  nous  serait  en  ce  moment  très-utile  à  tous 
deux,  dans  le  sens  théorique  ainsi  que  dans  le  sens  pratique. 

Je  viens  de  relire  avec  beaucoup  de  plaisir  isi  Poétique  d'Aristote; 
c'est  une  belle  chose  que  la  raison  dans  sa  plus  haute  manifesta- 


46  GCETHE  ET  SCHILLER. 

tioû.  J'ai  remarqué,  surtout,  qu'Aristote  s'en  tient  toujours  à  l'expé- 
rience, ce  qui  le  rend  un  peu  matériel  et  lui  donne  en  même  temps 
une  grande  solidité.  J'ai  été  charmé,  surtout,  de  la  générosité  avec 
laquelle  il  protège  les  poètes  contre  les  frondeurs  et  les  critiques  trop 
vétilleux.  Il  n'insiste  jamais  que  sur  les  points  essentiels;  pour  tout  le 
reste,  il  est  d'une  facilité  qui  m'a  souvent  étonné.  Ses  vues  sur  la  poé- 
sie, et  surtout  sur  les  parties  de  cet  art  qu'il  afiectionne,  ont  quelque 
chose  de  si  vivifiant  que  je  me  propose  de  le  relire  sous  peu.  J'y  ai 
trouvé  quelques  passages  qui  ne  m'ont  pas  paru  très-clairs  et  dont 
j'espère  approfondir  le  véritable  sens.  Il  est  vrai  qu'on  n'y  trouve 
aucune  donnée  sur  le  poème  épique,  du  moins  telles  que  nous  les 
désirons. 

Je  commence  à  me  remettre  des  distractions  du  mois  passé,  et  à  me 
débarrasser  de  différentes  affaires.  J'espère  pouvoir  disposer  du  mois 
de  mai  tout  entier.  J'irai  vous  voir  le  plus  tôt  possible.         Goethjs. 

Schiller  à  Gœthe. 

léaa,  le  ft  mai  1797. 

Je  suis  très-content,  non  seulement  d'Aristote,  mais  encore  de  moi- 
même,  car  il  n'arrive  pas  souvent  qu'après  la  lecture  de  l'œuvre  d'un 
législateur  aussi  froid  et  aussi  sobre,  on  se  trouve  encore  d'accord 
avec  soi-même.  Votre  Aristote  est  un  véritable  juge  infernal  pour  tous 
ceux  qui  tiennent  servilement  à  la  forme  extérieure,  ainsi  que  pour 
ceux  qui  se  mettent  au-dessus  de  toute  espèce  de  forme.  Il  est  évident 
qu'il  fait  infiniment  plus  de  cas  de  la  substance  que  de  la  forme;  aussi 
doit-il  mettre  les  partisans  de  cette  forme  en  contradiction  avec  eux- 
mêmes;  tandis  que  la  sévérité  terrible  avec  laquelle  il  déduit  de  la 
nature  même  de  l'épopée  ou  de  la  tragédie  la  forme  rigoureusement 
nécessaire  à  chacun  de  ces  poèmes,  ne  peut  manquer  de  désespérer 
ceux  qui  dédaignent  cette  forme.  Maintenant  seulement  je  comprends 
le  triste  état  dans  lequel  il  a  réduit  les  commentateurs,  les  poètes  et 
les  critiques  français,  et  pourquoi  ils  ont  toujours  eu  peur  de  lui 
comme  les  gamins  ont  peur  du  bâton.  Quoique  Shakespeare  pèche  à 
chaque  instant  contre  les  lois  de  ce  juge,  il  lui  eût  encore  été  plus 
facile  de  s'en  accommoder  qu'à  tous  les  poètes  tragiques  français. 

Je  suis  bien  aise,  au  reste,  de  ne  pas  avoir  lu  plus  tôt  cet  ouvrage, 
car  je  me  serais  privé  du  plaisir  et  des  avantages  qu'il  me  procure  en 
ce  moment.  Oui,  pour  lire  Aristote  avec  profit,  il  faut  déjà  avoir  des 
principes  littéraires  arrêtés  ;  et  lorsqu'on  ne  connaît  pas  encore  par- 
faitement les  matières  qu'il  traite,  il  doit  être  dangereux  de  chercher 
des  conseils  auprès  de  lui. 

11  est  certain  cependant  qu'il  ne  pourra  jamais  être  par£ûtement 


GOETHE  ET  SCHILLER.  47 

comiNris  ni  apprécié.  Toutes  ses  vues  sur  la  tragédie  reposent  sur  des 
raisons  empiriques.  Ayant  toujours  sous  les  yeux  une  masse  de  tra*- 
gédies  qu'il  avait  tu  i^présenter  et  dont  la  plupart  nous  sont  incon- 
Dues»  il  raisonne  sur  ces  tragédies  ;  aussi  la  base  «te  ses  raisonnements 
DOD8  manque-t-elle  presque  toujours.  Jamais,  ou  du  moins  très-rare- 
ment, il  ne  part  de  l'idée  de  Tart,  mais  toujours  du  &it  de  la  <U)mpo- 
tttion  d'un  poëte  et  de  la  représentation  de  cette  composition.  Si,  en 
général,  ses  jugements  sont  de  véritables  lois  poétiques,  nous  en 
sommes  redevables  au  hasard,  qui  a  v<hi1u  que  de  son  temp»  il  existât 
des  poèmes  qui  réalisaient  une  idée  ou  qui  représentaient  tout  un 
genre. 

Si  l'on  cherchait  chez  loi  des  idées  philosophiques  sur  la  poésie  telles 
qu'on  a  droit  d'en  attendre  de  nos  esthétiques  modernes,  on  aurait 
une  déception  complète;  l'on  serait  même  forcé  de  rire  de  la  manière 
rapsodique  dont  il  mêle  les  règles  les  plus  générales  et  les  plus  spé* 
eiales  des  propositions  logiques,  rhétoriques,  poétiques  et  prosodi- 
ques, surtout  lorsqu'on  le  voit  descendre  jusqu'aux  voyelles  et  aux 
consonnes.  Usas  lorsqu'on  songe  quHl  avait  toujours  devant  lui  une 
tragédie  sur  laquelle  il  cherchait  à  se  rendre  compte  de  chaque  situa- 
tion, de  chaque  effet,  on  s'explique  tout  ce  qu'il  dit,  et  l'on  s'ap- 
plaudit d'avoir  l'occasion  de  récapituler  tous  les  éléments  dont  peut 
se  composer  une  œuvre  poétique. 

Je  ne  m'étonne  pas  de  la  préférence  qu'il  donne  à  la  tragédie  sur  le 
poème  épique ,  car,  quoiqu'il  ne  s'explique  pas  sans  ambiguïté,  cette 
préférence,  telle  qu'il  l'entend,  ne  porte  aucun  préjudice  à  la  ^'aleur 
objective  et  poétique  de  l'épopée.  En  sa  qualité  de  juge  et  d'esthé- 
tique, il  devait  nécessairement  trouver  plus  de  satisfaction  dans  un 
genre  de  poésie  qui  s'appuie  sur  une  forme  stable  et  sur  laquelle,  par 
conséquent,  on  peut  formuler  un  jugement.  Or,  il  est  évident  que  la 
tragédie,  telle  qu'il  en  avait  devant  lui  les  modèles,  se  trouve  en  ce 
cas,  car  la  tâche  simple  et  déterminée  du  poète  tragique  est  plus 
facile  à  concevoir  et  à  désigner  que  celle  du  poète  épique;  aussi  offre- 
t-elle  à  la  raison  une  technique  plus  parfaite,  et  l'espace  étroit  dans 
lequel  la  tragédie  se  trouve  renfermée  en  rend  l'étude  moins  longue. 
Il  est,  au  reste,  facile  de  voir  quil  préfère  la  tragédie,  parce  qu'il  a 
sur  elle  des  vues  plus  claires  que  sur  l'épopée,  dont  il  ne  connaissait 
que  les  lois  génériques  qui  lui  sont  communes  avec  l'épopée,  tandis 
qu'il  ignorait  les  lois  spéciales  qui  rendent  la  poésie  épique  tout  à  fait 
opposée  à  la  poésie  dramatique.  Lorsqu'on  l'envisage  sous  ce  point 
de  vue,  on  comprend  comment  il  a  pu  dire  que  l'épopée  était  con- 
tenue dans  la  tragédie,  et  que,  dès  qu'on  savait  juger  une  tragédie,  on 
pouvait  se  prononcer  sur  un  poème  épitjue;  c'est  qu'en  effet  toute 


48  GOETHE  ET  SCHILLER. 

la  poésie  pragmatique  d'une  épopée  se  trouve  renfermée  dans  la 
tragédie. 

Le  grand  nombre  de  contradictions  apparentes  qui  se  trouTcnt  dans 
la  poétique  d'Aristote  lui  donnent,  à  mes  yeux,  un  prix  nouTcau,  car 
elles  me  prouvent  que  le  tout  se  compose  d'aperçus  isolés  sans  aucune 
idée  théorique  préconçue;  il  est  vrai  qu'il  faut  aussi  mettre  beaucoup 
de  choses  sur  le  compte  du  traducteur.  Je  me  fais  un  vrai  plaisir  de 
traiter  cette  question  en  détail  avec  vous  quand  vous  serez  ici. 

Lorsque  Aristote  regarde  l'enchaînement  des  événements  comme  le 
point  principal  de  la  tragédie,  on  peut  dire  qu'il  frappe  juste  sur  la 
tête  du  clou. 

Il  est  agréable  de  voir  un  homme  chez  qui  la  raison  domine  tout 
comparer  la  poésie  à  l'histoire,  et  convenir  qu'il  y  a  plus  de  vérités 
dans  la  première  que  dans  la  seconde.  Un  point  qui  me  charme  aussi, 
c'est  quand  il  remarque,  au  sujet  des  opinions,  que  les  anciens  font 
parler  leurs  personnages  avec  plus  de  politique  et  les  modernes  avec 
plus  de  rhétorique. 

Ses  observations  sur  l'avantage  qu'il  y  a  à  mettre  en  scène  des  per- 
sonnages vraiment  historiques  sont  fort  sensées. 

Je  n'ai  pas  du  tout  trouvé  qu'il  soit  aussi  partial  pour  Euripide  qu'on 
l'en  accuse.  Maintenant  que  j'ai  lu  moi-môme  sa  Poétique,  je  trouve, 
en  général,  qu'on  a  monstrueusement  défiguré  sa  pensée... 

Si  Aristote  ne  vous  appartient  pas,  je  l'achèterai,  car  je  ne  veux  pas 
m'en  séparer  de  sitôt. 

J'espère  que  Bon  Juariy  que  je  vous  renvoie,  fera  une  jolie  ballade. 
Malgré  le  vent  et  la  pluie,  je  me  promène  des  heures  dans  mon 
jardin,  ce  dont  je  me  trouve  fort  bien.  Schiller. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  6  mû  1797. 

Je  suis  enchanté  que  nous  nous  soyons  mis  à  lire  Aristote  si  à 
propos;  ce  n'est  que  lorsqu'on  comprend  un  livre  qu'on  en  fait  la 
découverte.  Je  me  souviens  que  j'ai  lu  cette  traduction  il  y  a  trente 
ans,  mais  alors  je  n'y  ai  rien  compris  du  tout.  J'espère  pouvoir  bientôt 
vous  en  parler  de  vive  voix.  L'exemplaire  ne  m'appartient  pas. 

Je  me  suis  beaucoup  servi  ces  jours-ci  de  la  traduction  d'Homère, 
de  Yoss,  et  j'ai  reconnu  de  nouveau  combien  elle  est  admirable.  Il 
m'est  venu  à  l'idée  un  moyen  de  lui  rendre  délicatement  une  justice 
publique,  ce  qui  ne  pourra  manquer  de  chagriner  ses  stupides  adver- 
saires. Nous  en  parlerons... 

Après  le  15  de  ce  mois,  j'espère  venir  passer  quelque  temps  avec 
vous.  Aujourd'hui  le  souvenir  de  toute  une  semaine  de  dissipation  me 


GCETHE  ET  SCHILLER.  <l« 

rend  de  très-maavaise  humeur.  Réjouissez-vous  de  pouvoir  respirer 
le  grand  air  et  de  vivre  dans  une  solitude  complète.  Gobthb. 


Le  même  au  même. 

« 

Weinuir,  le  12  juin  1797. 

Puisqu'il  faut  absolument  que  je  maîtrise  mes  inquiétudes  actuelles 
par  un  travail  sérieux,  j'ai  pris  la  résolution  de  revoir  mon  Faust.  Je 
sais  bien  que  je  ne  Tacbëverai  pas  encore  ;  mais  en  dissolvant  ce  qui 
a  déjà  été  imprimé  pour  le  grouper  en  grandes  masses  avec  ce  que 
j'ai  nouvellement  fait  et  inventé  pour  ce  sujet,  je  préparerai  Texécu- 
tion  prochaine  du  plan,  qui  n'est  en  réalité  qu'une  idée.  En  retravail- 
lant cette  idée  et  son  exécution,  je  me  suis  trouvé  passablement  con- 
tent de  moi.  Maintenant  je  voudrais  que  vous  eussiez  la  bonté  de  pen- 
ser à  cet  ouvrage  pendant  une  de  vos  nuits  d'insomnie,  et  de  me  dire 
ce  que  vous  en  attendez  et  ce  que  vous  exigez  de  l'ensemble.  Par  là, 
vous  continueriez  à  me  raconter  et  à  m'expliquer  mes  propres  rêves. 
Sous  le  rapport  de  la  disposition  d'esprit,  les  diverses  parties  de  ce 
poème  peuvent  être  travaillées  séparément,  car  tout  ce  travail  étant 
subjectif,  il  suffit  que  les  détails  soient  subordonnés  à  l'ensemble  par 
l'esprit  et  par  le  ton.  Je. puis  donc  m'en  occuper  par  intervalles,  c'est 
ce  qui  m'a  décidé  à  y  revenir  en  ce  moment.  Au  reste,  ce  sont  nos  en* 
tretiens  sur  les  ballades  qui  m'ont  ramené  dans  cette  route  nébuleuse, 
et  les  circonstances  me  conseillent,  sous  plus  d'un  rapport,  d'y  persis- 
ter pendant  quelque  temps. 

La  partie  la  plus  intéressante  de  mon  nouveau  poème  épique  se 
perdra  peut-être  dans  une  semblable  vapeur  de  rimes  et  de  strophes» 
Laissons-le  encore  fermenter  un  peu. 

Malgré  le  mauvais  temps,  votre  Charles  s'est  beaucoup  amusé  dans 
mon  jardin.  Si  votre  chère  femme  avait  voulu  rester  un  jour  de  plus, 
j'aurais  eu  beaucoup  de  plaisir  à  la  recevoir  ce  soir  avec  tous  les 
siens.  Goethe. 

Schiller  à  Gœthe, 

léu,  23  juin  1797. 

Votre  résolution  de  revenir  à  Faitst  m'a  d'autant  plus  étonné  que 
vous  êtes  sur  le  point  d'entreprendre  un  voyage  en  Italie.  Mais  j'ai 
renoncé,  une  fois  pour  toutes,  à  vous  juger  d'après  les  règles  de  la 
logique  ordinaire,  et  je  suis  convaincu  que  votre  bon  génie  vous  tirera 
parfaitement  de  cette  aifaire. 

n  ne  sera  pas  facile  de  vous  dire  ce  que  j'attends  et  désire  trouver 
dans  Faust.  Je  chercherai  toutefois  à  saisir  dans  cette  œuvre  le  fil  de 

Tome  XI.  —  4 1*  LiYraison.  4 


80  GOBTHB  BT  SCHILLER. 

los  idées  ;  et  si  je  ne  puis  y  réussir,  je  m'imagiDerai  que  j'ai  Iroové, 
par  hasard,  les  fragments  de  Fiuat^  et  que  j'ai  été  chargé  de  compléter 
les  lacunes. 

Pour  l'instant,  je  me  borne  à  tous  dire  que  le  poème  de  Famty  mal- 
gré son  individualité  poétique,  ne  peut  entièrement  rejeter  les  exi- 
gences d'une  signification  symbolique,  ainsi  que  vous  le  pensez  sans 
doute  vous-même.  On  ne  saurait  perdre  de  voe  le  douUe  caractère  de 
ia  nature  humaine,  et  l'insuccès  de  la  tentative  de  réunir  dans  l'homme 
le  divin  et  le  physique.  D'un  autre  côté,  la  fable  tend  et  doit  tendre  à 
se  dépouiller  crûment  de  la  forme;  aussi  ne  veut-on  pas  s'arrêter  près 
du  sujet,  mab  être  conduit  par  lui  A  l'idée.  En  un  mot,  ce  que  Vca 
deHiandera  à  Faust,  c'est  d'être  à  la  fois  philosophique  et  poétique* 
Vous  aurez  beau  faire,  la  nature  du  sujet  vous  forcera  à  le  traiter  phi- 
losophiquement, et  l'imagination  sera  forcée  de  se  mettre  au  service 
d'une  révélation  de  la  raison.  Mais  eans  doute  je  ne  vous  dis  rien  de 
neuf,  car  dans  les  parties  déjà  terminées  de  votre  poème  vous  avez 
parfaitement  rempli  cette  condition... 

Ma  femme,  qui  arrive  de  son  petit  voyage  avec  momimr  Charle9f 
n'empêche  de  continuer. 

J'espère  vous  envoyer  lundi  prochain  une  nouveUe  ballade  ;  le  temps 
est  propice  pour  les  compositions  poétiques.  Sghiludu 

Gœthe  à  Schiller. 

W^flMr,let4jniai7f7. 

Merci  de  vos  premières  paroles  sur  la  résorrection  de  Faust^  Je  suis 
eftr  que  nos  vues  sur  l'ensemble  de  l'ouvrage  seront  toujours  les 
mêmes;  mais  rien  n'est  plus  encourageant  que  de  retrouver  ses  pen- 
sées et  ses  projets  en  dehors  de  soi,  et  c'est  surtout  chez  vous  qu'il 
m'est  de  la  plus  haute  importance  de  les  retrouver. 

C'est  par  pure  sagesse  que  j'ai  repris  cette  muvre  eo  ce  moment. 
L'état  de  la  santé  de  Meyer  me  fait  toujours  craindre  d'être  réduit  à 
passer  encore  tout  l'hiver  prochain  dans  le  Nord;  et  comme  je  ne  veux 
pas  importuner  mes  amis  par  la  mauvaise  humeur  que  donne  toujours 
un  espoir  déçu,  je  me  suis  préparé  avec  amour  un  refuge  dans  ce 
monde  d'idées,  de  symboles  et  de  brouillards  de  Fanai.  Avant  tout,  je 
terminerai  et  grouperai  les  grandes  masses,  et  ne  passerai  aux  détails 
que  lorsque  ce  cercle  sera  épuisé.  Adieu;  continuez  à  me  dire  votre 
pensée  à  ce  sujet,  et  envoyez-moi  votre  ballade  le  plus  tût  possible. 

Gosmi. 


€ŒTfiE  ET  SCHiLLEB.  SI 

Schiller  à  Gœtke. 

léna,  le  te  juin  1797. 

Si  je  vous  aï  tien  compris  dernièrement,  vous  avez  le  projet  de  trai- 
ter la  CkassCy  votre  nouveau  poème  épique,  en  strophes  rimées.  Pal 
oublié  de  vous  dire  que  ce  projet  me  sourit  beaucoup,  et  que  ce  n'est 
qu'en  traitant  ainsi  ce  sujet  qu'il  pourra  prendre  place  à  côté  de  Her^ 
mann  et  Dorothée,  La  nature  de  ce  poSme  le  fait  pencher  vers  la  poésie 
moderne  ;  la  forme  si  aimée  des  strophes  lui  sera  donc  d*autant  plus 
favorable,  qu'elle  exclura  toute  idée  de  concurrence  avec  Hermann. 
En  mettant  le  lecteur  et  le  poète  dans  une  disposition  bien  différente, 
cette  nouvelle  épopée  sera  un  autre  concert  sur  un  autre  instrument. 

Sans  être  précisément  un  poème  romantique,  il  aura  sa  part  des 
privilèges  de  ce  genre  de  poésie;  si  ce  n'est  le  merveilleux,  l'extraor- 
dinaire, le  surprenant  môme  pourront  facilement  y  trouver  leur  place, 
et  l'histoire  du  lion  et  du  tigre,  qui  m'a  toujours  paru  insolite,  n'aura 
plus  rien  d'étonnant.  Puis  vous  n'aurez  qu'un  pas  à  faire  pour  parler 
de  vos  personnages  princiers  et  de  leurs  chasseurs  au  temps  de  la 
chevalerie,  car  le  sujet  se  rattache  de  lui-môme  à  la  féodalité  septen- 
trionale. Le  monde  grec,  que  les  vers  hexamètres  rappellent  infailli- 
blement, n'admettrait  guère  cette  forme  des  strophes,  tandis  que  le 
moyen  Age  etles  temps  modernes,  et  par  conséquent  la  poésie  moderne, 
la  réclament  naturellement. 

Je  viens  de  relire  les  fragments  de  Faustj  et  l'idée  de  la  solution 
d'un  pareil  sujet  me  donne  le  vertige.  En  tout  cas,  cet  effet  est  fort 
naturel,  car  tout  repose  sur  l'intuition,  et  tant  qu'on  n'y  est  pas  arrivé, 
des  matières  moins  riches  môme  ne  pourraient  manquer  d'embarras- 
ser l'esprit.  Ce  qui  m'inquiète  surtout,  c'est  que,  d'après  son  plan,  le 
poème  de  Faust  exige  une  grande  quantité  de  matières,  aûn  qu'au 
dénoûment  l'idée  puisse  ôtre  complètement  exécutée,  et  je  ne  con- 
nais pas  de  cercle  poétique  qui  puisse  contenir  une  masse  qui  tend 
ainsi  à  se  grossir  sans  cesse.  Mais  patience,  vous  saurez  vous  tirer  d'af* 
faire. 

n  &ndra,  par  exemple,  que  vous  conduisiez  Faust  dans  la  vie  agis- 
sante et  réelle  ;  et  quelle  que  soit  la  scène  sur  laquelle  vous  voudrez  l'in- 
troduire, la  nature  du  héros  la  rendra  nécessairement  trop  grande  et 
trop  compliquée. 

n  sera  également  très-difBcile  de  tenir  un  juste  milieu  entre  les  par- 
ties qui  ne  peuvent  ôtre  que  de  la  raillerie,  et  celles  qu'il  faudra  trai- 
ter sérieusement.  Ce  sujet  me  parait  prédestiné  à  devenir  une  arène 
où  l'esprit  et  la  raison  se  livrercuit  an  combat  à  mort  Autant  que  je 
puis  en  tnger  par  l'état  actuel  de  Fm$t^  le  diable»  gr&ce  à  eon  réa- 


52  GOETHE  ET  SCHILLER. 

lisme,  est  dans  son  droit  devant  la  raison  comme  Faust  Test  dans  le 
sien  devant  le  cœur.  Parfois  cependant  ils  semblent  changer  de  rôle. 
Je  crains  aussi  que  le  diable  n'annule  son  existence  idéaliste  par  son 
caractère  tout  réaliste.  En  tout  cas,  la  raison  seule  peut  l'admettre  et 
le  comprendre  tel  qu'il  est.  Je  suis  également  impatient  de  voir  com- 
ment la  partie  populaire  pourra  se  marier  avec  la  partie  philosophique. 

Je  vous  envoie  ma  ballade,  c'est  le  pendant  de  vos  Grues  ! 

Dites-moi  donc  où  en  est  le  baromètre.  Je  voudrais  savoir  si  on  peut 
compter  enfin  sur  un  beau  temps  durable.  Schiller. 

Gœthe  à  Schiller, 

Welmar,  Î7  juin  1797. 

Votre  ballade  {}*Anneau  de  Polycraté)  est  fort  bien  réussie.  L'ami 
royal  devant  lequel  l'action  se  passe,  la  conclusion  qui  laisse  l'esprit 
en  suspens,  tout  cela  fait  un  très-bon  effet.  Je  souhaite  que  mon  pen- 
dant puisse  l'égaler. 

Vos  remarques  sur  Faust  m'ont  fait  beaucoup  de  plaisir,  et  s'accor- 
dent parfaitement,  comme  je  devais  m'y  attendre,  avec  mes  projets  et 
mes  plans;  je  vous  dirai  toutefois  qu'avec  celte  composition  barbare, 
je  compte  me  mettre  à  mon  aise,  en  me  bornant  à  toucher  aux  ques- 
tions les  plus  élevées,  au  lieu  de  les  résoudre.  J'espère  donc  que  la 
raison  et  l'esprit,  semblables  à  deux  bretteurs,  ferrailleront  vaillam- 
ment le  loDg  du  jour  pour  souper  amicalement  ensemble.  Je  tâcherai 
que  les  parties  soient  agréables  et  amusantes  et  donnent  quelque 
chose  à  penser.  Quanta  l'ensemble,  qui  restera  toujours  en  fragment, 
j'aurai  en  ma  faveur  les  nouvelles  théories  du  poème  épique. 

Le  baromètre  est  toujours  en  mouvement  et  nous  ne  pouvons  comp- 
ter sur  un  temps  stable.  Cet  inconvénient  se  fait  toujours  sentir  lors- 
qu'on veut  vivre  en  plein  air,  l'automne  est  toujours  notre  meilleur 
temps. 

Puisque  mon  Faust  me  ramène  à  la  rime,  je  ne  tarderai  pas  à  vous 
fournir  quelque  chose  pour  VAlmanach  des  Muses.  Il  me  parait  certain 
maintenant  que  mes  tigres  et  mes  lions  appartiennent  à  la  poésie  ;  je 
crains  seulement  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  dans  ce  sujet  ne 
vienne  à  se  dissoudre  dans  une  ballade.  Nous  verrons  sur  quelle  rive 
le  génie  conduira  la  barque...  Goethe. 

Schiller  à  Gœthe. 

lénft,  le.  10  juillet  1707. 

Vous  avez,  dans  votre  essai,  dit  en  peu  de  mots  des  choses  très-pré- 
cieuses et  répandu  une  admirable  clarté  sur  une  très-belle  matière. 


GOETHE  ET  SCHILLER,  53 

Cet  essai  est  vraimeDt  un  modèle  pour  indiquer  comment  il  faut  regar- 
der et  juger  les  œuvres  d'art,  et  comment  il  faut  leur  appliquer  les 
principes  artistiques.  C'est  sous  ce  double  rapport  qu'il  a  été  fort 
instructif  pour  moi.  Nous  en  parlerons  de  vive  voix  demain,  car  à 
moins  d'obstacles  imprévus  je  serai  chez  vous  vers  trois  heures 
après  midi. 

Dans  le  cas  où  je  ne  pourrais  loger  chez  vous  sans  vous  gêner,  faites- 
moi-Ie  savoir  par  un  petit  billet  que  me  remettra  le  gardien  de  la 
porte  de  la  ville;  dans  ce  cas  je  descendrais  chez  mon  beau-frère.  Ma 
femme  viendra  avec  moi  et  nous  comptons  rester  jusqu'à  jeudi. 

L'heureuse  arrivée  de  Meyer  dans  sa  ville  natale  et  le  prompt  réta- 
blissement de  sa  santé  m'ont  fait  beaucoup  de  plaisir.  La  certitude 
que  vous  ne  serez  pas  trop  loin  de  nous  pendant  cet  hiver  est  une 
grande  consolation  pour  moi. 

Adieu,  portez-vous  bien.  Humboldt  vous  prie  de  lui  renvoyer  le 
plus  tût  possible  à  Dresde  son  exemplaire  à' Eschyle  dont  il  a  absolu- 
ment besoin.  Schiller. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  19  jaiilet  i707« 

Vous  ne  pouviez  me  faire  un  cadeau  d'adieu  plus  agréable  et  plus 
salutaire  que  de  venir  passer  huit  jours  avec  moi.  Je  ne  crois  pas  me 
tromper  en  regardant  cette  dernière  réunion  comme  plus  fertile  encore 
que  toutes  celles  qui  l'ont  précédée.  Nous  avons  développé  ensemble 
tant  de  choses  pour  le  présent,  et  fait  de  si  beaux  préparatifs  pour 
l'avenir,  qae  je  vais  partir  l'esprit  très-satisfait.  Fermement  décidé  à 
travailler  beaucoup  chemin  faisant,  je  puis  espérer  qu'à  mon  retour 
votre  bienveillant  intérêt  viendra  au-devant  de  moi.  Si  nous  continuons 
ainsi  à  terminer  à  l'envi  différents  petits  travaux  pour  nous  amuser  et 
nous  exciter  sans  cesser  de  continuer  les  grands,  nous  finirons  par 
accomplir  de  belles  choses. 

\oici  Polycrate  que  je  vous  renvoie;  puissent  les  Grues  venir  bientôt 
me  rejoindre  dans  mon  voyage  I  Samedi  prochain,  je  vous  donnerai 
des  nouvelles  sur  mon  départ.  Mes  compliments  à  votre  chère  femme* 
Je  viens  d'écrire  à  Schlegel.  Gosthe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léDèy  le  Si  jaUlet  1797. 

Je  ne  vous  quitte  jamais  sans  que  je  sente  quelque  nouvelle 
bonne  plante  germer  en  moi,  et  je  m'estimerais  heureux  si,  en  échange 
de  tout  ce  que  vous  me  donnez,  je  pouvais  en  effet  mettre  votre 
richesse  intéi^ieure  en  mouvement.  Des  rapports  fondés  sur  un  perfec- 


54  GCETHE  ET  SCHILLER. 

tioBoement  mutael  ne  pemrent  manquer  de  rester  toujours  fiais  ei 
Tirants,  contrairement  aux  rapports  ordinaires,  que  l'opposition  seide 
peut  garantir  de  la  monotonie;  les  nôtres  deyîendr(»it  plas  variés  k 
mesure  que  l'harmonie  deviendra  plus  complète  et  que  l'oppositioB 
deviendra  tout  à  feit  impossible.  Oui,  j'espère  que,  peu  à  peu,  nous 
nous  entendrons  complètement  sur  tout  ce  dont  on  peut  se  rendre 
compte  ;  quant  aux  choses  que  leur  nature  rend  inexplicables,  nous 
resterons  du  moins  près  l'un  de  l'autre  sous  le  rapport  du  sentiment. 

Pour  utiliser  dans  toute  leur  étendue  nos  communications  mutuelles 
et  me  les  approprier  tout  à  fait,  je  les  applique  immédiatement  à  mmi 
travail  du  moment.  Vous  dites ,  dans  votre  introduction  au  Laoeoon^ 
qu'une  œuvre  d'art  isolée  contient  l'art  tout  entier,  et  cette  idée  ne 
serait  pas  réellement  juste,  si  tout  ce  qu'il  y  a  dégénérai  dans  l'art  ne 
pouvait  pas  se  transformer  dans  un  cas  particulier.  J'espère  donc  que 
mon  Wallenstetn  et  tout  ce  que  je  pourrai  faire  d'important  désormais 
contiendra  et  reproduira  dans  son  ensemble  ce  que,  de  votre  système, 
nos  relations  auront  pu  faire  passer  dans  ma  nature. 

Le  désir  de  reprendre  Wallenstein  devient  toujours  plus  puissant  en 
moi,  car  c'est  déjà  maintenant  un  objet  déterminé  qui  désigne  à  l'acti- 
vité le  point  sur  lequel  elle  doit  concentrer  ses  forces,  tandis  que 
lorsqu'on  entreprend  un  sujet  qui  n'a  subi  encore  aucun  travail  préli- 
minaire, on  est  bien  souvent  sujet  à  se  tromper.  Je  terminerai  avant 
tout  mes  chansons  pour  VAlmanach  des  MuseSy  car  le  compositeur  me 
presse  ;  puis  je  tâcherai  de  terminer  heureusement  les  Grues^  afin  de 
pouvoir  revenir  à  ma  tragédie  dès  le  mois  de  septembre. 

Vos  nouvelles  apporteront  une  utile  diversion  dans  la  vie  simple  et 
uniforme  à  laquelle  il  me  faudra  revenir.  Ces  chères  nouvelles  me 
feront  profiter  de  ce  que  vous  pourrez  me  donner  de  neuf,  et  raviveront 
ce  que  nous  avons  déjà  traité  ensemble. 

Adieu  donc,  et  pensez  à  moi  chez  notre  ami,  de  même  que  vous 
serez  toujours  présent  ici  à  notre  pensée.  Ma  femme  vous  envoie  on 
adieu  cordial.  Scmiuca* 


C'est  ici  que  se  place  le  voyage  de  Gœthe  en  Suisse.  N*ayant  pu^ 
Tannée  précédente,  aller  revoir  cette  Italie  dont  le  souvenir  Tobsédait 
sans  cesse,  il  avait  eu  Tespoir  de  réaliser  son  rêve  pendant  Tété  de 
1797  ;  arrêté  encore  par  les  événements,  il  se  contenta  de  visiter  la 
Suisse  et  une  partie  de  T Allemagne  du  Sud.  Le  30  juillet,  il  partit 
de  Weimar  et  se  dirigea  vers  Francfort.  Pendant  ce  voyage,  la  corres- 
pondance des  deux  poètes  ne  s'arrête  pas.  Gœtbe  communique  à 
Schiller  ses  impressions,  ses  confideacesy  ses  vars  même,  car  la  variété 


GGBTHC  ET  SCHILLEIU  5S 

des  tableaux  qui  passent  sons  ses  yeux  excite  sa  Terre,  et  lui  inspire 
tantôt  des  ballades ,  des  lieds^  tantôt  des  projets  de  poèmes  dont  b 
pensée  le  ravit.  Ce  n*est  pas  à  Francfort  cependant  que  son  inspira- 
tion s*éyeille.  La  solitude  de  Weimar  lui  vaut  mieux  que  les  excita- 
tions factices  d'une  grande  ville.  Quel  bruit  !  Quelle  activité  vulgaire  I 
Quelle  poursuite  acharnée  du  gain  I  Des  hommes  ainsi  affairés  ne 
demandent  pas  au  théâtre  les  pures  jouissances  de  la  poésie,  mais  des 
dyolractions  matérielles.  La  poésie  lew  répugne,  écritr-il  à  Schiller 
(9  août),  et  il  ajoute  avec  son  impartialité  indulgente  :  c  Cette  lépu- 
gmnoe  m'a  paru  fort  naturelle,  cas  la  poésie  exige  le  recueillement; 
elle  isole  Tbomme  malgré  hii  ;  or,  l'homme  a  beau  vouloir  l'éloigner, 
toujours  elle  revient,  toujours  elle  s^tmpose  bon  gré  mal  gré  à  son 
intelligence,  et  l'on  conçoit  que  dans  ce  monde  dont  je  vous  parle, 
elle  soit  aussi  incommode  qu'une  amante  fidèle.  »  Schiller  ne  se  ré- 
signe pas  si  facilement  à  justifier  la  répugnance  du  public  pour  la 
poésie;  sa  réponse  est  curieuse  :  «  Il  est  plus  facile,  je  le  sais,  de  tour- 
menter le  public  par  la  poésie  que  de  lui  faire  plaisir.  Quand  on  ne 
peut  atteindre  l'un  de  ces  buts,  c'est  l'autre  qu'il  faut  viser.  Tour-* 
mentons  les  gens,  gâtons-leur  la  quiétude  où  ils  s'endorment,  pkMH 
geons-les  dans  l'inquiétude  et  la  surprise.  Que  la  poésie  se  pc&enie 
à  eux  en  génie  ou  en  spectre,  c'est  le  seul  moyen  de  leur  révéler  son 
etisteoee  et  de  leur  inspirer  le  respect  da  poète.  » 

De  Stuttgart,  de  Tubtngue,  de  Stafa,  Gœthe  continue  d'écrire  à 
Schiller  tontes  ses  impressions  de  voyage;  un  jour,  dans  cette  des-» 
niëre  ville,  après  une  exeuraoa  au  Saint-Gothard,  au  milieu  d'una 
fwale  de  recherches  minutieuses  et  précises,  comme  il  les  aimait  tant,, 
sur  rhisloire  naturelle,  la  géographie,  k  situation  économique  eâ 
politiqiie  de  cette  Suisse,  dit-41,  encore  si  peu  connue,  il  annonce  à 
son  ami  qu'il  vient  de  trouver  un  poème. 

Gœthe  à  Schiller. 

SiaîtL,  14  oetobn  1797. 


U     é 


Que  direz-vous  si  je  vous  avoue  qu'au  milieu  de  tant  de  matières 
prosaïques,  j'ai  trouvé  un  sujet  poétique,  qui  m'inspire  la  plus  grande 
confiance.  Je  suis  presque  convaincu  que  la  fable  de  Guillaume  Tell 
convient  parfaitement  k  Tépopée.  Elle  aurait  même  Timmense  avan» 
tage  de  devenir,  par  la  poésie,  une  vérité  parfaite,  tandis  qu'avee  tout 
autre  siqet  du  même  genre  on  est  obUgé  de  confertir  lliiitotre  en 


5tt  GCETHE  ET  SCHILLER. 

fable.  Nous  en  parlerons  plus  tard.  £n  attendant,  je  me  suis  fami* 
liarisé,  autant  que  cela  était  possible ,  avec  la  localité  resserrée  qui  a 
été  le  théâtre  de  cette  fable,  et  j'ai  étudié  les  mœurs  et  le  caractère 
de  ses  habitants,  autant  que  cela  pouvait  se  faire  pendant  un  séjour 
aussi  limité.  Maintenant,  c'est  à  mon  bon  génie  à  décider  ce  que 
deviendra  mon  entreprise. 

Je  cherche  en  ce  moment  le  moyen  de  travailler  en  voyageant,  ce 
qui  est  moins  difficile  qu'on  ne  parait  le  croire.  Si  le  voyage  distrait 
souvent,  il  nous  ramène  promptement  sur  nous-méme,  par  l'absence 
de  toute  relation  extérieure.  On  peut  dire  qu'il  ressemble  au  jeu  où  il 
y  a  toujours  à  gagner  et  à  perdre ,  et  fort  rarement  du  côté  où  on  s'y 
attendait.  Pour  des  natures  comme  la  mienne ,  qui  aiment  à  s'appro- 
prier les  choses,  un  voyage  est  inappréciable  :  il  anime,  instruit  et 
rectifie  ce  qu'on  croyait  savoir. 

Je  suis  convaincu  que,  môme  en  ce  moment,  on  pourrait  fort  bien 
se  rendre  en  Italie,  car  après  un  temblement  de  terre,  un  incendie, 
une  inondation,  tout  en  ce  monde  tend  à  se  remettre,  le  plus  tôt  pos- 
sible, dans  son  ancien  état.  Aussi  entreprendrais-je  ce  voyage  sans 
hésiter,  si  je  n'en  étais  pas  empêché  par  d'autres  considérations.  Je 
crois  donc  que  nous  nous  reverrons  bientôt;  et  l'espoir  de  partager 
mes  conquêtes  avec  vouB  est  un  puissant  motif  pour  me  ramener 
chez  moi...  Gcbthb. 

Ce  retour  n'a  lieu  que  dans  la  seconde  moitié  de  novemlnre;  le 
voyage  de  Gœthe  avait  duré  près  de  quatre  mois.  La  fia  de  Tannée 
1797  va  être  employée,  par  les  deux  poètes  à  coordonner  toutes  les 
idées  que  leur  ont  suggérées  leurs  études  sur  la  poésie  épique  et  la 
poésie  dramatique.  Toutes  ces  idées,  je  Tai  indiqué  déjà,  c'est  le 
poëme  à'Hermann  et  Dorothée  qui  en  a  été  la  cause  première,  et  qui 
continue  d'en  être  l'inspiration  constante.  On  s'étonnera  peut-être  que 
ce  poëme,  dont  l'influence  fut  décisive  sur  Schiller,  ne  tienne  pas 
mae  place  plus  considérable  dans  sa  correspondance.  Que  de  lettres  il 
avait  adressées  à  Gœthe  au  sujet  de  Wilhelm  Meisier  I  Avec  quel  bon- 
heur il  analysait  ses  impressions  !  Quelle  surprise  et  quelle  joie 
ouand  il  voyait  se  dérouler  les  aventures  du  roman  !  A  chaque  livre 
nouveau,  c'étaient  de  nouvelles  dissertations  où  son  esprit  émerveillé 
racontait  naïvement  tout  ce  qu'il  avait  senti.  Schiller  a  vu  aussi  se 
dérouler,  un  chant  après  l'autre ,  toutes  les  poétiques  peintures  de  la 
familière  épopée  ;  il  bat  des  mains,  il  pousse  des  cris  d'enthousiasme; 
mais  où  sont  ces  dissertations  qu'il  aimait?  Où  sont  les  commentaires 
de  Tartiste?  Les  conmieataires  de  Schiller  sur  Hermann  et  Dorothée^ 


GCETHE  ET  SCHILLER.  57 

ce  sont  ces  curieuses  lettres  où,  sans  parler  du  chef-d'œuvre  de  son 
ami,  il  nous  montre  Timpression  profonde  qu'il  en  a  reçue,  la  crise 
qu'a  traversée  son  génie  et  la  transformation  complète  qu*il  a  fait 
subir  à  son  WaUenstein. 

Ces  lettres,  on  va  les  lire;  elles  terminent  la  correspondance  des 
deux  poètes  pendant  Tannée  1797.  Youlez-vous,  cependant,  avant  de 
lire  ces  commentaires  indirects,  connaître  aussi  Fopinion  expresse  de 
Schiller  sur  Bermann  et  Dorothée?  Il  suffit  de  citer  sa  belle  lettre  au 
peintre  Meyer.  Meyer  était  Tun  des  plus  intimes  amis  de  Goethe  ; 
iqprès  un  long  voyage  en  Italie,  il  venait  d'arriver  en  Suisse,  à  Stafa, 
où  il  allait  rejoindre  Gœlhe  et  visiter  avec  lui  les  grands  paysages 
des  Alpes.  Dès  que  Schiller  apprend  son  retour  d'Italie,  il  lui  écrit 
ces  mots  (2i  juillet  1797)  :  «  Notre  ami  s*est  vraiment  surpassé  lui- 
même  dans  ces  dernières  années.  Vous  avez  lu  son  poëme  épique  ; 
vous  avouerez  qu'il  y  atteint  le  sonmiet  de  son  art  et  de  tout  notre 
art  moderne.  J*ai  vu  naître  cette  œuvre,  et  j'ai  été  presque  aussi 
étonné  de  la  manière  dont  l'idée  en  a  surgi  en  lui  que  de  son  exécu* 
tion.  Tandis  que  nous  sommes  obligés,  nous  autres,  de  rassembler 
péniblement  nos  idées  et  de  les  soumettre  à  maintes  épreuves,  afin  de 
produire  lentement  quelque  chose  de  passable,  il  n'a  besoin,  lui,  que 
de  secouer  légèrement  l'arbre  pour  en  faire  tomber  à  profusion  les 
fruits  les  plus  beaux  et  les  plus  savoureux.  C'est  une  merveille 
incroyable  de  voir  avec  quelle  facilité  il  récolte  en  lui-même  les  fruits 
d'une  vie  bien  ordonnée  et  d'une  culture  constante ,  comme  chacun, 
de  ses  pas  est  décisif  et  sûr,  comnie  la  vue  claire,  précise,  qu'il  jette 
sur  lui-même  et  sur  tous  les  objets  le  préserve  de  toute  vaine  entre- 
prise ,  de  toute  espèce  de  tâtonnement.  Au  reste ,  vous  l'avez  mainte- 
nant auprès  de  vous,  et  vous  pouvez  vous  assurer  personnellement  de 
la  vérité  de  toutes  mes  paroles.  Vous  conviendrez  avec  moi,  je  Fes- 
père,  qu'à  la  hauteur  où  il  est  placé  aujourd'hui,  il  doit  utiliser  la 
belle  forme  qu'il  s'est  donnée,  et  produire  de  belles  œuvres  au  lieu 
de  courir  après  de  nouveaux  sujets  ;  en  un  mot,  qu'il  doit  vivre  dé- 
sormais tout  entier  pour  la  pratique  de  la  poésie.  Quand  un  homme, 
un  seul ,  entre  mille  autres  qui  y  prétendent ,  est  parvenu  à  faire  de 
son  esprit  une  belle  et  parfaite  harmonie,  il  n'a  plus  rien  de  mieux  à 
faire,  à  mon  sens,  qu'à  chercher  pour  cette  harmonie  toutes  les  forme& 
d^expressions  possibles  ;  car  si  loin  qu'il  puisse  aller,  jamais  il  ne 
s'élèvera  plus  haut.  i>  Ainsi,  au  jugement  de  Schiller,  Gœthe  peut 
fidre  des  conquêtes  nouvelles  ;  jamais  il  ne  s'élèvera  plus  haut  que 


58  GCCTHE  ET  SCHILLEfL 

dans  Hermann  et  Dorothée.  Détouroea-te  donc,  éeriWil  encore  a 
Meyer,  du  Toyage  qu'il  projette  eu  Italie.  QQ*iniil41  demander  à 
l'Italie?  L'auteur  à' Hermann  et  Dorothée  a  son  Italie  en  lui-mênEie; 
il  est  au  sommet  de  son  art  et  de  toute  la  poésie  moderne.  Celte 
beauté  suprême  qu'il  a  conquise^  il  doit  au  œoode  de  la  produire  sous 
maintes  formes.  Yotlà,  désormais,  la  tâcbe  de  sa  Tie« 

Est-il  possible  d'écrire  un  plus  magnifique  éloge?  Mais  aussi  qodk 
léyélaticNi  que  ce  poème  à'Bemumn  et  Dorothée!  «  On  croit  lire 
Homère,  i>  écrirait  la  femme  de  Schiller.  Ce  n'est  pas  Homère,  a 
coup  sûr,  mais  c'est  la  dignité  de  l'antique  poésie  introduite  dans  la 
peinture  familière  des  choses  réelles*  On  pouvait  douter,  atant  le 
dief-d'œuvre  de  Gœthe,  que  la  poésie  fût  si  rapprochée  de  nous.  Le 
jMnemier  entre  les  maîtres  de  l'art  moderne,  il  a  montré  que  la  poésie 
est  partout  pour  qui  sait  la  découvrir,  que  la  vie  la  plus  humble  en 
contient  le  germe,  que  les  circonstances  les  plus  vulgaires  en  appor- 
rence  peuvent  fournir  au  génie  de  merveilleuses  inspirations.  Ces 
idées  sont  admises  aujourd'hui  par  la  critique,  elles  étaient  neuves 
en  1797.  Et  ce  n'était  pas  une  théorie,  c'était  une  œuvre  vivante  qu'E 
apportait  au  monde.  Déjà,  sans  doute,  l'auteur  de  Louise  avait 
donné  le  même  exemple;  mais  l'excellent  Yoss  est  bien  timide 
encore;  il  choisit  dans  la  vie  moderne  ce  qu'il  y  a  de  pli]»  giave,  TiiK 
térieur  d'une  maison  bénie,  le  foyer  de  famille  du  pasteur.  Geetiie 
s'attaque  aux  choses  qui  semblent  le  plus  rebelles  à  la  poésie.  Quds 
sont  ses  personnages?  Un  anbei^iste,  un  pharmacien,  un  pasteur 
aussi,  mais  qui  ne  domine  pas  le  tableau,  la  femme  et  le  fils  de  l'an* 
bergiste,  une  troupe  de  fugitifs  que  l'invasion  ennemie  a  chassés  de 
leur  village,  parmi  eux  une  fille  modeste,  active,  dévouée,  qui  s'en- 
gage comme  servante  à  l'auberge,  et  qui  épousera  le  fils  de  son  maltra. 
Rien  de  plus  humble  que  de  tek  persoonag!es>  rien  de  plus  simple 
qu'une  telle  histoire.  Gœthe  y  trouve  tout  un  poème,  un  poème  cb 
neuf  chants,  décoré  du  nom  des  œuf  Muses,  et  dans  on  toast  inspiré 
qui  sert  de  prologue  à  son  œuvre,  il  s'écrie  ayec  confiance  :  ci  Être 
un  homéride,  fût-ce  le  dernier  de  tous,  cda  est  beau.  Écoutez  doae 
ce  nouveau  poëme!  » 

Ce  toast  dont  je  viens  de  parler  révèle  bien  la  doidile  inspiration 
de  Gœthe  quand  il  composa  Hermann  et  Dorothée.  Il  invite  ses  amis 
à  boire,  il  boit  avec  eux  à  l'art,  à  la  poésie,  à  sa  seconde  jeunesse,  il 
boit  aussi  à  leur  santé,  à  la  santé  de  Voss,  Tauteur  de  Louise  et  à  la 
santé  de  Wolf ,  le  grand  philologue^  l'auteiir  des  Prolégomines  sur 


GGETHE  ET  SCHILLER.  8» 

Homère.  En  buvant  à  Voss,  il  rend  hommage  à  celui  qui  a  chanté  la 
Tie  moderne;  en  buvant  à  Wolf,  il  montre  quelle  est  sa  préoccupation 
de  la  poésie  homérique.  PTest-ce  pas  Wolf,  en  effet,  qui  lui  a  révélé 
06  mélange  de  naïveté  et  de  grandeur  si  admirable  dans  les  chants 
de  la  Grèce  primitive?  N'esinse  pas  Wolf  qui  a  détruit  l^îdée  du  vieil 
Homère  classique,  et  qui,  tout  en  niant  la  personne  du  poëte  (ce  fut 
là  son  erreur),  a  si  bien  expliqué  la  naissance  de  cette  poésie  divine? 
Yoilà  le  sens  du  vers  de  Gœthe  quand  il  s'écrie  :  a  Buvons  d'abord 
à  la  santé  de  Thomme  hardi,  qui,  nous  délivrant  enfin  du  nom  d'Ho- 
mère, nous  a  ouvert  une  route  plus  large,  i»  Ainsi,  la  fffiniliarité  de 
la  Louise  de  Voss,  reproduite  plus  librement  encore,  la  naturelle 
grandeur  de  la  poésie  homérique,  imitée  par  un  disciple  qui  serait 
fier  d*être  le  dernier  des  rapsodes,  voilà  Tidéal  de  Gœlhe  dans  son 
poëme  d'Hermann  et  Dorothée. 

Cet  idéal,  Gœthe  Ta  réalisé,  et  c'est  pourquoi  SdûUer  ne  craint 
pas  d'affirmer  qu'il  a  atteint  le  sommet  de  son  art  et  de  toute  la  poésie 
moderne.  Qu'ils  sont  simples  et  dignes ,  qu'ils  sont  vrais  et  poétiques, 
ces  bourgeois  célébrés  par  un  fils  d'Homère!  L'aubergiste,  le  phar~ 
macien,  le  pasteur,  la  bonne  et  sage  ménagère  appartiennent  à  la 
réalité  même,  et  en  même  temps  que  ce  sont  des  figures  toutes 
modernes,  ils  nous  reportent  vers  la  simplicité  des  premiers  figes. 
Hermann  est  beau  comme  les  moissonneurs,  antiques  et  modernes  à 
la  fois,  de  Léopold  Robert  ;  Dorothée  est  belle  comme  la  Nausicaa  de 
VOdyssée.  Qu'on  me  permette  de  citer  ici  les  premières  pages  du 
septième  chant,  de  celui  qui  est  inscrit  sous  le  nom  de  la  muse  Érato, 
et  qui  est  spécialement  consacré  à  Dorothée.  J'ai  essayé  de  les  traduire 
en  vers. 

Ainsi,  quand  le  soleil  à  rborizon  décline, 

Le  ïoyageur,  qui  sent  les  ombres  s'approcber. 

Emplit  encor  ses  yeai  de  la  clarté  divine» 

Puis,  dans  le  bois  obseur,  aui  flânes  noirs  du  rocher» 

Partout  où  vont  ses  ptt8,partouty  plaine  ou  colline, 

Voit  toujours  devant  lui  resplendir  un  rayon. 

Un  beau  reflet  doré  qui  court  et  qui  scintille; 

Ainsi  deyasi  Hermano,  aimable  iUusioB  ! 

Apparaît  en  tous  lieux  la  douce  jeune  fille. 

11  croit  la  voir  là-bas  dans  le  sentier  des  blés; 

Mais  bientôt  il  s'arracbe  au  rêve  qui  Tencbante 

Et  du  côté  du  bourg  tourne  ses  yeux  troublés. 

Lentement,  à  regret 0  surprise  eharmanle! 


60  GOETHE  ET  SCHILLER. 

11  la  revoit  encor  qui  vient  par  le  chemin  ; 
Non^  ce  n'est  plus  un  rêve,  elle  est  là  qui  8*avance, 
Elle  va  vers  la  source,  elle  a  dans  chaque  main 
Une  cruche  inégale  et  qu'elle  tient  par  l'anse. 

Hermann  reprend  courage  à  la  revoir  ainsi. 

0  s'approche  et  lui  dit,  tandis  qu'elle  s'étonne  : 

«  0  généreuse  enfant,  je  te  retrouve  ici. 

Et  toujours  de  nouveau  compatissante  et  bonne. 

Et  prompte  à  secourir  tes  compagnons  souffrants. 

Pourquoi  venir  ainsi,  seule,  vers  la  fontaine  ? 

Les  autres  boivent  Teau  du  bourg.  Oh  !  je  comprends. 

Oui,  l'eau  de  cette  source  est  meilleure  et  plus  saine, 

Et  tu  portes  encor  ce  doux  soulagement 

A  celle  que  sauva  ton  amour  empressée.» 

La  jeune  fille  alors  le  saluant  gaîmenl  : 
«  De  ma  peine  déjà  je  suis  récompensée 
Puisque  j'ai  rencontré  l'étranger  bienfaisant 
Qui  nous  a  secourus  dans  la  misère  extrême. 
Car  l'aspect  de  celui  qui  nous  fit  un  présent 
Nous  réjouit  autant  que  le  présent  lui-même. 
Venez,  oh  !  vous  verrez  le  fruit  de  vos  bienfaits 

Et  vous  serez  béni  des  pauvres  créatures 

Mais  vous  voulez  savoir  pourquoi  je  viens  exprès 

Puiser  ici  ces  eaux  abondantes  et  pures. 

Deux  mots  vous  diront  tout  :  légers,  imprévoyants. 

Nos  amis  ont  conduk  leurs  bœufs,  leur  attelage. 

Dans  la  source  commune  à  tous  les  habitants  ; 

Ils  ont  de  tous  côtés  sali  l'eau  du  village. 

Dans  les  auges  aussi  tout  leur  linge  a  passé. 

Les  ruisseaux  sont  troublés....  la  foule  est  ainsi  faite  : 

On  songe  à  soi  d'abord,  on  court  au  plus  pressé. 

Et,  pour  ce  qui  suivra,  nul  ne  s*en  inquiète.  » 

Ils  descendent  alors  par  les  larges  degrés; 
Les  voilà  côte  à  côte  assis  sur  la  margelle. 
L'aimable  enfant  se  penche  et  puise  aux  flots  dorés; 
Hermann  prend  l'autre  cruche  et  se  penche  avec  elle, 
Et  tous  les  deux,  au  fond  du  limpide  miroir. 
Regardent,  dans  le  bleu  du  ciel  qui  s'y  reflète. 
Leurs  visages  heureux  s'approcher,  se  mouvoir. 
Se  saluer  gaiment  d'un  doux  signe  de  tête. 

Que  de  tableaux  nous  pourrions  citer  encore,  si  le  cadre  de  ce  tra- 
vail nous  le  permettait!  Ce  n'est  pas  ici  qu'il  convient  de  placer  une 


COETHE  ET  SCHILLER.  61 

étude  sur  Bermann  et  Dorothée  *.  Nous  avons  voulu  seulement 
expliquer  Tenthousiasme  de  Schiller,  indiquer  les  préoccupations 
nouvelles  que  ce  chef-d'œuvre  éveille  dans  sa  conscience  d'artiste ,  et 
préparer  ainsi  le  lecteur  à  comprendre  les  poétiques  problèmes  qui 
remplissent  la  correspondance  des  deux  amis  pendant  les  deux  der- 
niers mois  de  l'année  1797. 

Schiller  à  Gœthe. 

lôna,  le  20  octobre  i797« 

...  Je  viens  de  relire  Wilhelm  Meister,  et  jamais  je  n'ai  été  si  vive- 
ment frappé  de  l'importance  de  la  forme  extérieure...  Rien  de  tout  ce 
qui  rend  Hermann  et  Dorothée  si  enchanteur  ne  manque  à  Wilhelm 
Meister.  Il  saisit  le  cœur  avec  toute  la  puissance  de  l'imagination ,  il 
procure  des  jouissances  qui  se  renouvellent  sans  cesse.  Hermann 
cependant,  et  cela  uniquement  par  sa  pure  forme  poétique,  nous 
conduit  dans  le  monde  divin  de  la  poésie ,  tandis  que  Wilhelm  ne 
nous  laisse  jamais  sortir  du  monde  réel... 

Schiller  à  Gœthe. 

léoa,  le  30  octobre  1797. 

Je  remercie  Dieu  d'avoir  enfin  reçu  de  vos  nouvelles.  Les  trois 
semaines  pendant  lesquelles  vous  avez  erré  à  travers  les  montagnes 
m'ont  paru  bien  longues  ;  aussi  votre  chère  lettre  m'a-t-elle  fait  un 
plaisir  infini. 

L'idée  de  Guillaume  Tell  est  fort  heureuse,  et  je  crois  qu'après 
Wilhelm  Meister,  après  Hermann  et  Dorothée,  il  vous  fallait  un  sujet 
aussi  localement  caractéristique,  afin  que  votre  esprit  pût  le  traiter 
avec  l'originalité  et  la  fraîcheur  convenables.  Je  crois  que  l'intérêt 
qu'on  prend  à  une  contrée  aussi  caractéristique  que  limitée,  ainsi  qu'à 
une  certaine  contrainte  historique,  est  le  seul  dont  vous  ne  vous  soyez 
pas  dépouillé  par  la  production  de  ces  deux  ouvrages.  Par  rapport 
au  sujet,  tous  deux  sont  esthétiquement  libres,  et  quelque  resserrée 
que  puisse  paraître  la  localité  où  ce  sujet  se  développe,  elle  n'en  est 
pas  moins  une  terre  poétique  qui  représente  tout  un  monde. 

11  n'en  sera  pas  de  môme  de  Guillaume  Tell,  car  c'est  de  l'étroitesse 

1.  Cette  étude  est  faite,  et  de  main  d'ouvrier.  Je  ne  parle  pas  du  commen- 
taire de  Guillaume  de  Humboldt,  œuvre  très  estimable  &  coup  sûr,  mais  trop 
abstraite,  trop  scolastique,  môme  pour  rAllemagne  ;  je  renvoie  le  lecteur 
français  aux  pages  exquises  que  M.  J.-J.  Weiss  a  présentées,  il  y  a  quelques 
années,  &  la  faculté  des  lettres  de  Paris,  pour  les  épreuves  du  doctorat. 


êS  GOSTHB  BT  SCHILLBIU 

do  SQJei  qne  jaillira  la  TÎe  iatelleclueUe  ;  et  daas  ces  limites  étroitei, 
resserrées  encore  par  la  paissance  da  poète,  on  se  sentira  intensive- 
ment  ému  et  occupé.  D'un  antre  côté,  ce  beau  sujet  ouvrira  aux  yeux 
de  rintelUgence  une  vue  nouvelle  sur  l'espèce  humaine,  comme  entre 
deux  montagnes  le  regard  entrevoit  des  plaines  éloignées. 

Cette  nouvelle  composition  augmente*  encore  mon  désir  de  nous 
voir  bientôt  réunis.  Vous  vous  déciderez  sans  doute  plus  facilement  à 
m'en  parler,  puisque  l'unité  et  la  pureté  de  votre  Hermann  n'ont  pas 
été  le  moins  du  monde  altérées  par  les  communications  que  vous 
m'avez  faites  de  votre  œuvre  au  moment  môme  où  vous  la  composiez. 
Pour  ma  pari,  j'avoue  que  rien  an  monde  ne  saurait  ôtre  plus  in- 
structif pour  moi  que  ces  sortes  de  communications,  qui  me  font 
pénétrer  jusqu'au  cœur  n>éme  de  Tart • .  •  Scaïusa, 

Le  même  au  même. 

ifot,  k  M  wffffwkm  1797. 

....  Pendant  ces  tristes  journées  qui,  je  le  sais,  vous  sont  aussi  désa* 
gréables  qu'à  moi,  j'ai  besoin  de  toute  mon  élasticité  pour  me  sentir 
vivre  sous  ce  ciel  écrasant. 

Je  viens  de  lire  les  pièces  de  Shakespeare  qui  traitent  de  la  guerre 
des  deux  Roses;  Richard  III,  surtout,  m'a  causé  un  véritable  étonne- 
ment.  C'est  une  des  plus  sublimes  tragédies  que  je  connaisse,  et,  en 
ce  moment,  du  moins,  il  me  semble  qu'elle  est  au-dessus  de  tout  ce 
que  Shakespeare  a  fait.  Les  hautes  destinées  mises  en  action  dans  les 
pièces  précédentes  se  dénouent  dans  cette  dernière  de  la  manière  la 
plus  noble  et  la  plus  élevée.  Il  est  vrai  que  le  sujet,  par  lui-même, 
exclut  toute  situation  efféminée,  larmoyante  ou  sentimentale  ;  mais 
aussi  comme  tout  y  est  énergique  et  grandi  rien  de  vulgairement 
humain  n'y  détruit  l'émotion  esthétique,  et  Ton  jouit  de  la  forme  la 
plus  pure,  du  tragique  le  plus  terrible.  Une  Némésis  suprême  règne 
dans  cette  pièce,  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin  et  sous 
toutes  les  formes;  on  ne  saurait  assez  admirer  avec  quel  bonheur  le 
poète  a  toujours  su  saisir  le  côté  poétique  d'un  sujet  peu  favorable,  et 
avec  quel  art  il  a  recours  aux  symboles  partout  où  la  nature  et  l'art 
ne  pouvaient  être  mis  en  scène.  Rien  ne  m'a  plus  vivement  rappelé  la 
tragédie  grecque. 

Je  crois  qu'il  faudrait  refaire  pour  notre  théâtre  cette  suite  de  huit 
pièces,  avec  toute  la  réflexion  dont  on  est  capable  aujourd'hui.  Cela 
en  vaudrait  la  peine,  car  un  pareil  travail  commencerait  une  époque 
nouvelle  pour  la  littérature  dramatique.  Il  faut  que  nous  en  causions. 

Mon  Wallemtein  prend  chaque  jour  une  forme  plus  déterminée,  et 
je  suis  très-content  de  moi.  ScHiLLia. 


GOETHE  ET  SCHILLEB.  63 

Gœtie  à  Schiller. 

•.-  Je  démrt  de  tout  mon  cœor  que  vous  paissiez  vous  décider  i  ap- 
proprier ies  piècesde  ^lakespeare  pour  le  théâtre  alleman<l.  Celte  entre- 
prise vous  serait  rendue  plus  facile  par  tout  ee  qui  a  été  déjà  fait  à  cet 
égard  ;  il  oe  s'agirait  donc  que  de  pni^r  les  matériaux  afin  de  les  faire 
paraître  dans  tout  leur  éclat.  Je  crois  que  lorsque  vous  vous  seriez  bien 
mis  en  haleine  par  Wàllenstein,  la  réalisation  de  votre  projet  ne  vous 
coûterait  pas  beaucoup  de  peine. 

La  saison  me  fait  sentir  son  influence  malfaisante  ;  aussi  ne  sui&-je 
n«Uement  disposé  au  travail*  Gqbthb. 

Le  même  au  même. 

Welmar,  le  Î3  déeembre  1797. 

Vous  trouverez  dans  ce  paquet  le  traité  en  question,  que  je  vous 
prie  de  prendre  à  cœur,  de  modifier  et  d'étendre.  J'en  ai  appliqué  les 
principes  ces  jours-ci,  en  relisant  VIliade  et  Sophocle,  et  en  traitant 
de  la  pensée  quelques  sujets  épiques  et  tragiques;  ils  ont  soutenu 
cette  épreuve  de  manière  à  me  faire  croire  qu'ils  sont  utiles  et 
décisifs. 

En  faisant  ainsi  l'application  de  ces  principes,  j'ai  été  frappé  de  la 
facilité  avec  laquelle  nous  autres  modernes  nous  confondons  les 
genres,  je  dirais  presque  que  nous  ne  sommes  pas  môme  capables  de 
les  distinguer.  Cela  est  sans  doute  ainsi  parce  que  les  artistes,  au  lieu 
de  produire  une  œuvre  d'art,  d'après  les  conditions  de  son  genre, 
cèdent  complaisamment  à  la  manie  du  public,  qui  doit  voir,  lire  ou 
écouter  cette  œuvre,  manie  qui  consiste  à  vouloir  trouver  tout  com- 
plètement vrai.  Meyer  a  observé  qu'on  a  cherché  à  pousser  tous  les 
arts  au  degré  de  vérité  matérielle  de  la  peinture  qui,  par  les  poses  et 
par  la  couleur,  peut  pousser  l'imitation  si  loin,  qu'elle  se  confond 
avec  la  réalité.  Il  en  est  de  môme  de  la  poésie,  où  tout  penche  vers  le 
drame,  c'est-à-dire  vers  la  représentation  d'une  réalité  présente.  C'est 
ainsi  que  les  romans  en  lettres  sont  tout  à  fait  dramatiques,  eC  l'on 
peut  y  intercaler  de  véritables  dialogues,  ainsi  que  Hichardson  Ta  fait. 
Dans  le  roman  en  récit,  ce  mélange  serait  un  défaut. 

Vous  avez,  sans  doute,  entendu  bien  des  fois  exprimer  le  désir  de 
voir  le  sujet  d'un  bon  roman  transporté  sur  le  théâtre,  et  à  combien 
de  mauvais  drames  ce  désir  n'a-t-il  pas  donné  lieu.  C'est  ainsi  que  les 
hommes  veulent  voir  rendre  toutes  les  situations  intéressantes  par  la 
peinture,  ou  du  moins  par  la  gravure.  Pour  qu'il  ne  reste  plus  rien  à 
faire  à  leur  imagination,  ils  veulent  que  tout  soit  matériellement  vrai, 


U  GOETHE  ET  SCHILLER. 

parfaitement  présent  et  dramatique  ;  et  le  dramatique  lui-même  doit 
se  mettre  à  la  place  de  la  réalité.  II  serait  du  devoir  des  artistes  de 
résister  de  toutes  leurs  forces  à  ces  tendances  enfantines,  barbares, 
absurdes,  en  séparant  les  œuvres  d'art  par  le  cercle  magique  et  invio- 
lable du  génie,  afin  de  pouvoir  conserver  à  chacune  de  ces  œuvres  les 
qualités  et  les  particularités  qui  lui  sont  propres,  ainsi  que  l'ont  fait 
les  anciens,  qui,  grâce  à  ce  rigorisme,  sont  devenus  de  si  grands  artistes. 
Mais  qui  peut  séparer  sa  nacelle  des  vagues  qui  la  portent?  Et  lors- 
qu'on la  dirige  contre  les  vents  et  les  courants,  on  ne  fait  que  fort  peu 
de  chemin. 

Le  bas-relief,  par  exemple,  n'était  chez  les  anciens  qu'un  travail 
fort  peu  élevé,  une  indication  de  bon  goOt,  d'un  objet  quelconque,  sur 
une  surface  plane.  Les  hommes  n'ont  pu  se  contenter  longtemps  de 
cette  indication  vraiment,  artistique,  ils  ont  voulu  qu'elle  fût  plus  sail- 
lante, et  on  est  arrivé  à  séparer  les  membres,  les  figures,  à  montrer 
des  perspectives,  des  rues,  des  nuages,  des  montagnes.  Et  comme 
ces  travaux  furent  exécutés  par  des  hommes  de  talent,  l'inadmissible 
a  été  accueilli  avec  d'autant  plus  de  faveur,  par  des  hommes  grossiers, 
que  c'était  ainsi  qu'ils  l'avaient  demandé.  Aussi  Meyer  ne  manque-t-il 
pas  de  raconter  fort  à  propos,  à  cette  occasion ,  comment  à  Florence 
on  a  d'abord  verni  les  statuettes  en  terre  glaise,  enduites  ensuite 
d'une  seule  couleur,  et  finalement,  peintes  ou  émaillées  de  toutes  les 
nuances. 

Pour  revenir  à  mon  traité,  il  m'a  servi  d'échelle  de  proportion  pour 
mesurer  Hermann  et  Dorothée;  je  vous  prie  d'en  faire  autant,  car  cela 
vous  conduira  à  des  observations  fort  intéressantes  : 

i"»  Que  ce  po6me  ne  contient  aucun  motif  exclusivement  épique, 
c'est-à-dire  rétrograde,  et  qu'on  ne  s'y  est  servi  que  des  quatre  autres 
motifs  que  l'épopée  a  de  communs  avec  le  drame; 

^  Qu'on  n'y  voit  aucun  personnage  agissant  au  dehors,  mais  que 
tous  sont  refoulés  sur  eux-mêmes,  ce  qui  i'éloigne  également  de 
l'épopée  pour  le  rapprocher  du  drame; 

3»  Qu'il  ne  s'y  trouve  aucune  comparaison,  et  ajuste  titre,  parce 
que  des  images  empruntées  au  monde  physique  eussent  été  nuisibles 
à  un  sujet  tout  moral; 

40  Que  le  troisième  monde  (dont  vous  trouverez  l'explication  dans 
mon  traité)  y  exerce  une  grande  influence,  parce  que  les  destinées 
du  monde  extérieur  s'y  trouvent  mêlées  par  des  personnages  symbo- 
liques, et  qu'on  y  voit  les  traces  de  pressentiments  et  de  liens  mysté- 
rieux qui  unissent  le  monde  visible  au  monde  invisible,  ce  qui,  selon 
moi,  tient  la  place  des  dieux  antiques,  sans  valoir  toutefois  leur 
puissance  si  poétiquement  matérielle. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  65 

II  faut  que  je  mentionne  encore  une  singulière  question  que  je  me 
suis  posée  sur  cette  matière  ;  la  voici  :  Y  a-t-il  le  sujet  d'un  poème 
épique  dans  les  événements  qui  se  sont  passés  pendant  le  siège  de 
Troie,  depuis  la  mort  d'Hector  jusqa'au  départ  des  Grecs? 

Je  présume  qu'il  n'y  en  a  pas,  parce  que  dans  ces  événements  il  n'y 
a  TÎen  de  rétrograde,  et  qu'au  contraire  tout  marche  en  avant,  et  puis 
parce  que  le  petit  nombre  de  cas  qui,  sous  certains  rapports  du 
moins,  pourraient  retarder  la  marche  divisent  l'intérêt  sur  plusieurs 
individus,  et,  tout  en  s'appliquant  aux  masses,  ces  cas  ressemblent 
aux  événements  de  la  vie  privée. 

La  mort  d'Achille  me  parait  un  magnifique  sujet  de  tragédie  que  les 
anciens  nous  ont  laissé  à  traiter.  Il  en  est  de  même  de  la  mort  d'Âjax 
et  du  retour  de  Philoctète.  La  prise  de  Troie  elle-même,  considérée 
comme  l'instant  où  s'accomplit  une  grave  et  haute  destinée,  n'est  ni 
épique  ni  tragique,  et  dans  une  œuvre  réellement  épique,  on  ne  pour- 
rait l'entrevoir  que  de  loin  et  toujours  par  anticipation  et  par  souve- 
nir. La  manière  théorique  et  sentimentale  dont  Virgile  a  traité  ce 
sujet  ne  saurait  être  prise  en  considération  ici. 

Voilà  ce  que  j'ai  cru  voir  jusqu'à  présent,  et  si  je  ne  me  trompe, 
cette  matière,  ainsi  que  beaucoup  d'autres,  est,  sous  le  rapport  théo- 
rique, aussi  inexplicable  qu'indéfinissable.  Nous  voyons  fort  bien  ce 
que  le  génie  a  fait,  mais  qui  oserait  dire  ce  qu'il  aurait  pu  ou  dû 
faire  ?  Goethe. 

Traité  sur  la  poésie  épique  et  sur  la  poésie  dramatique. 

Le  poète  épique  et  le  poète  dramatique  sont  l'un  et  l'autre  soumis 
aux  mêmes  lois  générales,  et  surtout  à  la  loi  d'unité  et  à  celle  du 
développement.  D'un  autre  côté,  tous  deux  traitent  des  sujets  sembla- 
bles et  peuvent  se  servir  de  toutes  sortes  de  motifs.  Leur  grande  et 
principale  différence  consiste  donc  en  ce  que  le  poète  épique  repré- 
sente les  faits  comme  parfaitement  passés,  et  le  poêle  dramatique 
comme  parfaitement  présents. 

Si  l'on  voulait  déduire  de  la  nature  même  de  l'homme  les  lois  qui 
doivent  les  guider  tous  deux,  il  faudrait  se  les  représenter  sans  cesse 
l'un  en  rapsode  et  l'autre  en  mime.  Se  les  figurant  aussi  poètes  l'un 
que  l'autre,  il  faudrait  voir  le  rapsode  entouré  d'auditeurs  paisible- 
ment attentifs,  et  le  mime,  de  spectateurs  passionnément  impatients. 
Alors  il  ne  serait  pas  difficile  de  déterminer  ce  qui  convient  le  mieux 
à  chaque  genre  de  poésie,  quel  sujet  elle  doit  choisir,  quel  motif  d'ac. 
lion  eUe  doit  employer  de  préférence  ;  je  dis  de  préférence,  car  aucune 
d'elles  ne  doit  rien  s'approprier  exclusivement. 

Totte  XI.  —  41*  liTraîMm.  5 


66  GCETHE  ET  SCHILLER. 

Le  siget  de  Tépopée,  comme  celui  de  la  tragédie»  doit  dire  purement 
humain,  significatif  et  pathétique.  Les  personnages  se  posent  d'autant 
mieux  qu'ils  n'ont  pas  dépassé  le  degré  de  civilisation  où  la  sponta« 
néité  d'action  est  toujours  renvoyée  sur  soi-même»  où  l'homme  n'agit 
pas  encore  moralement,  politiquement  et  mécaniquement,  mais  per- 
sonnellement, c'est-à-dire  par  son  individu.  Sous  ce  rapport,  les  dire$ 
des  temps  héroïques  des  Grecs  étaient  très-favorables  aux  poètes. 

L'épopée  représente  particulièrement  l'activité  individuelle  et  limi- 
tée, l'homme  agissant  au  dehors  de  lui,  tel  qu'on  le  voit  dans  les 
batailles,  les  voyages  et  tout  autre  événement  qui  demande  un  empla* 
cément  matériellement  étendu.  La  tragédie  nous  montre  la  souf- 
fhrnce  individuelle  et  limitée,  c'est-à-dire  l'homme  refoulé  sur  lui* 
môme;  aussi  l'action  de  la  véritable  tragédie  ne  demande-t-elle  que 
fort  peu  d'espace  matériel. 

Je  connais  cinq  motifs  différents  à  la  disposition  de  la  poésie  épique 
et  de  la  poésie  dramatique  : 

i^  Ceux  qui  font  avancer  l'action;  ils  appartiennent  spécialement  à 
la  poésie  dramatique. 

3°  Ceux  qui  éloignent  l'action  de  son  but  ;  ils  appartiennent  parti- 
culièrement à  la  poésie  épique. 

S""  Ceux  qui  retardent  et  allongent  la  marche  de  l'action  ;  ils  peu* 
vent  et  doivent  être  employés  par  les  deux  genres  de  poésie. 

4*'  Ceux  qui  ramènent  au  passé,  et  font  connaître  les  événements 
antérieurs  à  l'époque  où  commence  l'action  du  poème. 

5®  Ceux  qui  anticipent  sur  l'avenir  et  font  deviner  ce  qui  sera  après 
l'accomplissement  de  l'action  du  poème.  Ces  deux  motifs  doivent 
être  employés  par  le  poète  épique  et  par  le  poète  dramatique,  afin  de 
compléter  son  œuvre. 

Les  mondes  que  l'un  et  l'autre  doivent  exposer  aux  regards  sont, 
selon  moi,  de  trois  espèces  : 

1*  Le  monde  physique,  qui  contient  et  entoure  les  personnages 
agissant  dans  ce  monde.  Le  poète  dramatique  est  forcé  d'y  fixer  son 
action  sur  un  seul  point,  tandis  que  le  poète  épique  peut  s'y  mouvoir 
à  son  aise,  et  comme  il  s'adresse  surtout  à  l'imagination,  il  représente 
la  nature  entière  à  l'aide  des  comparaisons  dont  le  poète  dramatique 
doit  être  très-sobre. 

2<>  Le  monde  moral  ;  il  appartient  aux  deux  genres  de  poésie  et  n'est 
jamais  plus  heureusement  représenté  que  dans  sa  naïveté  physiolo* 
gique  et  pathologique. 

3*  Le  monde  de  la  fantaisie^  des  pressentiments,  des  hasards  et  des 
destinées.  Ce  monde  aussi  appartient  aux  deux  poésies,  et  il  va  sans 
dire  qu'il  faut  le  rattacher  au  monde  physique,  ce  qui  est  une  très- 


GOETHB  ET  SCHILLER.  07 

grande  difficulté  pour  les  poètes  modernes,  parce  que  nous  cherchons 
toujours  eo  vain  dans  une  autre  sphère  les  équivalents  des  êtres  mer- 
yeilleuz,  tels  que  les  dieux,  les  grands  prôtres,  les  oracles,  que  les 
anciens  avaient  toujours  à  leur  disposition* 

Pour  ce  qui  est  de  Texécution,  représentons-nous  à  cet  effet  le  rai>^ 
sodé  comme  un  homme  sage  et  calme  qui  embrasse  le  passé  avec  une 
comiaissance  parfaite  et  tranquille.  Alors  son  début  tendra  à  calmer 
les  auditeurs,  afin  de  les  disposera  l'écouter  longtemps  et  avec  plaisir, 
n  divisera  Tintérêi  en  parties  égales,  parce  qu'il  sait  qu'il  ne  serait  pas 
en  son  pouvoir  de  balancer  immédiatement  une  impression  trop  vive, 
n  ira  tantôt  en  avant  et  tantôt  en  arrière,  et  on  le  suivra  volontiers 
partout,  car  il  ne  s'adresse  qu'à  l'imagination,  et  l'imagination  se  crée 
^e-môme  ses  images  et  s'inquiète  peu,  jusqu'à  un  certain  point  du 
moins,  de  la  nature  et  du  caractère  des  images  qu'elle  évoque. 

Je  voudrais  aussi  que  le  rapsode  ressemblât  à  un  être  surnaturel,  et 
que,  par  conséquent,  il  restât  invisible  à  son  auditoire  ;  mieux  serait 
s'il  pouvait  lire  ou  chanter  derrière  un  rideau,  afin  qu'oubliant  com- 
plètement sa  personne,  on  pût  se  faire  illusion  jusqu'à  croire  qu'on 
entend  la  voix  des  Muses. 

Le  mime  se  trouve  dans  un  cas  tout  à  fait  contraire;  se  posant 
devant  les  spectateurs  en  individualité  déterminée,  il  veut  qu'on  s'inté- 
resse exclusivement  à  lui  et  à  son  entourage,  qu'on  soufTre  des  douleurs 
de  son  corps  ou  de  son  âme,  qu'on  partage  ses  embarras,  que  pour 
lui  enfin  on  s'oublie  soi-même.  Il  est  vrai  qu'il  est  également  forcé 
d'agir  graduellement,  mais  il  peut  hasarder  les  effets  les  plus  violents, 
car  la  présence  réelle  peut  effacer  les  impressions  les  plus  fortes  par 
d'autres  beaucoup  plus  faibles.  Le  spectateur  peut  et  doit  être  plongé 
dans  une  permanente  tension  sensuelle,  et  il  faut  que,  privé  de  la 
liberté  de  réfléchir,  il  suive  le  mime  avec  passion;  son  imagination,  à 
loi  spectateur,  n'a  plus  rien  à  faire  ou  ne  peut  plus  rien  en  attendre  ; 
aussi  les  récits  eux-mêmes  doivent-ils  être  mis  en  action  et  sous  ses 
yeux*  GoETHK. 

SdùUer  à  Gœêke. 

lénhf  le  i6  décembre  1797. 

La  mise  en  parallèle  du  rapsode  et  du  mime  avec  leurs  conditions 
respectives  me  parait  un  excellent  moyen  pour  saisir  la  différence  qui 
existe  entre  les  deux  genres  de  poésie.  Cette  méthode  seule  suffirait, 
au  besoin,  pour  rendre  impossible  toute  méprise  grossière  dans  le 
choix  d'un  sujet  et  du  genre  de  poésie  qui  lui  convient  :  l'expérience 
me  le  prouve  en  ce  moment;  et  je  ne  connais  rien  de  plus  propre  à 
maintenir  le  poète  dramatique  dans  ses  limites,  et  à  l'y  ramener 


68  GOETHE  ET  SCHILLER. 

promptement  s'il  venait  à  s'en  écarter,  que  de  le  transporter  en  ima- 
gination sur  les  planches  devant  une  saHe  remplie  de  spectateurs  de 
toute  espèce.  Par  cela  seul,  il  sentirait  vivement  la  nécessité  de  la  loi 
qui  l'oblige  à  donner  à  son  action  une  marche  incessante  et  rapide 
vers  le  dénoûment. 

J'aurais  encore  un  autre  moyen  à  vous  proposer  pour  rendre  tou- 
jours plus  palpable  la  différence  entre  les  deux  poésies.  Le  mouve- 
ment de  l'action  dramatique  se  fait  devant  moi,  celui  de  l'action 
épique  se  fait  en  moi,  et  sa  marche  est  presque  imperceptible. 

Si  les  événements  se  meuvent  devant  moi,  je  suis  rigoureusement 
attaché  au  présent,  mon  imagination  cesse  d'être  libre,  une  inquiétude 
continuelle  s'empare  de  moi,  je  me  sens  enchaîné  à  l'objet  de  l'instant 
actuel,  et  je  ne  puis  ni  réfléchir  ni  regarder  en  avant  ou  en  arrière, 
car  j'obéis  à  une  puissance  étrangère.  Si,  au  contraire,  je  me  meus 
autour  des  événements^  que  j'aie  la  conviction-  de  ne  pas  pouvoir  ni'é- 
cbapper,  je  puis  marcher  d'un  pied  inégal  et  m'arrôter  plus  ou  moins 
longtemps  suivant  les  besoins  de  mon  esprit.  Cette  manière  d'être 
s'accorde  parfaitement  avec  l'idée  du  passé,  qu'on  peut  se  représenter 
stationnaire,  et,  par  conséquent,  avec  la  narration,  car  dès  son  début 
le  narrateur  connaît  la  fin;  tous  les  moments  de  l'action  lui  sont  donc 
indifférents,  et  il  lui  est  facile  de  conserver  une  indépendance  entière 
et  calme. 

Il  me  paraît  également  bien  évident  que  le  poète  épique  doit  traiter 
son  action  comme  étant  entièrement  dans  le  passé,  et  le  poète  tra- 
gique comme  s'écoulant  dans  le  présent  le  plus  rigoureux. 

J'ajouterai  encore  cette  réflexion  :  il  y  a  dans  cette  comparaison  des 
deux  poésies  une  espèce  de  contradiction  dans  le  plaisir  qu'elle  doit 
procurer,  et  qui,  dans  la  nature  ainsi  que  dans  l'art,  est  toujours 
intellectuel. 

La  poésie,  considérée  en  elle-même,  rend  tout  présent;  aussi  force- 
t-elle  même  le  poète  épique  à  transporter  le  passé  dans  le  présent , 
en  l'obligeant  toutefois  à  conserver  soigneusement  au  passé  le  cachet 
qui  le  caractérise  et  le  fait  reconnaître.  D'un  autre  côté,  la  poésie, 
considérée  en  elle-même,  rend  le  présent  passé,  et  éloigne  tout  ce  qui 
est  près,  par  l'idéalité,  bien  entendu.  Voilà  pourquoi  le  poète  drama- 
tique est  forcé,  pour  nous  conserver  une  liberté  poétique  envers  son 
sujet,  de  tenir  toujours  fort  éloignée  de  nous  toute  réalité  individuelle, 
et  par  conséquent  trop  saisissante.  Il  est  donc  certain  que  la  tragé- 
die, dans  sa  plus  noble  acception,  tendra  toujours  à  s'élever  vers 
répopée,  car  ce  n'est  que  par  cette  tendance  qu'elle  est  réellement  de 
la  poésie.  Quant  à  l'épopée,  elle  tend  à  son  tour  h  descendre  vers  le 
drame,  et  remplira  par  là  toutes  les  conditions  de  son  genre,  car  les 


GCETHE  ET  SCHILLER.  69 

• 

qualités  qui  font  de  Tune  et  de  l'autre  une  œuvre  poétique  les  rap- 
prochent à  leur  insu. 

Lorsqu'on  applique  sévèrement  à  votre  Hermœm  et  Dorothée  les 
règles  de  l'épopée,  on  est  forcé  de  reconnaître  qull  penche  vers  la 
tragédie,  car  le  cœur  y  est  vivement  et  sérieusement  occupé,  et  Ton 
y  trouve  plus  d'intérêt  pathologique  que  d'indifférence  poétique.  L'es- 
pace étroit  qu'occupe  l'action,  le  petit  nombre  de  personnages  qu'on 
y  voit  figurer,  le  peu  de  temps  dans  lequel  cette  action  s'accomplit, 
tout  cela  tient  également  à  la  tragédie. 

Votre  Iphigénie  se  trouve  dans  le  cas  contraire,  car  lorsqu'on  lui 
applique  les  principes  sévères  de  la  tragédie,  on  la  renvoie  dans  le 
champ  de  l'épopée.  Pour  ce  qui  est  du  Tasse^  je  n'en  parlerai  pas  du 
tout«  Revenons  donc  à  Iphigénie.  Sa  marche  est  trop  calme,  trop  lente 
et  sa  catastrophe  entièrement  opposée  à  la  tragédie.  L'effet  que  ce 
poème  a  produit  sur  moi  et  sur  les  autres  a  toujours  été  essentielle- 
ment poétique,  mais  nullement  tragique,  et  il  en  sera  ainsi  toutes  les 
fois  qu'une  tragédie  aura  été  manquée  d'une  manière  épique.  Selon 
moi,  ce  rapprochement  vers  l'épopée  est  un  défaut  dans  votre  Jphi' 
génie^  tandis  que  les  tendances  de  Bermann  vers  la  tragédie  seraient 
plutôt  une  qualité,  du  moins  par  rapport  à  l'effet  que  produit  ce 
poème.  En  serait-il  ainsi  parce  que  la  tragédie  est  destinée  à  un 
usage  limité  et  déterminé,  tandis  que  celui  de  l'épopée  est  général 
et  entièrement  indépendant? 

Je  ne  vous  dirai  rien  de  plus  aujourd'hui,  car  je  suis  toujours  inca- 
pable d'un  travail  sérieux.  Votre  lettre  et  votre  traité  ont  pu  seuls  m'oc* 
cuper  au  milieu  de  mon  apathie.  Adieu,  et  bonne  santé. 

Schiller. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weioiar,  le  27  décembre  1797. 

J'apprends  avec  regret  que  vous  n'avez  pas  encore  retrouvé  votre 
activité,  et  je  m'applaudis  de  ce  que  ma  lettre  et  mon  traité  aient  pu 
vous  occuper  un  moment.  Je  vous  remercie  de  votre  réponse  qui 
conduit  plus  avant  encore  une  question  si  importante  pour  nous 
deux. 

Nous  autres  modernes  il  nous  arrive  aussi  parfois  de  naître  poètes, 
mais  nous  nous  agitons  à  travers  tous  les  genres  de  poésies  sans 
trop  savoir  où  nous  en  sommes;  car,  si  je  ne  me  trompe,  les  détermi- 
nations spéciales  devraient  nous  être  données  extérieurement,  et  c'est 
k  l'occasion  qu'il  appartiendrait  de  déterminer  le  talent.  Pourquoi 
faisons-nous  si  rarement  des  épigrammes  dans  le  genre  grec  ?  parce 
que  nous  voyons  fort  peu  de  choses  qui  en  mériteraient  une  sembla* 
ble.  Pourquoi  réussissons-nous  si  rarement  dans  l'épopée?  parce  que 


70  GOETHE  ET  SCHILLER. 

nous  n'avons  pas  d'auditoire  pour  l'apprécier.  Pourquoi  les  tai- 
dances  pour  le  théâtre  sont-elles  si  générales?  parce  que  chez  nous  le 
drame  est  le  seul  genre  de  poésie  maiérieilement  attrayant,  et  dont, 
par  conséquent,  on  peut  en  le  pratiquant  recueillir  une  jouissance 
immédiate. 

J'ai  continué  à  étudier  Vlliade^  afin  de  m'assurer  s'il  ne  pourrait 
pas  7  avoir  une  autre  épopée  entre  elle  et  VOdystée.  Je  n'ai  trouvé  que 
des  sujets  de  tragédie  ;  je  ne  sais  s'il  en  est  réellement  ainsi,  ou  si  je 
manque  de  sagacité  pour  découvrir  le  sujet  épique.  La  mort  d'Achille, 
avec  son  entourage,  pourrait  cependant  convenir  à  la  poésie  épique  ; 
sous  certains  rapports  même,  on  pourrait  croire  qu'elle  la  demande, 
quand  ce  ne  serait  qu'à  cause  de  l'ampleur  des  matières.  Maintenant, 
il  faudrait  se  demander  si  l'on  ferait  bien  de  traiter  épiquement  un 
sujet  tragique.  H  y  aurait  beaucoup  de  choses  à  dire  pour  et  contre. 
En  ce  qui  concerne  l'effet,  un  poète  moderne,  travaillant  pour  des  lec- 
teurs modernes,  serait  d'autant  plus  sûr  d'en  produire  un  très-puis- 
sant, qu'à  notre  époque  il  est  impossible  d'obtenir  l'approbation  du 
public  sans  exciter  en  lui  des  intérêts  pathologiques. 

Assez  pour  aujourd'hui.  Meyer  travaille  assidûment  à  son  traité  sur 
le  choix  des  sujets  dans  les  arts  plastiques.  En  le  voyant  agiter,  à  cette 
occasion,  toutes  les  questions  qui  nous  intéressent,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  reconnaître  .la  parenté  intime  qui  existe  entre  l'artiste  et  le 
poète  dramatique.  Puissiez-vous  bientôt  retrouver  la  santé,  et  moi  la 
liberté  d'aller  vous  voir.  Goethe. 

Schiller  à  Gcsthe. 

léna,  le  10  décembre  1797. 

Je  joins  ici  une  longue  lettre  de  notre  ami  de  Humboldt,  elle  vous 
prouvera  qu'au  milieu  de  ce  Paris  renouvelé  de  fond  en  comble,  il 
est  resté  fidèle  à  la  vieille  najture  allemande  ;  en  un  mot,  il  ne  parait 
avoir  changé  que  de  demeure  et  d'entourage.  Il  en  est  de  certaines 
manières  de  sentir  et  de  philosopher,  comme  de  certaines  reli- 
gions qui  isolent  extérieurement  et  augmentent  ainsi  la  ferveur  î»té» 
rieure. 

Le  travail  que  vous  avez  entrepris  pour  séparer  les  deux  genres  de 
poésie  est  certainement  de  la  plus  haute  importance;  mais  vous  êtes 
sans  doute  convaincu  avec  moi  que  pour  exclure  d'une  œuvre  d'art 
tout  ce  qui  est  étranger  à  son  genre,  il  faudrait  nécessairement  y  faire 
entrer  tout  ce  qui  appartient  à  ce  genre;  et  c'est  précisément  lace 
qui  nous  manque  complètement.  Puisqu'il  nous  est  impossible  de 
réunir  les  conditions  auxquelles  chacun  des  deux  genres  est  soumis, 
nous  sommes  forcés  de  les  confondre.  S'il  y  avait  encore  des  rap- 


GOETHE  ET  SCHILLER.  7! 

sodés  et  un  monde  pour  eux,  le  poôte  épique  ne  serait  pas  obligé 
d'emprunter  des  moyens  au  genre  tragique  ;  et  si  nous  avions  les  res- 
sources et  les  forces  intenses  de  la  tragédie  grecque  pour  nous  assurer 
la  faveur  des  spectateurs  pendant  une  longue  suite  de  représentations, 
BOUS  n'aurions  pas  besoin  de  tant  élargir  nos  tragédies.  La  force  sensi- 
tive  des  spectateurs  et  des  lecteurs  yeut  et  doit  être  satisfaite  sur  tous 
les  points  de  sa  périphérie,  et  le  diamètre  de  cette  force  est  la  véritable 
échelle  de  proportion  qui  doit  guider  le  poète.  Or,  comme  à  notre 
époque  les  dispositions  morales  sont  les  plus  développées,  elles  sont 
aussi  les  plus  exigeantes  ;  et  c'est  toujours  à  ses  dépens  que  le  poôte 
86  hasarde  à  les  négliger. 

Si,  ainsi  que  je  n'en  doute  pas,  le  drame  est  en  effet  si  protégé  chet 
nous  par  une  aussi  fâcheuse  tendance  de  notre  époque,  il  faudrait 
Gommencer  la  réforme  par  le  drame,  et  donner  de  l'air  et  de  la 
lumière  à  l'art,  en  bannissant  du  théâtre  toute  imitation  de  la  nature 
irolgaire.  Je  crois  qu'on  atteindrait  ce  but  par  l'introduction  de  moyens 
symboliques,  qui  remplaceraient  l'objet  en  tout  ce  qui  n'appartient 
pas  au  véritable  art  du  poète,  et  qui,  par  conséquent,  ne  doit  pas  être 
représenté  mais  seulement  indiqué.  Je  n'ai  pas  encore  bien  pu  m'ex- 
pliquer  l'idée  du  symbolique  dans  la  poésie,  mais  je  crois  qae  cela 
n'est  pas  très-nécessaire.  Si  l'on  pouvait  en  déterminer  l'usage,  il  arri*» 
ferait  nécessairement  que  la  poésie  se  purifierait,  qu'elle  resserrerait 
son  monde,  le  rendrait  plus  important,  et  agirait  avec  plus  de  force 
et  d'énergie. 

J'ai  toujours  espéré  que  la  tragédie  sortirait  de  l'opéra  sous  une 
forme  plus  noble  et  plus  belle,  comme  jadis  elle  est  sortie  des  chœurs 
des  fêtes  de  Bacchus.  C'est  qu'en  effet  on  s'abstient  dans  l'opéra  de 
toute  imitation  servile  de  la  nature,  sous  prétexte  d'indulgence  indis* 
pensable.  Est-ce  que  l'idéal  dramatique  ne  pourrait  pas  se  glisser  sur 
la  scène  par  la  même  voie?  Par  la  puissance  de  la  musique,  et  une 
surexcitation  harmonique  et  libre  des  facultés  sensitives,  l'opéra  pré* 
dispose  aux  plus  nobles  sentiments;  le  pathos  lui-môme  n'est  plus 
qu'un  jeu  indépendant  parce  que  la  musique  l'accompagne,  et  le  mer- 
veilleux qui  est  toujours  toléré  doit  nécessairement  rendre  la  marche 
de  l'action  moins  attachante. 

Je  suis  très-curieux  de  voir  le  traité  de  Meyer,  il  doit  naturellement 
contenir  beaucoup  de  choses  applicables  à  la  poésie. 

Je  me  remets  peu  à  peu  à  mon  travail,  mais  par  un  temps  aussi 
afireux  il  est  bien  difficile  de  conserver  l'élasticité  de  son  âme. 

Tâchez  d'être  bientôt  libre,  de  venir  travailler  ici,  et  de  m'apporter 
du  courage  et  de  la  vie.  Schiller. 


72  GOETHE  ET  SCHILLER. 

Goethe  à  Schiller. 

'Weimar,  le  30  décembre  1797. 

J'attends  ce  matin  une  société  qui  doit  venir  voir  les  travaux  de 
Meyer,  je  ne  puis  donc  que  vous  remercier  de  votre  lettre  et  de  celle 
de  Humboldt  que  vous  m'avez  envoyée. 

Moi  aussi,  je  crois  que  s'il  faut  d'abord  distin^er  les  genres  avec 
une  précision  rigoureuse,  c'est  surtout  afin  de  pouvoir  se  permettre 
plus  tard  quelques  libertés  dans  l'application  de  ces  lois.  Travailler 
par  principes  est  tout  autre  chose  que  de  travailler  par  instinct;  et 
une  déviation  de  principes,  dont  on  a  reconnu  la  nécessité,  ne  peut 
jamais  être  regardée  comme  une  faute. 

Au  reste,  je  ne  m'amuserai  pas  longtemps  aux  considérations  théo- 
riques; j'éprouve  le  besoin  de  me  remettre  au  travail,  et  pour  cela 
il  faut  que  j'aille  m'asseoir  sur  le  vieux  canapé  d'Iéna,  car  c'est  là 
mon  véritable  trépied'.  Je  prévois  en  général  que,  pendant  toute 
l'année  prochaine,  je  me  renfermerai  autant  que  possible  dans  notre 
cercle. 

Je  suis  bien  fâché  de  ce  que  votre  chère  femme  n'ait  pu  s'arrêter 
assez  longtemps  à  Weimar,.  pour  faire  un  pèlerinage  chez  moi  et  voir 
les  trésors  artistiques  de  Meyer.  Si  vous  aviez  pu  assister  dernièrement 
à  la  représentation  de  Don  Juan^  vous  y  auriez  trouvé  la  réalisation  des 
espérances  que  vous  aviez  conçues  de  l'opéra.  Mais  aussi  cette  pièce 
est-elle  entièrement  isolée,  et  la  mort  de  Mozart  a  détruit  la  possibilité 
de  voir  quelque  chose  de  semblable»  Goethe. 

On  voit  que  Tannée  1797^  si  brillante  pour  l'auteur  à'Hermann 
et  Dorothée  y  a  été  une  année  décisive  pour  Schiller.  Sa  seconde 
période  poétique,  celle  que  les  historiens  littéraires  de  l'Allemagne 
ne  craignent  pas  d'appeler  la  période  classique  de  son  génie,  s'an- 
nonce manifestement  dans  les  lettres  qu'on  vient  de  lire.  Le  grand 
ouvrage  qui  Ta  inaugurer  cette  période  d'une  manière  éclatante, 
Wallensteiriy  a  déjà  subi  dans  la  pensée  du  poète  une  transformation 
complète.  Le  rapide  essor  d'Hermann  et  Dorothée  a  dégagé  Schiller 
des  liens  qui  l'attachaient  encore  au  monde  de  la  prose.  Délivre  de 
la  théorie  abstraite  et  de  l'histoire  prosaïque,  il  plane  désormais  dans 
ces  pures  régions  du  grand  art,  où  l'idéal  et  la  réalité  se  combinent 
avec  une  merveilleuse  harmonie. 

!•  Goethe  parle  ici  de  l'appartement  qu'il  occupait  chez  son]  ami  Knebe) 
dans  le  vieux  château  d*léna.  C'est  1&  qu'il  descendait  le  plus  souvent  quand 
il  voulait  se  réfugier  dans  une  complète  solitude. 


GCETHË  ET  SCHILLER.  7a 

Au  milieu  des  émotions  de  ce  trayait  intérieur,  les  deux  poètes» 
on  l'a  vu  par  leurs  confidences ,  ont  encore  trouTé  maintes  inspi- 
rations toutes  neuves  dans  le  champ  de  la  poésie  lyrique.  Cette  année 
1797,  Schiller  l'appelait  Vannée  des  ballades.  De  même  que,  Tannée 
précédente,  les  Xénies  s'envolaient  gaiement  à  léna  et  gaiement 
revenaient  àWeimar  ;  pendant  le  printemps  et  l'été  de  1797,  maintes 
ballades  se  croisaient  sur  cette  même  route  si  chère  aux  Muses  alle- 
mandes. C'est  alors  que  Gœthe  écrivait  la  Fiancée  de  Corinthe^  le 
Dieu  et  la  Bayadère,  V Apprenti  sorcier,  et  Schiller  les  Grues  dlbi'^ 
eus,  le  Plongeur,  le  Gant,  V Anneau  de  Polycrate,  le  Chevalier 
Toggenbourg,  le  Chant  funèbre  dun  Nadoessis ,  le  Message  à .  la 
forge.  Il  faut  aussi  rapporter  à  cette  année  d'autres  poésies  de  Gœthe, 
le  tendre  dialogue  intitulé  le  Nouveau  Pausias  et  sa  Bouquetière, 
l'élégie  d' Euphrosine ,  où  il  jette  tant  de  larmes  et  tant  de  fleurs  sur 
la  tombe  d'une  jeune  actrice  de  Weimar,  Christiane  Neuman  ;  enfin  la 
Métamorphose  des  plantes,  où  le  grand  naturaliste  s'amuse  à  présen- 
ter sous  forme  poétique  Timportante  découverte  qu'il  avait  publiée 
sept  ans  plus  tôt  avec  toutes  les  démonstrations  de  la  science.  Quant  à 
son  poëme  sur  la  chasse  dont  il  est  question  dans  ces  lettres,  Gœthe 
regretta  plus  tard  de  ne  pas  avoir  obéi  librement  à  son  inspiration. 
«  J'avais  projeté  un  nouveau  poëme,  une  romantique  épopée,  dit*-il 
dans  ses  Annales;  le  plan  était  déjà  tracé  dans  toutes  ses  parties,  et 
malheureusement  je  n'en  fis  pas  un  secret  à  mes  amis.  Ils  me  dé- 
tournèrent de  mon  projet,  et  aujourd'hui  encore  (Gœthe  écrivait  ceci 
en  1822),  aujourd'hui  encore  c'est  une  douleur  pour  moi  d'avoir 
écouté  leurs  conseils  ;  car  le  poète  seul  peut  savoir  ce  que  contient 
un  sujet,  et  quels  trésors  de  charme  et  de  grâce  il  peut  déployer  dans 
l'exécution  de  son  œuvre.  »  Au  même  chapitre  de  ses  Annales 
Gœthe  mentionne  aussi,  mais  sans  exprimer  aucun  regret,  son  pro- 
jet de  poëme  épique  sur  Guillaume  Tell.  Qu'avait-il  .à  regretter?  il 
avait  abandonné  son  sujet  à  Schiller,  et  ce  qui  eût  été  une  épopée 
entre  ses  mains  était  devenu  un  drame  entre  les  mains  de  son  ami. 
La  poésie  n'y  perdait  rien;  c'est  du  moins  ce  que  pensait  Gœthe, 
tout  heureux  du  nouvel  essor  de  Schiller  et  qui  prenait  plaisir  à 
regarder  croître  son  inspiration  comme  une  plante  généreuse  et 
superbe.  U  y  a  une  délicatesse  bien  touchante  et  une  véritable  gran- 
deur dans  l'amitié  de  Gœthe.  Si  j'avais  pu  citer  ici  toutes  les  lettres 
de  l'année  1797,  on  aurait  vu  avec  quelle  sollicitude  il  s'intéressait  aux 
ballades  de  son  ami.  Ce  beau  poëme  des  Grues  dlbicus,  il  l'avait  corn- 


74  GŒTHE  ET  SCHILLER. 

meDoé  à  Weimar  ;  mais  Schiller  s*eii  occupe  de  son  cAté.  Âiusitôt 
Gœthe  oublie  son  œuvre  et  ne  songe  plus  qu'à  celle  de  Schiller  ;  ou 
pkuiti  la  ballade  de  Schiller  c*est  la  sienne  propre,  il  y  trayaille,  U 
donne  ses  idées,  il  perfectionne  le  petit  drame  que  Schiller  lui  soumet 
et  Fembellit  de  toutes  ses  richesses.  Et  quels  encouragements  aussi 
pour  son  Wallenstein  l  comme  il  soutient  le  poète  en  ses  défaillances! 
comme  il  double  ses  forces  en  lui  montrant  quel  espoir  il  éTeilIe  t 
La  composition  du  Wallenstein  de  Schiller,  on  le  yenra  par  les  let- 
tres de  Tannée  qui  ^  suivre,  a  été  un  des  principaux  événements  de 
la  vie  de  Goethe.  Ce  grand  homme,  tant  accusé  d'égoïsme,  pariait 
avec  une  modestie  singulière,  lorsqu'il  disait  fièrement  vingt  ans 
plus  tard  :  oc  J'ai  marché  par  bien  des  chemins,  nul  ne  m'a  vu  dans 
le  chemin  de  l'envie.  » 

(Lt  soito  à  îa  proditiiM  Uvniioo.) 


DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

SOUS  L>NCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE 


PAR  CHARLES  LOUANDRE. 


TROISIÈME  PARTIE. 

I 

LA.  VIAR9C  —  PRODUCTION  XT  COKMCRaC  DKS  BC8TIADX. 

«POTS.  —  CONBOIfMATIOH. 

Nous  nous  sommes  longuement  étendu,  trop  longuement  peatp* 
être  sur  les  oéréales,  parce  qu'elles  forment  la  base  de  Talimenta- 
tkn.  Nous  allons  maintenant  nous  occuper  de  la  viande,  du  pobsoo, 
du  sel  et  des  boissons. 

Aujourd'hui  que  la  consommation  de  la  viande  a  pris  une  exten- 
sion eonsidénJ>le ,  Télève  du  bétail  est  devenu  Tune  des  branches 
les  plus  importantes  de  Tindustrie  agricole,  et  c'est  par  une  entente 
habile  des  assolements,  par  l'extension  des  cultures  fourragères,  que 
Ton  cherche  à  maintenir  la  production  au  niveau  des  besoins  de  la 
consommation.  Tout  le  monde  y  trouve  son  compte,  l'agriculteur,  le 
eonsomniateor,  et  la  terre  elle-même  qui  se  nourrit  du  fumier  des 
animaux,  comme  l'homme  de  leur  chair.  Mais  il  n'en  était  pas  ainsi  au 
moyen  âge,  et  les  conditions  de  l'élevage  étaient  tout  à  fait  différentes. 
L'agriculture  sacrifiant  tout  aux  céréales,  et  les  pouvoirs  publics  la 
poussant  dans  cette  voie,  les  animaux  de  boucherie  ne  pouvaient  le 
jdus  souvent  se  produire  que  dans  les  conditicms  tout  à  fait  primitives 
de  la  culture  pastorale,  c'est-à-dire  par  le  pâturage  dans  les  bois,  les 
landes,  les  marais,  et  le  parcours  des  terres  arables  après  les  récoltes. 
L'immense  étendue  des  terrains  incultes,  l'abandon  fréquent  des  meil- 


«.  Voir  les  38*,  39*  et  40*  Livraisons. 


70  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

.  leures  terres  elle^-mèmes,  par  suite  du  malheur  des  temps  et  de  la 
ruine  des  campagnes,  auraient  pu,  même  dans  les  temps  les  plus 
désastreux,  créer  des  ressources  pour  le  bétail  ;  car  les  animaux, 
au  milieu  de  ces  terres  délaissées,  trouvaient  encore  leur  nourriture 
quand  Thomme  avait  cessé  de  trouver  la  sienne,  mais  ces  ressources 
ne  furent  ni  comprises  ni  exploitées  ' . 

La  plus  grande  partie  des  terrains  qui  pouvaient  servir  à  cette 
culture  pastorale  dont  nous  venons  de  parler  appartenait  aux  sei- 
gneurs ;  c*était  donc  à  eux  seuls  qu'appartenait  par  cela  même  le 
droit  d'y  régler  le  pâturage  ;  quelques-uns  se  réservèrent  exclusive- 
ment ce  droit ,  et  rendirent  par  là  Félevage  impossible  à  leurs  vassaux. 
D'autres,  et  ce  fut  le  plus  grand  nombre,  l'aliénèrent  au  profit  des 
paroisses  ou  des  communes,  tantôt  moyennant  le  prélèvement  d'un 
certain  nombre  de  têtes  de  bétail,  par  troupeau  et  par  année,  tantôt 
moyennant  un  abonnement  payé  par  la  paroisse  entière^.  Ces  rede* 
vances  ne  semblent  pas  en  général  avoir  été  fort  onéreuses  en  elles- 
mêmes  ;  mais  elles  n'en  donnèrent  pas  moins  lieu  à  une  foule  d'abus. 
De  même  que  l'on  avait  soumis  indistinctement  aux  droits  de  bana- 
lité pour  les  moulins  et  les  fours  les  propriétaires  des  terres  sujettes 
à  cette  banalité,  lorsqu'ils  ne  résidaient  pas  sur  les  lieux,  de  même 
on  soumit  souvent  aux  droits  de  pâturage  les  habitants  qui  n'avaient 
point  de  bestiaux.  Cette  exigence  féodale  fut,  entre  autres,  légalisée 
dans  la  Normandie  par  un  arrêt  de  l'échiquier  de  cette  province,  en 
date  de  1221.  Quand  le  prix  de  l'abonnement  n'était  point  acquitté, 


1.  De  tous  les  animaux  de  boucherie,  les  porcs  paraissent  avoir  été  de 
beaucoup  les  plus  nombreux.  L'usage  où  étaient  les  Gaulois  d*en  élever  de 
grands  troupeaux  à  l'état  presque  sauvage  s'était  conservé  dans  la  France 
féodale.  On  les  laissait  vaguer  dans  les  bois,  comme  le  témoignent  les  actes 
relatifs  aux  droits  de  glandée.  On  en  élevait  aussi  dans  l'intérieur  même  des 
villes,  comme  le  témoignent  encore  les  amendes  de  police  prononcées  par 
les  administrations  urbaines,  pour  dégâts  conmiis  par  des  pourceaux.  Quant 
aux  bœufs  ils  étaient  avant  tout  des  animaux  de  travail  ;  dans  presque  toute 
la  France,  on  les  employait  exclusivement  aux  labours,  ce  qui  occasionnait 
de  grands  embarras  quand  des  épizooties  sévissaient  sur  l'espèce.  C'est  ainsi 
qu'en  1751,  les  habitants  du  Berry  ayant  perdu  leurs  bœufs  essayèrent,  sans 
pouvoir  y  réussir,  de  labourer  aveô  des  chevaux,  ce  qui  dut  nécessairement 
les  obliger  à  laisser  une  bonne  partie  de  leurs  terres  en  friche.  Voir,  dans  la 
collection  Joly  de  Fleury,  t.  286,  p.  318,  une  lettre  de  l'intendant  du  Berry  en 
date  du  0  mars  1751. 

2.  Voir  Du  Cangc  :  Glossaire,  au  mot  Appcmagium, 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE,  77 

le  seigneur  pouvait  confisquer  les  animaux  à  son  profit  ;  il  les  con- 
fisquait également  pour  les  moindres  dégâts  qu'ils  avaient  commis 
sur  ses  terres,  et  même  quelquefois  pour  le  simple  passage. 

Au  moment  de  Taffranchissement  des  communes,  un  grand  nombre 
de  terres  vagues  et  de  marais  furent  concédés  en  toute  propriété  aux 
habitants  ;  là  où  la  propriété  n*était  point  concédée,  lesdroitsde  pâtu- 
rage furent  adoucis  ou  même  supprimés  ;  mais  comme  les  communes  ne 
représentaient  guère  que  le  cinquantième  des  localités  du  royaume, 
la  féodalité  resta  maltresse  de  la  plus  grande  partie  des  pâturages. 
Aucun  travail  d'amélioration  n'y  fut  tenté  jusqu'au  règne  de  Henri  IV. 
Les  marais  restèrent  à  l'état  de  fondrières  ;  la  grande  quantité  de 
moulins  qui  se  trouvaient  sur  les  cours  d'eau  et  qui  appartenaient  aux 
seigneurs  ne  permettant  point  d'entreprendre  des  travaux  de  dessè- 
chement ou  submergeant  par  la  retenue  des  eaux  les  terres  rive- 
raines ,  les  pâturages  naturels  étaient  par  cela  même  réduits  à  fort 
peu  de  chose. 

Outre  les  droits  de  pâture  la  féodalité  prélevait  encore,  suivant  les 
lieux,  une  foule  de  redevances  soit  en  argent,  soit  en  nature.  Dans  le 
Dauphiné  les  moutons  payaient  le  pulveraticum,  à  cause  de  la  pous- 
sière qu'ils  soulevaient  en  passant  sur  la  terre  du  seigneur;  ailleurs 
oa  payait  V agnelage  pour  les  agneaux  qui  naissaient  ou  pour  ceux 
que  l'on  tuait;  le  brebiage  pour  les  brebis  pleines;  le  vif  herbage^ 
consistant,  tantôt  dans  la  dixième,  tantôt  dans  la  vingtième  ou  la 
vingt-cinquième  tète  à  prendre  sur  chaque  troupeau  de  moutons  qui 
se  trouvait  la  nuit  de  Noël  sur  la  juridiction  du  seigneur'  ;  le  came' 
loge  ou  charriage  qui  consistait,  soit  en  une  somme  d'argent,  soit  en 
un  certain  nombre  de  tètes  de  bétail  levées  sur  les  troupeaux,  soit 
enfin  dans  l'abandon  fait  au  seigneur  de  quelque  partie  de  l'animal 
que  l'on  venait  d'abattre;  pour  les  bœufs,  c'était  ordinairement  la 
langue;  pour  les  porcs,  c'étaient  les  pieds,  les  janlbes  ou  la  tête; 
c'était  aussi  dans  quelques  fiefs  un  petit  pourceau  sur  chaque  portée 
de  truies.  Non-seulement  le  vassal  devait  donner  à  son  seigneur  une 
certaine  part  des  animaux  qu'il  avait  élevés,  mais  il  y  avait  même  des 
localités  où  il  était  obligé  de  payer  une  certaine  somme  pour  avoir 
le  droit  de  manger  leur  viande.  C'est  ainsi  qu'à  Dreux,  aucun  habi- 
tant, s'il  n'était  agrégé  à  la  commune,  ne  pouvait  avoir  du  lard 

{.  Coutumes  de  Ponthieu,  art.  92;  de  MontreuiU  55;  de  la  prévôté  de 
Vimeux,  3-4. 


78  BE  L*ALIMENTATICN  PUBLIQUE 

en  son  saloir  après  la  SaintrMartin  d'hiver,  sans  payer  des  rede» 
Taaces  au  seigneur  ^  Dans  un  grand  nombre  de  seigneuries  le  cboix 
des  animaux  reproducteurs,  si  important  pour  l'amélioration  des 
races,  n'était  pas  même  laissé  aux  cultiTateurs.  Il  y  arait  des  béliers, 
des  taureaux,  des  yérats  baniers  auxqueb  les  vassaux  étaient  obligés 
de  conduire  leurs  brebis,  leurs  truies  ou  leurs  vaches.  Les  couvents 
de  femmes  exerçaient  aussi  ce  singulier  droit  de  banalité ,  et  l'on 
cite,  entre  autres,  les  religieuses  d'Origny-Sainte-Benoito  qui  tiraient 
de  leur  taureau  un  revenu  assez  important,  et  qui  s'en  étaient  stricte» 
ment  réservé  le  monopole* 

Aussi  inventives  que  les  seigneurs  en  fiiit  de  mesures  fiscales,  les 
villes  avaient  établi  sur  le  bétail  de  nmnbreuses  redevances;  elles 
prélevaient  d'abord  des  droits  d'octroi  pour  la  viande  consommée 
sur  place,  plus  des  droits  de  transit  sur  les  animaux  qui  les  traver- 
saient pour  se  rendre  dans  d'autres  localités.  Quelquefois  même, 
comme  à  Beauvais,  elles  établissaient  sur  les  bouchers  des  impôts 
pour  les  achats  en  gros,  pour  la  vente  en  détail,  pour  les  cuirs  et 
pour  les  graisses  ^.  Il  y  avait  en  outre  les  frais  de  visite  pour  s'assurer 
que  les  animaux  sur  pied  n'étaiait  atteints  d'aucune  maladie,  et  les 
frais  d'inspection  des  viandes  dépecées,  pour  constater  qu'elles  avaient 
été  préparées  d'une  manière  convenable,  car  c'était  un  axiome  de 
notre  ancienne  poliœ,  que  tout  ce  qui  entre  au  corps  humain  doit 
être  sain  et  loyal.  On  poussait  même  si  loin  la  précaution  à  cet  égard^ 
que  dans  certaines  villes  on  avait  créé  des  commissaires  spéciaux 
chargés  d'inspecter  la  langue  des  porcs,  parce  que  ces  animaux  étaient 
réputés  sujets  à  la  lèpre^  îk  que,  d'après  l'opinion  générale,  on  croyait 
pouvoir  s'assurer,  par  l'examen  de  leur  langue,  s'ils  étaient  ou  non 
menacés  de  cette  maladie. 

Quant  aux  impôts  généraux  établis  sur  la  viande  et  perçus  au 
profit  du  trés(»r  royal,  on  les  voit  paraître  d'une  manière  à  peu  près 
fixe  et  permanente  à  partir  du  quatorzième  siède* 

Dans  la  Ciaule  romaine  nous  trouvons  une  contribution  sur  le 
bétail,  nommée  scriptura,  mais  elle  ne  porte  que  sur  les  bestiaux 
admis  à  pâturer  dans  les  donMines  des  empereurs,  et  par  cela  même 
elle  se  réduit  à  une  sorte  de  fermage  payé  par  des  usagers  à  leur 

i.  Ce  fait  est  consigné  dans  l'onTrage  intitulé  :  Documents  historiques  sur 
le  comté  et  la  viUe  de  Dreuss,  par  €.  Lefèvre.  Chartres,  1859,  1  vol.  in-8*. 
2*  Recueil  des  ordonn,,  t.  XVH,  p.  366. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  79 

propriétaire*  Nous  ne  pouvons  préciser  oe  qui  se  fit  sous  les  deux  pre- 
nàères  races  et  les  premiers  Capétiens,  mais  sous  le  règne  de  Philippe 
le  Bel,  de  Charles  lY,  de  Charles  V,  nous  trouYons  un  impôt  per- 
manent établi  sur  la  Tente  des  porcs,  des  moutons,  des  Taches  et  des 
boeufe  ^  ;  c'était  comme  une  sorte  de  capitation,  d'impôt  personnel 
payé  par  les  animaux,  qpie  l'on  désignait  sous  le  nom  de  pied  fotdt^ 
thé;  il  était  perçu  par  les  commis  des  fermes,  dans  la  ciroonscrip-^ 
tioD  territoriale  où  les  aides  aTaient  cours,  sur  l'entrée  ou  la  sortie 
aux  firontières  du  royaume,  la  circulation  intérieure  de  prorince  à 
proYinoe,  les  Tentes  et  achats ,  et  les  approriaionnements  des  bou- 
cheries. Pour  faciliter  la  perception,  l'ordonnance  de  1680  enjoi- 
gnit aux  bouchers  de  marquer  leurs  bœufs.  Taches  et  moulons, 
de  déclarer  chaque  année  aux  fermiers  des  aides  de  quelles  mar-> 
qoes  ils  Toukient  se  s^ttût  et  de  donner  à  ces  fenniers  un  acte 
notarié  sur  lequel  se  trouTait  le  dessin  de  cette  marque.  Il  leur 
tut  défendu  ^,  en  outre,  d'acheter  par  quartiers  des  Tiandes  abat- 
tues, attendu  que  les  droits  étaient  différents  pour  les  bœufe,  Ta^ 
ches  et  taureaux,  et  que  la  Tiande  une  fois  coupée,  on  ne  pouTait 
plus  reconnaître  à  quelle  catégorie  elle  appartenait ,  et  par  cela 
même  percoToir  exactem^it  l'impôt'.  Cet  impôt,  extrêmement 
Tariable  et  réglé  uniquement  sur  les  bescûns  du  trésor,  sans  que  les 
intérêts  de  l'agriculture  aient  été  la  plupart  du  temps  ocMisultés,  fut 
quelquefois  excessif  et  quelquefcns  aussi  m<»nentanément  suspendu 
dans  les  moments  de  crise*  Outre  les  aides  qui  furmt  totalisées  et 
réunies  par  l'ordonnance  de  1680,  d'où  est  Tenu  le  nom  de  droits 
réunis  j  le  bétail  payait  à  Paris  au  dix-huitième  siècle  les  drcHts  de 
domaine  et  de  barrage,  le  Tingtième  de  l'hôpital,  la  ferme  générale, 
les  droits  de  la  Tille  et  ceux  de  l'hôpital  général,  distincts  du  ringtîème 
dont  nous  TaQM>ns  de  parler  ;  un  droit  de  sou  pour  liTre  préloYé  sur  toutes 
les  Tentes,  ainsi  que  sur  les  bestiaux  échangés  ou  pris  en  pay^nent;  les 
droits  des  officiers  des  marchés,  telsque  les  jurés  Tendeurs,  les  contrô- 
leurs aux  boucheries  créés  en  i704  à  Paris  et  dans  les  principales TÎUes 
du  royaume, et  les  inspecteurs  des  Teaux  créés  en  1730,  au  nombre  de 
quatre-Tingt-cinq.  Dans  les  temps  ordinaires,  ces  diTerses  contribu- 

i.  Tiecueil  des  ordonnances,  t.  XVI,  préface,  p.  h^,  note  1« 

2.  Entre  autres  par  ud  arrêt  du  conseil  d*État  en  date  du  27  fëv.  1723. 

3.  Lefebrre  de  La  Bellande^  Traité  générai  des  Droits  d'aides^  première  partie, 
p.78,  79. 


80  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

lions  réunies  ne  donnaient  pas  un  total  très-élevé,  puisque  ce  total 
pour  Tannée  17S7  montait  seulement  à  14  livres,  4  sols,  6  deniers, 
3/10  par  tête  de  bœuf,  non  compris  le  sou  pour  livre  sur  la  vente; 
mais  ce  qui  les  rendait  vraiment  désastreuses,  aussi  bien  pour  Tagri- 
culture  que  pour  la  consommation,  c'étaient  les  formalités  sans  nom- 
bre auxquelles  les  contribuables  étaient  astreints  pour  la  perception  ; 
les  contraventions  que  rendaient  presque  inévitables  la  multiplicité 
et  la  minutie  des  règlements  et  des  tarifs,  les  amendes  excessives 
et  les  saisies  qui  en  étaient  la  suite.  Ainsi  les  veaux  et  génisses  étant 
réputés  bœufs  ou  vaches  à  l'âge  de  six  mois ,  et  payant  comme  tels, 
il  fallait,  par-devant  les  commis,  constater  leur  âge,  et,  qu'on  nous 
passe  le  mot,  leur  constituer  une  sorte  dëtat  civil.  Quand  le  trésor, 
d'ailleurs,  avait  besoin  d'argent,  on  recourait  à  des  mesures  extrêmes, 
afin  d'augmenter  les  recettes  ;  on  taxait  la  viande  daus  le  but  unique 
d'élever  l'impôt ,  en  élevant  le  prix  de  la  matière  imposable.  On 
trouve  en  1787  un  curieux  exemple  de  ce  fait.  Dans  le  courant  de 
cette  année ,  le  prix  de  la  viande,  qui  d'abord  avait  été  fixé  à  huit 
sols,  fut  porté  à  douze,  ce  qui  donna  près  de  18  millions  au  trésor 
sur  cette  seule  denrée  ^ 

De  toutes  les  villes  du  royaume,  Paris  était,  sans  aucun  doute, 
celle  qui  consommait  proportionnellement  le  plus  de  viande.  La 
vente  des  bestiaux  était  soumise  aux  mêmes  conditions  que  la  vente 
des  blés.  Une  zone  de  prohibition  était  tracée  autour  de  la  capitale; 
et  dans  le  rayon  de  cette  zone  il  était  défendu  aux  éleveurs  de  vendre 
et  aux  bouchers  d'acheter.  Les  bestiaux  devaient  être  conduits  sur  les 
marchés,  et  une  fois  arrivés  là  ils  restaient  exposés  en  vente,  jusqu'à 
ce  qu'ils  eussent  trouvé  des  acheteurs,  sans  qu'il  fût  permis  de  les 
ramener  dans  les  lieux  d'élevage  et  de  les  remettre  à  l'engrais'.  Les 
transactions  étaient  limitées  aux  besoins  de  la  consommation  journa- 
lière, et  toutes  les  mesures  de  police  avaient  pour  objet  de  maintenir 
des  prix  très-bas  dans  l'intérêt  exclusif  des  habitants,  ce  qui  pro- 
duisait pour  la  viande- les  mêmes  résultats  que  pour  le  blé,  et  restrei- 
gnait l'élevage  en  enlevant  aux  fermiers  des  prix  rémunérateurs. 

1.  Moniteur  de  i789,  n9  57. 

2.  Ces  dispositions  sont  à  diverses  reprises  confirmées,  pour  les  seizième, 
dix-septième  et  dix-huitième  siècles,  par  des  ordonnances  de  police  com- 
prises entre  les  années  1547  et  1724.  Voir:  Bib.  imp.,  mss.  Collection  De- 
lamarre,  1 109  -  5,  6.  —  Dalloz,  Répertoire  de  jurisprudence,  au  mot  Bou- 
cheriem 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  81 

Les  quelques  ayantages  qui  étaient  accordés  aux  éleyeurs,.  tels  que  le 
droit  exclusif  de  Tendre  au  comptant,  s'ils  le  jugeaient  convenable,  ou 
de  faire  privilégier  leurs  créances  pour  les  ventes  à  terme,  la  défense 
de  saisir  leurs  bestiaux  ^  ne  compensaient  pas  les  inconvénients 
que  pouvait  offrir  la  réglementation  dont  nous  venons  de  parler. 
Aussi,  pour  échapper  à  cette  réglementation,  les  éleveurs  et  les  bou- 
chers se  portèrent-ils,  d'un  commun  accord,  en  dehors  de  Paris  et 
de  la  zone  de  prohibition.  Des  marchés  s'établirent  au  dix-septième 
siècle,  à  Poissy ,  pour  les  bestiaux  normands  ;  à  Bourg-la-Reine  et 
puis  à  Sceaux,  pour  les  bestiaux  de  la  Beauce.  Ces  marchés  autorisés 
par  les  rois  se  sont  maintenus  jusqu'à  notre  temps^.  Du  reste,  sous 
l'ancienne  monarchie ,  les  avantages  que  pouvaient  offrir  aux  fer- 
miers, aux  bouchers  et  aux  consommateurs  les  marchés  de  Poissy  et 
de  Sceaux,  et  les  foires  établies  sur  divers  points  du  territoire,  ces 
avantages,  disons-nous,  étaient  sans  cesse  paralysés  par  une  série  de 
fousses  mesures  ou  Texagération  des  droits  fiscaux.  On  en  trouve  un 
curieux  exemple  au  milieu  du  dix-huitième  siècle.  De  1747  à  1751 
une  épidémie  très-meurtrière  exerça  de  grands  ravages  dans  plu- 
sieurs provinces.  Ce  mal,  qui  dans  les  cinquante  années  précédentes 
avait  régné  à  diverses  reprises  pendant  d'assez  longs  espaces  de 
temps,  nous  paraît  avoir  tenu  surtout  à  l'appauvrissement  des  races, 
à  la  mauvaise  nourriture,  au  défaut  de  soins;  mais,  au  lieu  d'en 
chercher  le  remède  dans  une  alimentation  plus  saine,  dans  des  con- 
ditions hygiéniques  plus  favorables,  on  eut  recours  à  la  séquestration 
du  bétail  et  à  rétablissement  de  véritables  cordons  sanitaires.  Défense 
fut  faite  de  laisser  passer  les  animaux  d'une  province  dans  une  autre. 
On  supprima  les  foires,  et  il  en  résulta  une  telle  disette  de  viande 
que  le  fournisseur  de  l'Hôtel-Dieu  de  Paris  réussit  à  peine  à  se  pro- 
curer l'approvisionnement  de  cette  maison.  Les  bouchers  réclamè- 
rent avec  instance  auprès  du  parlement  le  rétablissement  de  la  circu- 
lation du  bétail  et  celui  des  foires,  en  affirmant  qu'il  leur  était 
impossible  de  subvenir  aux  besoins  du  public;  mais,  au  lieu  de  faire 
droit  à  leur  juste  demande,  on  chargea  les  intendants  d'une  enquête 
sur  la  situation  du  bétail  dans  les  provinces;  cette  enquête  dura 

1.  La  vente  au  comptant  fut  autorisée  en  4392;  la  défense  de  saisir  les 
bestiaux  fut  renouvelée  entre  autres  en  1676,  1683, 1690,  1701. 

2.  Sur  rétablissement  de  ces  marchés  :  E.  Levassear,  Hist  des  classes  labo- 
rieuses^  t.  II,  p.  308-309. 

Tome  XI.  —  4i*  LirraiMii.  6 


»  DE  L'ALIMEIfTATION  PUBLIQUE 

plusieurs  mois,  et  pendant  ce  temps  Paris  continua  h  manqua  de 
Tiande^ 

Les  règlements  auxquels  était  soumise  la  boucherie,  tant  par  la 
législatioD  générale  que  par  les  statuts  particuliers  du  métier,  n'étaient 
guère  plus  fayorables  au  bien-être  public.  Partout  où  il  existait  des 
corporations,  les  statuts  se  perdaient  dans  les  détails  les  pKis  nrinvh- 
tieux.  Us  s'attachaient  surtout  à  prérenir  les  fraudes  et  à  garantir  In 
bonne  qualité  des  viandes,  et  sous  ce  rapport  ils  atteignaient  leur 
but^,  quoi  qu'ils  eussent  exagéré  souTent  les  précautions  sans  aucune 
espèce  d'a^ntages;  mais  en  cherchant  à  assurer  les  approrisionne- 
ments  on  perdait  complètement  de  Yue  que  ce  n'étaient  point  les 

1.  Toir,  sur  cette  affaire,  Ki  Coïï.  Joly  de  Fîewryy  t.  GGLXXXVI.  Le  dossier 
contient  un  tableau  des  fbires  aux  bestiaux  en  i7oi,  et  la  correqKttdanee  das 
intendants  relative  à  la  production  du  bétail  dans  les  provinces.  —-Nous  indi- 
querons aussi,  dans  le  mûme  Recueil,  t  GGXC,  une  pièce  de  vers  fort  médiocre 
conune  poésie,  mais  intéressante  au  point  de  vue  historique,  en  ce  qu'elle 
constate  l'état  de  misère  où  se  trouvait  Paris  en  1751.  L'auteur,  nommé  Huet, 
avait  remis  ses  vers  à  l'un  des  membres  du  parlement  au  moment  où  une 
députation  de  cette  conr  souveraine  se  rendait  aupvès  du  roi»  Le  parlement 
ne  crut  pas  devoir  infoimer,  mais  il  obtint  une  lettre  de  cachet  ainsi  eonçue  : 

«  De  par  le  roy, 

«  n  est  ordonné  d^arrèter  le  sieur  Huet,  et  de  le  conduire  dans  la  prison 
de  •••  Enjoint  Sa  Majesté  au  geôMer  de  l'y  recevoir  et  garder  jusqu'à  nouvel 
ordre..  Fait  à  Versailles^  le  25  décambre  17^1.  Louis. 

Ei  plus  bas  :  «De  Voter  D'AfiOENBON.  > 

A  l'occasion  de  son  aneslation,  Baetadressaau  parlamait  une  supplique  dans 

laquelle  il  cherchait  à  s'excuser,  en  disant  que  s'il  avait  composé  des  vers^ 
c'est  qu'il  avait  pour  sa  part  grand'peine  i  vivre  à  cause  de  la  cherté  des  den- 
rées, et  qu'il  était  grandement  affligé  «  de  la  misère,  des  haillons,  de  la  nu- 
dité, et  du  pain  noir  comme  chapeau  qu'il  voyait  manger  à  la  campagne.  > 
Con.Joly  de  Fleury,  t.  GGXG,  liasse  3049. 

2.  Les  principales  dispositions  relatives  à  la  salubrité,  ceDes  qui  se  retrou* 
vent  À  peu  près  partout,  sont  celles-ci  :  —  Les  animaux  venus  du  dehors»  après 
avoir  parcouru  une  certaine  distance,  ne  pourront  être  tués  qu'après  un  jour 
de  repos,  et  après  que  les  jurés  les  auront  vus  boire  et  manger;  —  les  chairs 
ne  seront  point  exposées  en  vente  avant  d'être  refroidies;  —  les  bétes  qof 
auront  mis  bas  ne  pourront  être  mises  en  vente  qu'après  un  délai  de  six 
semaines;  —  les  individus  qui  élèveront  des  porcs  veilleront  à  ce  que  ces 
animaux  ne  mangent  point  le  sang  que  les  barbiers  auront  tiré  aux  malades; 
—  on  ne  travaillera  point  pendant  la  nuit  à  dépecer  ou  à  parer  les  viandes, 
de  peur  qu*clles  ne  soient  souillées  par  l'huile  des  lampes  ou  le  suif  des  tor- 
ches ;  —  les  viandes  déclarées  malsaines  seront  confisquées  ou  détruites. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  83 

boacbers  qui  pouTaient  assttrer  Tabondance,  et  on  les  sotlmetiait  à 
tant  d'entraves,  de  prescriptions  et  de  restrictions,  qu'en  paralysant 
leur  commerce,  on  tarissait  dans  sa  source  la  production  agricole  ellè- 
m£me.  Les  règlements  des  administrations  municipales  enchérissaient 
encore  sur  la  rigueur  des  statuts  industriels,  et,  pour  ne  citer  qu'un 
exemple,  nous  rappellerons  une  ordonnance  des  capitouls  de  Toulouse. 
Ces  magistrats  araient  décidé  que  pour  les  races  ovine  et  bovine 
9  ne  serait  vendu  dans  leur  ville  que  des  animaux  mâles,  les  Vaches 
et  les  brebis  étant  exclusivement  réservées  pour  les  faubourg». 
En  ISS8,  deux  bouchers  toulousains  ayant  contrevenu  à  cette  pres^ 
cription  furent  condamnés  à  faire  amende  honorable,  à  genoux,  téfe 
nue,  en  chenrise,  une  torche  à  la  main,  et  on  leur  défendit,  ainsi 
q[n'aux  autres  bouchers,  de  vendre  à  Tavenir  des  brebis  et  des  vaches 
<bns  la  ville,  sous  peine  de  la  vie. 

Lorsque  Ton  étudie  Y  Histoire  de  la  boucherie  de  Paris  ^  c*est-à-^re 
de  la  ville  la  plus  riche  et  la  plus  favorisée  du  royaume,  on  est  frappé 
des  efforts  que  font  sans  cesse  les  pouvoirs  publics  pour  assurer  fap- 
prcmstonnement,  et  Ton  reconnaît  de  suite  par  la  multiplicité  des 
actes  législatifs  et  par  leur  rigueur  combien  cet  approvisionnement 
était  difficile.  Après  avoir  formé  pendant  le  moyen  âge  une  <^of po~ 
ration  puissante  et  une  sorte  de  république  qui  ne  reconnaissait 
d*aiitre  autorité  (^^  celle  des  officiers  qu'elle  avait  élus.  Tes  bouchers 
de  Paris  furent  dépouillés  en  1587  de  leurs  antiques  privilèges  ^  ïeurs 
statuts  furent  abrogés,  on  supprima  la  charge  du  grand  maître 
électif  qui  les  avait  régis  jusque  alors  presque  souverainement,  parce 
qu'on  tes  accusait  de  profiter  de  la  position  exceptionnelle  qui  leur 
était  faite  pour  accaparer  et  se  procurer  des  bénéfices  excessifs.  SbuB 
Fempire  du  régime  où  les  plaça  l'organisation  de  1387,  ils  relevèrent 
fout  à  la  fois  du  roi ,  du  parlement  et  des  échevins.  Mais  cette  modi- 
fication toute  bureaucratique  ne  produisit  aucun  résultat,  et  elle  ne 
pouvait  pas  en  produire,  parce  qu'elle  laissait  subsisteif  dans  leur 
ensemble  les  conditions  désavantageuses  oi!r  se  trouvait  placée  la  pro- 
duction. La  capitale  n^en  fut  ni  phis  (kcilement  ni  plus  abondam- 
ment approvisionnée.  Quand  la  viande  manquait  à  Paris,  on  ne  i^hi- 

f .  Eo  ce  qui  conoffntë  ^A  booehéfle  de  Fttrid>  ilous  noni  en  tei»)il8  e^éki'> 
sivement  à  Tappréciation  économique  des  faits  généraux,  et  nou»  renvoyons 
pour  les  détails  au  Traité  de  la  police,  de  Deiamarre>  aux  articles  publiés  par 
M.  Ch.  Livet  dans  le  Moniteur  des  6,  7  et  S  mars  1858,  et  au  Recueil  des 
ord.,  t.  m,  p.  259  ;  VI,  p.  590  ;  XVII,  p.  458  ;  XIX,  p.  203  et  suiv.;  558  ei  suiv. 


84  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

quiétait  pas  de  sayoir  si  les  bestiaux  manquaient  dans  les  campagnes; 
on  s'en  prenait  aux  bouchers  de  la  dherté  et  de  la  rareté,  de  même 
que  Ton  s*en  prenait  aux  boulangers  de  la  cherté  du  pain,  et  on  leur 
enjoignait,  sous  les  peines  les  plus  sévères,  de  pourvoir  aux  besoins 
de  la  consommation.  Cet  ordre,  souvent  répété,  leur  fut  donné  entre 
autres  le  8  août  164S  som  peine  de  la  vie.  En  1653,  parut  une  nou- 
velle ordonnance  qui  leur  enjoignait  de  quitter  Paris  dans  les  vingt- 
quatre  heures,  et  cette  fois  encore,  sous  la  même  peine,  si  dans  ce 
délai  ils  n'avaient  point  garni  leurs  étaux.  Mais  comment  les  garnir? 
C'était  là  le  point  essentiel,  et  c'était  aussi  celui  que  les  ordonnances 
ou  arrêts  ne  prévoyaient  pas  \ 

Pour  que  les  approvisionnements  en  viande  eussent  été  assurés,  il 
eât  fallu  dans  l'agriculture  elle-même  une  réforme  radicale  ;  il  eût 
fallu  garantir  aux  populations  des  campagnes  plus  de  bien-être  et  de 
ressources  pécuniaires ,  favoriser  les  cultures  fourragères  au  lieu  de 
les  interdire,  changer  les  conditions  des  baux,  alléger  les  tailles  et  les 
aides,  activer  la  production  agricole  en  lui  donnant  pour  auxiliaire  la 
liberté  du  commerce;  mais  rien  de  tout  cela  n'avait  lieu.  A  part 
quelques  années  d'abondance  relative,  sous  Henri  IV  et  sous  l'ad- 
ministration de  Colbert  ^,  on  voit  que  depuis  le  seizième  siècle  jus- 
qu'à la  révolution  la  viande  a  été  rare  en  France ,  et  si  quelque 
amélioration  s'est  produite  sous  le  règne  de  Louis  XVI,  quelques 
grands  centres  et  surtout  Paris  [en  profitèrent  seuls.  C'est  qu'en 
effet  l'état  si  longtemps  malheureux  de  l'agriculture  ne  pouvait  pas  se 
modifier  en  quelques  années  ;  il  étendait  sur  tous  les  produits  du  sol 
la  solidarité  de  la  misère,  et,  comme  le  dit  une  ordonnance  du 
8  octobre  1S71  :  a  Quand  d'infinies  terres  du  royaume  étaient  sans 
culture,  et  les  autres  mal  cultivées,  les  hommes,  bœufs,  vaches 
et  autre  bétail  diminuaient  grandement,  d  Deux  siècles  après  cette 
ordonnance,  Forbonnais  constate  à  diverses  reprises  la  rareté  des 
bestiaux.  Il  nous  apprend  qu'en  1764 ,  sur  une  grande  partie 
de  la  France,  dans  les  fermes  exploitées  par  des  baux  à  cheptel, 
on  ne  trouvait  plus  d'animaux  de  boucherie,  les  propriétaires  ne  vou- 
lant plus  en  confier  aux  cultivateurs,  à  cause  des  saisies  qui  étaient 
faites  à  chaque  instant  par  les  collecteurs  des  tailles  ^;  qu'en  1716  la 
rareté  des  espèces  était  si  grande,  que  le  beurre  et  le  firomage  man- 

1.  Forbonnais,  Recherches  sur  les  finances,  1.  II,  p.  2i5« 

2.  Id.  Ibid.,  t.  n,  p.  215. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  85 

quaient  '  ;  que  les  taxes  sur  la  viande  avaient  fait  considérablement 
diminuer  le  prix  des  herbages  ^  ;  que  les  vaches  tendaient  à  dispa- 
raître, parce  que,  en  les  soumettant  à  des  droits  d*entrée  plus  faibles 
que  ceux  qui  frappaient  les  bœufs,  on  en  avait  encouragé  la  des- 
truction; enfin  qu*en  17S8  les  baux  à  cheptel  n*existaient  plus 
dans  plusieurs  provinces ,  à  cause  des  droits  de  contrôle  dont  ils 
étaient  frappés  à  chaque  renouvellement,  ce  qui  constituait  pour  les 
preneurs  une  charge  très-lourde,  attendu  que  ces  baux  n'étaient  que 
de  quatre  ans  dans  les  domaines  abandonnés ,  et  de  deux  ans  seule- 
ment dans  les  autres.  Or,  les  cultivateurs  n'étant  point  assez  riches 
pour  acbeter  le  bétail  d'exploitation ,  il  s'ensuivait  une  disparition  à 
peu  près  complète.  La  diminution  des  animaux  réagissait  par  le 
manque  de  fumiers  de  la  manière  la  plus  fâcheuse  sur  la  culture  des 
céréales,  et  de  la  sorte  on  tournait  sans  cesse  dans  un  cercle  vicieux 
d'où  il  était  impossible  de  sortir. 

En  présence  de  cet  état  de  choses,  que  faisaient  les  pouvoirs 
publics?  Ils  prenaient  des  mesures  qui  pouvaient  bien  apporter 
quelques  adoucissements  momentanés ,  mais  qui,  en  définitive,  lais- 
saient subsister  toutes  les  erreurs  de  la  législation  économique  et 
toutes  les  misères  qu'elles  traînaient  avec  elles.  Voici  les  plus  impor- 
tantes de  ces  mesures  : 

Défense  est  faite  de  saisir  les  bestiaux,  tant  pour  les  dettes  des  par- 
ticuliers que  pour  celles  des  communes;  seulement,  lorsqu'il  s'agit  du 
non-payement  des  tailles,  le  fisc  peut  saisir  à  son  profit  le  cinquième 
des  animaux  d'une  même  exploitation  '• 

L'exemption  de  la  taille  est  accordée  à  ceux  qui  repeuplent  les 
domaines  abandonnés  *. 

En  temps  d'épizootie,  il  est  ordonné  aux  vétérinaires  de  visiter  les 
bestiaux  deux  fois  par  semaine  ^. 

Défense  est  faite  aux  fermiers  de  vendre ,  pour  la  boucherie ,  des 
veaux  ou  des  génisses  ayant  plus  de  huit  ou  dix  semaines,  des  vaches 
pouvant  servir  encore  à  la  reproduction,  ou  des  agneaux  en  dehors  de 
certaines  époques  de  Tannée  *. 

i.  Beeherehes  sur  les  finances,  U  III,  p.  251. 

2.  Id.  IbiéL,  1.  IV,  p.  158. 

3.  Déclaration  du  roi,  du  6  nov.  1683,  renouvelée  en  1690  et  1696. 

4.  Édit  de  janvier  1713. 
t.  Année  1745. 

6.  Années  1713,  1720,  1730,  1736,  1737. 


86  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

U  e»l  défendu,  pour  prévenir  la  cachexie  aqueuse  »  de  faire  pâturer 
les  looutoos  dans  des  terrains  submergés* 

autorisation  est  accordée  à  tous  les  éleveurs  d'exporter  en  fran^ 
cbise  hors  du  royaume  quand  le  bétail  est  abondant,  et  d'importé 
quand  il  est  rare  ^ 

C'étaient  là  des  palliatifs ,  ce  n'étaient  point  des  remèdes  ;  aussi  la 
France  fut-eile  presque  toujours  tributaire  des  nations  voisines 
pour  l'importation  du  bétail,  à  tel  point  qu'en  1788  la  moitié  das 
animaux  de  boucherie  abattus  chez  nous  étaient  fournis  par  les 
étrangers* 

On  conçoit  que  dans  de  pareilles  conditions  la  consommation  de 
U  viande  ait  été  fort  restreinte ,  et  nous  ne  pouvons  mieux  faire  que 
de  répéter  ici,  en  les  acceptant  sans  réserve  aucune,  les  appréciations 
qu'a  données  à  ce  sujet  M.  Dareste  de  la  Chavanne.  D'après  ce 
savant  économiste,  que  nous  citons  à  peu  près  textuellement,  l'usage 
de  la  viande  ou  tout  au  moins  de  la  viande  de  boucherie,  presque 
ignoré  dans  plusieurs  provinces  au  temps  où  les  intendants  firent 
leurs  mémoires ,  était  encore  très-rare  à  la  fin  du  siècle  dernier.  — 
On  estime  que  vers  1700  la  consommation  s'élevait  à  peine,  pour  les 
trois  quarts  au  moins  de  la  population ,  à  une  livre  par  tête  et  par 
mois.  Encore  en  établissant  cette  moyenne  faut-il  faire  cette  réserve, 
qu'à  l'exception  du  porc,  la  nourriture  par  la  viande  était  le  privilège 
de  quelques  grandes  villes,  et  dans  ces  villes  elles-mêmes  le  luxe  de 
certaines  classes.  A  la  fin  du  dix^huitième  siècle,  Paris  en  consommait 
par  tête  de  six  à  sept  onces  par  jour,  d'après  Lavoisier,  les  autres  villes 
quatre  onces  et  les  campagnes  deux^.  C'était  peu  de  chose  sans  doute 
qu'une  consommation  aussi  restreinte,  et  cependant  l'agriculture 
française  se  trouvait  dans  une  situation  tellement  défavorable, 
qu'elle  ne  pouvait  pas  même  y  suffire  ;  ajoutons  que  la  gabelle  du  sel 
tendait  aussi  à  restreindre  singulièrement  la  consommation,  et 
qu'elle  rendit  souvent  dans  les  cas  de  disette  l'importation  des  salai- 
sons tout  à  fait  impossible,  attendu  qu'en  vertu  d'une  ordonnance  de 
Louis  XIII,  en  date  de  1639,  les  marchands  français  et  étrangers  ne 
pouvaient  introduire  dans  le  royaume  aucun  lard  salé  qui  n'eût  été 
préparé  avec  le  sel  pris  dans  les  greniers  du  roi  ^. 

i.  Année  1737. 

2.  Voir  Histoire  des  classes  agricoles  de  France,  Paris,  1854,  in-S»,  p.  281. 

3.  Eectieil  d'édits  et  ordonnances  royaux,  augmenté  sur  l'édition  de  Pierre 
Néron  et  Etienne  Girard,  1720, 2  toI.  in-f.;  1. 1.,  p.  884  et  suiv.  Cette  défense 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  87 

n  coaivient  du  reste  de  £ûre  remarqua:  que,  malgré  ses  aTaotages 
alimentaires,  la  viande  de  boucherie  ne  jouissait  pas,  si  Ton  peut 
parler  ainsi,  de  l'estime  qu'elle  méritait,  et  qae  A  la  production  n'en 
était  pas  plus  active,  cela  tenait  peut-être  et  pour  beaucoup  aux  lois 
de  l'Eglise  sur  l'abstinence  et  la  stricte  observation  des  jours  maigres» 
En  effet,  l'interdit  rigoureux  jeté  sur  la  viande  pendant  au  moins 
cent  soixante  jours  de  l'année  avait  dû ,  dans  des  temps  de  foi  vive, 
jeter  une  sorte  de  défiveur  sur  cette  nourriture;  et  comme  preuve, 
c'est  que  nous  voyons  sous  le  règne  de  Charles  Y  des  bourgeois  de 
Paris  qui  n'appartenaient  ni  au  clergé,  ni  aux  ordres  religieax, 
s'abstenir  complètement  de  viande,  même  dans  les  temps  ordinairei. 

Il  ne  faut  pas  oublier,  d'ailleurs,  que  l'observation  du  maigre  qui 
est  uniquement  aujourd'hui  une  affaire  de  oonsdence,  et  ne  relève 
que  de  la  pénalité  spirituelle  de  l'Église,  était  au  moyen  âge  une  loi 
de  l'État;  que  Charlemagne,  dans  ses  capitviaires^  décrète  la  peine  de 
mort  contre  ceux  qui  feront  gras  les  jours  où  l'usage  de  la  viande  esit 
interdit,  et  que  dans  le  dixnseptième  siècle  même,  en  1626,  cette 
peine  terrible  fut  pron(»icée  par  les  échevins  de  Saint-Claude ,  en 
Franche-Comté,  contre  un  malheureux  qui,  pendant  une  disette, 
avût  ramassé  dans  les  champs,  en  temps  de  carême,  un  veau  mort 
de  pauvreté^  ce  sont  les  mots  de  la  sentence,  et  en  avait  mangé  quel- 
ques morceaux.  La  multiplicité  des  jours  maigres  était  d'ailleurs  un 
grand  obstacle  d'une  part  à  la  production  du  bétail ,  de  l'autre  au 
commerce  de  la  boucherie ,  puisqu'il  y  avait  d'un  côté  comme  de 
l'autre  suspension  absolue  de  commerce  pendant  près  de  la  moitié  de 
l'année. 

Quant  aux  viandes  autres  que  celles  de  boucherie,  telles  que 
volailles,  lapins,  venaison  de  toute  espèce ,  elles  paraissent  avoir  été 
dans  les  classes  riches  et  privilégiées ,  mais  seulement  dans  ces  clas- 
ses, l'objet  d'une  assez  grande  consommation;  on  trouve  en  effet 
parmi  les  redevances  féodales  une  très-grande  quantité  de  chapons  de 
cens  ;  on  trouve  de  nombreuses  garennes,  de  nombreux  colombiers  ; 
mais  le  droit  de  garenne  était  un  droit  seigneurial ,  dont  la  noblesse 
profitait  seule  ;  il  en  était  de  même  du  droit  de  colombier.  On  pous- 
sait si  loin  la  séparation  des  castes,  on  établissait  partout  de  si  Inxarres 

d'introduire  des  viandes  salées^  on  de  les  faire  circuler  entre  les  diverses 
provinces^  fut  renouyelée  par  arrêt  du  29  Juin  4688.  Il  n*y  eut  d'exception  que 
pour  ies  jaaibons  de  Mayence  et  de  Rayonne,  les  cuisses  d'oie  et  les  langues 
qui  pouvaient  circuler  en  payant  les  droits  des  cinq  grosses  fermes. 


88  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

distinctions,  que  la  plupart  des  coutumes  avaient  résenré  aux  seigneurs 
haut-justiciers ,  ou  à  ceux  qui  possédaient  cinquante  arpents  en  fief , 
le  droit  d*ayoir  des  colombiers  à  pied,  c'est-à-dire  des  colombiers  bâtis 
en  forme  de  tour^  avec  des  nids  depuis  le  rez-de-chaussée  jusqu'au 
sommet.  L'agriculture  se  trouTait  ainsi  dépossédée  de  toutes  c^  res* 
sources  accessoires  qui  font  aujourd'hui  l'aisance  de  nos  campagnes. 
En  comparant  les  divers  règnes  de  notre  histoire  au  point  de  Yue 
du  sujet  qui  nous  occupe,  un  fait  nous  a  frappé,  c'est  que,  depuis 
le  treizième  siècle  jusqu'à  la  réyolution,  Henri  IV  est  sans  contredit 
celui  de  tous  nos  rois  qui  s'est  occupé ,  avec  le  plus  de  sagesse  et 
de  profit,  des  mtéréts  de  Tagriculture  et  du  bien-être  des  popula— 
tions  ;  c'est  lui  qui  s'est  efforcé  le  premier  de  réaliser  pour  les  classes 
pauvres  le  problème  de  la  vie  à  bon  marché;  c'est  luiquiparmi 
tous  les  souverains  de  sa  race  est  resté  le  plus  populaire;  mais  ce 
qui  lui  a  valu  cette  gloire,  ce  n'est  ni  la  liberté  de  conscience 
proclamée  dans  les  lois,  ni  la  pacification  .de  la  France,  ni  l'abais* 
sèment  de  l'Espagne,  c'est  la  poule  au  pot  du  dimanche  —  his- 
toire ou  légende  —  qui  a  grandi  son  nom  dans  la  mémoire  recon- 
naissante du  peuple.  Singulier  témoignage  des  misères  du  passé; 
car  la  poule  au  pot  du  dimanche^  c'était  un  idéal  irréalisable  pour 
ce  pauvre  peuple  qui  tant  de  fois  avait  manqué  de  pain  ! 

II 

LE   POISSON.    RÈGLEMENT A'nON   DE   LA    PÊCHE. 

IMPOTS   ET  CONSOMMATION. 

Dans  les  premiers  siècles  de  l'Église,  l'esprit  de  macération  était 
porté  à  SCS  dernières  limites.  Pendant  le  carême  on  vivait  de  pain, 
de  légumes ,  le  plus  ordinairement  crus,  et,  ainsi  que  le  dit  l'auteur 
du  Traité  des  dispenses  ^,  «  ou  ne  se  permettait  que  des  poissons 
imparfaits,  ceux  qui  n'ont  point  de  sang,  comme  les  huîtres,  les 
moules,  les  écrevisses ,  les  sèches.  »  Par  la  suite  des  temps  on  se 
relâcha  de  cette  extrême  sévérité.  Au  seizième  siècle,  des  dispenses 
furent  accordées  aux  malades  et  aux  infirmes.  L'Hôtel-Dieu  de  Paris 
obtint  le  privilège  de  vendre  de  la  viande  en  carême,  et  en  1774,  le 

1.  Traité  des  dispenses  de  carême^  par  le  docteur  Philippe  Hecquet. 
Paris,  1709,  in-i2. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  89 

droit  de  Tente  fut  étendu  à  tous  les  bouchers ,  avec  la  seule  réserve 
que  le  prix  de  la  viande  serait  frappé  d'une  surtaxe ,  au  profit  des 
hôpitaux.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'usage  pendant  les  périodes  d'absti- 
nence en  fut  toujours  très-restreint,  et  le  grand  nombre  des  jours 
maigres,  qui  s  élevait,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  à  plus  de  cent 
soixante  dans  l'année,  donnait  au  poisson  une  très  grande  importance. 
C*était  là,  d'ailleurs,  à  toutes  les  époques,  une  ressource  d'autant  plus 
foécieuse  qu'elle  échappait  par  les  conditions  mêmes  de  sa  produc- 
tion aux  influences  destructives  qui  frappaient  sans  cesse  les  denrées 
agricoles ,  céréales  ou  bestiaux  ;  mais  on  fut  loin  d'en  tirer  le  parti 
qu'on  pouvait  en  attendre,  et  ici  encore,  quand  la  nature  créait 
l'abondance,  l'homme  créait  la  disette. 

D  serait  fort  difficile ,  pour  ne  pas  dire  imposible ,  de  constater  aux 
époques  reculées  de  notre  histoire,  pour  quelle  part  la  pèche  maritime 
et  la  pêche  fluviale  pouvaient  contribuer  à  l'alimentation  publique. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  la  pèche  maritime,  qui  est  de 
beaucoup  la  plus  importante,  resta  jusqu'au  seizième  siècle  réduite  à 
la  petite  pèche  cfttière.  Elle  ne  commença  à  prendre  un  certain  essor 
que  vers  1S04,  époque  à  laquelle  nos  pêcheurs  firent  des  armements 
pour  Terre-Neuve ,  mais  toujours  dans  une  proportion  beaucoup 
moindre  que  ceux  que  faisaient  les  Hollandais;  car  la  faiblesse  de 
notre  établissement  maritime  était  telle,  qu'en  1669  nous  possé- 
dions à  peine,  tant  pour  la  grande  pêche  que  pour  le  commerce  au 
long  cours,  six  cents  navires,  tandis  que  les  Hollandais  en  possé- 
daient seize  mille  ^ 

Le  mauvais  état  des  routes,  le  manque  de  communications  rapides 
et  suivies  entre  les  divers  points  du  territoire,  rendaient  le  transport  du 
poisson  frais  presque  impossible  à  de  longues  distances,  et  ce  trans- 
port entre  le  littoral  et  les  villes  de  l'intérieur  n'était  guère  orga- 
nisé que  pour  Paris  d'une  manière  régulière  ;  il  fallait  donc,  pour 
expédier  les  produits  de  la  pêche  maritime ,  recourir  aux  salaisons,  à 
Tenfumage,  et  c'est  par  ce  motif  que  la  plus  grande  partie  de  la  con- 
sommation portait  sur  les  espèces  qui  se  prêtaient  le  mieux  à  ce 
genre  de  préparation,  c'est-à-dire  sur  les  maquereaux  et  surtout  sur 
les  harengs. . 

Les  plus  anciens  documents  qui  nous  soient  connus  sur  la  pêche 

i.  Dépêche  de  M.  de  Pomponne,  ambassadeur  en  Hollande,  citée  par  For- 
bonnais.  Recherches  sur  les  finances,  t.  III,  p.  5.  ^  Les  natires  qui,  dès  1504, 


00  DE  UALIM£I^TATION  PUBLIQUE 

du  hareng  en  France  remontent  au  onzième  fiiède  et  ee  rapjiorteat 
à  la  Normandie  ^  On  peut  croire  en  e&t  que  c'est  aux  habitants  de 
cette  province  que  l'on  doit  chez  nous  Tintroduction  en  grand  de 
cette  pèche ,  car  ces  fils  des  Scandinaves  avaient  dû  garder  dans  leur 
nouvelle  patrie  le  souvenir  des  ressources  que  le  hareng  offirait  aux 
riverains  des  mers  du  Nord ,  et  par  leur  pratique  plus  grande  de  Ja 
navigation  ils  devaient  mieux  que  personne  se  trouver  en  naesnre 
d'exploiter  cette  mina  inépuisable  de  profits.  Quoi  qu'il  en  soit,  la 
pêche  de  ce  poisson,  que  sa  prodigieuse  féoondUé  rend  pour  aîni 
dire  indestructible,  avait  pris,  dès  le  douzième  siècle,  unaocrois- 
sèment  considérable  ;  elle  s'étendait  à  cette  époque  depuis  Calais  jus- 
qu'à l'embouchure  de  la  Loire.  Lorsque  la  Normandie  et  la  Pioaidie 
fiirent  réunies  par  Philippe*Auguste  au  domaine  de  la  couronne, 
les  produits  de  ces  deux  provinces  arrivèrent  plus  facilement  à  Paris, 
et  cette  ville  devint  un  entrepôt  considérable  de  harengs  salés  et  fumés 
qui  s'écoulèrent  dans  toute  la  France  \ 

Outre  les  menus  poissons ,  la  pèche  o6tière  et  celle  qui  se  faisait 
à  l'embouchure  des  fleuves  et  rivières  donnaient  encore,  dans  une  pro- 
portion qui  parait  avoir  été  beaucoup  plus  considérable  que  de  nos 
jours,  des  saumons  et  des  esturgeons,  qu  on  Siffelsjtpoissans  royaux^ 
et  de  plus  on  trouvait  en  assez  grande  quantité  sur  notre  littoral  des 
marsouins  et  des  baleines ,  dont  l'huile  servait  à  assaisonner  les  ali- 
ments, et  dont  la  chair  salée  était  fort  du  goût  de  nos  ancêtres* 

Si  l'on  en  j  uge  par  les  redevances  féodales  et  les  donations  consi- 
gnées dans  les  chartes  monastiques,  les  fleuves,  les  rivières,  les  étangs, 
paraissent  avoir  été  très-abondants  en  poissons ,  et  oe  qui  le  prouve, 
c'est  que  des  abbayes  prélevaient,  par  exemple,  à  un  moment  donné, 
sur  certains  cours  d'eau  des  quantités  d'anguilles  telles  que  ces  mêmes 
cours  d'eau  ne  pourraient  aujourd'hui  les  fournir  dans  une  année 


86  rendirent  à  Terre-Neuve,  appartenaient  au  port  de  Granrille,  qui,  depuis 
lors,  fut  à  toutes  les  époques  le  point  de  départ  de  nombreux  armements  et 
l'un  des  centres  les  plus  actifs  de  notre  armement  pour  la  grande  pêche* 

1.  Ces  documents  sont  la  charte  de  fondation  de  Tabbaye  de  Sainte-Cathe- 
rine^ près  Rouen,  en  date  de  i030,  et  une  charte  de  Robert  de  Normandie, 
à  la  date  de  1088. 

2.  C'était  en  harengs  que  se  payaient  un  grand  nombre  d*aumônes  faites  aux 
monastères;  ces  poissons  figuraient  aussi  dans  les  distributions  de  secours 
faites  par  les  rois,  les  évéques,  ou  les  échevinages.  Saint-Louis  en  fit  donner, 
d'une  seule  fois^  soixante  mille  aux  pauvres  de  Paris. 


sous  L'ANCI£NN£  MONAA€flIE  FRANÇAISE.  H 

t0ai  entière.  L'exploitatioD  des  étangs  et  Tiviers^  que  Ton  désignait 
aoos  le  nom  de  garennes  d'eau ,  était  &ï  outre  fort  bien  entendue;  ii 
existait  un  grand  nombre  de  ces  garaioes,  principaleaient  dans  les 
domaines  des  grandes  aUbayes,  et  de  plus,  partout  où  les  châteaux 
et  les  forteiesaes  étaient  défendus  par  des  fossés  remplis  d'eau ,  ces 
iDfisés  étaient  scHgneusement  amâdagé»  ^  présentaient  pour  la  pêche 
de  {«écieuses  ressouroes. 

Les  pouToirs  publics,  qui  OKmtraient  en  général  tant  d'ignorance 
0Q  d'imprévoyance  kmqu'il  s'agissait  de  la  production  agricdie, 
inocédai^  au  contraire  avec  beaucoup  de  sagesse  et  de  discernement 
lorsqu'il  s'agissait  de  la  conservation  du  poisson  et  du  repeuplanent 
des  cours  d'eau.  Cette  sollicitude  était  peut-être  une  affaire  de  con- 
acîenoe  parce  qu'on  voulait  par  là  favoriser  la  stricte  observation  des 
jours  maigres,  et  assurer  la  nourriture  d'un  grand  nombre  d'ordres 
religieux  auxquels  l'usage  de  la  viande  était  absolument  interdit. 
Quoi  qu'il  en  soit  des  motifs,  on  trouve,  à  des  époques  très-reculées, 
de  véritables  essais  de  pisdculture ,  et  certaines  ordonnances  du 
treizième  et  du  quatorzième  siècle  prescrivent  des  mesures  conser- 
vatrices, dont  quelques'-wis  de  nos  règlements  modernes  ne  sont  que 
l'exacte  reproduction.  Ainsi,  en  1292,  Philippe  le  Bel  proscrit  les 
engins  destructeurs  du  frai  et  des  jeunes  poissons;  il  en  est  de  même 
en  1326  :  les  barrages,  les  traques  avec  filets  traînants  sont  inteidits, 
et  la  pêche  est  suspendue  depuis  la  mi-mars  jusqu'à  la  mi-mai  ^ 
Cette  législation,  maintenue  pendant  tout  le  moyen  âge,  fut  oon* 
firmée  par  l'ordcxinance  de  Louis  XIV,à  k  date  de  1669,  ordon- 
nance qui  contient  des  dispositions  très-«ages,  et  qui  prescrit,  entre 
antres,  de  repeupler,  de  trois  ans  en  trois  ans,  les  étangs  dans  les- 
qœb  on  aura  lait  de  grandes  pêches. 

Ainsi,  pourrésumaren  quelques  mots  ce  que  nous  venons  de  dire, 
nous  trouvons  sur  les  mers  du  littoral ,  comme  dans  les  fleuves  de 
rinlérieur,  une  véritable  abondance;  nous  trouvons  dans  la  législation 
de  sages  mesures,  et  cependant  le  poisson  est  toujours  d'une  extrême 
cherté.  Dans  les  temps  de  disette  et  de  femine,  il  reste  en  dehors  de 
la  consommation  des  classes  pauvres;  même  dans  les  temps  ordi- 
naires, il  manque  souvent  sur  le  marché  des  villes,  et  la  capitale  du 
soyaume,  Paris,  la  ville  égoïste,  qui  s'approvisionne  en  affiimant  tous 


1.  Reouetl  des  crioim.,  U  I,  p«  7S2-793;  t.  III,  p.  S4i.  Du  Gange,  au  mot 
Tractus. 


92  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

les  pays  qui  l'entourent,  n'arrive  qu'à  grand'peine,  malgré  les  eflorte 
des  rois,  à  suffire  à  sa  propre  consommation.  C'est  qu'ici  encore ,  en 
pénétrant  dans  le  détail  des  faits ,  nous  en  voyons  sortir  les  causes  de 
souffrance  et  de  misère  que  nous  avons  déjà  signalées  tant  de  fois,  le 
monopole,  le  privilège,  le  morcellement  et  les  abus  du  fisc. 

La  féodalité,  en  s'implantant  sur  le  sol,  avait  établi  son  monopole 
sur  les  rivières,  les  cours  d'eau,  les  étangs,  comme  elle  l'avait  établi  sur 
les  champs,  les  prés,  les  bois,  les  vignes.  Le  droit  de  pêche  ainsi  que 
le  droit  de  chasse  fut  considéré  comme  seigneurial ,  avec  cette  diffé- 
rence toutefois  que  la  chasse,  image  de  la  guerre,  était  réputée 
un  exercice  noble ,  exclusivement  réservé  à  la  noblesse ,  tandis  que 
la  pêche,  regardée  comme  un  simple  métier,  était  abandonnée  à 
la  roture,  sous  la  réserve  de  ne  s'y  livrer  qu'avec  Tautorisation 
des  seigneurs.  Ce  monopole  féodal  ne  s'étendait  pas  seulement 
aux  eaux  fluviales,  mais  à  la  mer  elle-même.  Les  seigneurs  rive- 
rains de  l'Océan  ou  de  la  Méditerranée  avaient  inféodé  les  flots  qui 
venaient  battre  leurs  domaines.  Ils  avaient  étendu  leur  droit  d'épave 
aux  poissons,  aux  coquillages,  que  la  mer  apportait  sur  les  grèves, 
et  sur  une  foule  de  points  la  pêche  maritime  était  affermée ,  cooune 
si  l'Océan  eût  été  une  propriété  particulière.  Aussi  voyons-nous  la 
concession  du  droit  de  pêche  figurer  dans  les  chartes  d  affranchisse- 
ment d'un  assez  grand  nombre  de  communes  à  côté  de  la  concession 
des  droits  politiques  les  plus  importants ,  et  les  rois  eux-mêmes  l'ac- 
corder, à  titre  de  privilège ,  à  certaines  villes  ou  à  certaines  pro- 
vinces \  comme  Charles  YII  le  fit,  en  1439,  pour  la  ville  de  Nîmes, 
et  Louis  XII,  en  1501,  pour  les  habitants  du  Languedoc. 

Ainsi,  Ton  ne  pouvait  se  livrer  à  la  pêche  qu'en  vertu  d'une  auto- 
risation spéciale  ;  cette  autorisation  était  rarement  gratuite,  et,  à  le  bien 
prendre,  il  était  légitime  qu'il  en  fût  ainsi,  car  les  seigneurs  étant  con- 
sidérés comme  propriétaires  des  eaux,  ce  n'était  là  que  l'acquittement 
des  droits  de  fermage  ;  mais  par  cela  même  qu'ils  jouissaient  d'un  droit 
presque  absolu,  il  arrivait  souvent  qu'ils  réglaient  de  la  façon  la  plus 
arbitraire  les  conditions  de  la  cession.  De  plus,  quand  ils  avaient 
traité  comme  propriétaires,  ils  pouvaient  encore,  comme  suzerains, 
se  réserver  sur  les  produits  de  la  pêche  une  foule  de  droits  analogues 
à  ceux  qu'ils  prélevaient  au  même  titre  sur  les  produits  des  terres. 

1.  Voir  sur  la  coDcession  du  droit  de  ^èche:  Recueil  dei  ordùrm*,  U  V, 
p.  cxLVi;  t  IX,  p.  387  ;  t.  Xllï,  p.  313  ;  t.  XYU,  p.  223. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  93 

Ces  droits  étaient  souvent  oonsidérables ,  surtout  dans  les  domaines 
des  abbayes,  qui  faisaient  une  énorme  consommation  d'aliments  mai- 
gres. En  certains  lieux,  ces  abbayes  s'attribuaient  jusqu'à  la  moitié 
des  poissons  pris  dans  les  rivières  qui  leur  étaient  soumises  ^  ;  les 
évèques,  les  archevêques,  les  seigneurs  laïques,  les  rois,  percevaient 
de  même  une  foule  de  redevances  en  nature,  soit  sur  les  bateaux  de 
pèdhe  qui  rentraient  dans  les  ports  du  littoral,  soit  sur  les  prises  de 
poisson  faites  dans  les  rivières  et  les  étangs  ;  ces  redevances  consis- 
taient tantôt  dans  une  certaine  quantité  proportionnée  à  la  totalité  des 
prises,  tantôt  dans  le  cboix  des  plus  beaux  poissons^  ou  la  réserve 
exclusive  de  certaines  espèces. 

Au  moyen  âge,  pour  exercer  le  métier  de  pécheur,  il  fallait,  suivant 
les  villes,  faire  partie  de  la  corporation  qui  en  avait  le  monopole , 
ou  bien  être  agrégé  à  la  commune  et  jouir  des  droits  de  bourgeoisie. 
Mais  comme  le  privilège  de  la  bourgeoisie  et  celui  des  corporations 
n'existaient  que  dans  des  villes  importantes,  ce  métier,  dans  les 
petites  localités  et  les  campagnes,  resta  longtemps  sans  être  astreint 
k  aucune  organisation;  mais  sous  Louis  XI Y  on  le  soumit  à  une 
réglementation  sévère^,  et,  à  partir  de  1669,  il  fut  défendu  à  tout 
sujet  du  roi  de  pêcher  dans  les  eaux  du  domaine  public  s'il  n'était 
reçu  maître  pêcheur  au  siège  de  la  maîtrise  des  eaux  et  forêts. 

Les  dififérentes  juridictions  royales,  seigneuriales,  municipales, 
auxquelles  étaient  soumis  les  fleuves,  rivières  et  cours  d'eau,  l'incer* 
titade  de  la  propriété,  les  procès  continuels  auxquels  cette  incertitude 
donnait  lieu  ',  rendaient  la  pêche  fluviale  fort  difficile,  et  exposaient 
ceux  qui  s'y  livraient  à  des  vexations  continuelles.  Les  officiers  des 
eaux  et  forêts,  agissant  pour  le  roi,  se  trouvaient  sans  cesse  en  lutte 
et  en  contradiction  avec  les  officiers  des  seigneurs  riverains;  il  en 
était  de  même  des  magistrats  municipaux  des  villes.  Aucun  principe 
général,  aucune  législation  fixe  et  suivie  ne  déterminaient  les  droits 


T 


1.  Abbaye  de  Beaulieu,  en  Limousin,  du  onzième  siècle;  voir  Cartulaire 
de  Beaulieu,  publié  par  M.  Delocbe,  1859^  in-4^  Introd.,  p.  cxvi. 

2.  Voir  entre  autres  :  Privilèges  des  pécheurs  de  Nantes^  1484  ;  Recueil  des 
ordonn.,  t.  XIX,  p.  436,  437. 

3.  Quelques-uns  de  ces  procès 'durèrent  plus  de  trois  cents  ans;  on  en 
trouve  entre  autres  un  curieux  exemple  à  Amiens  :  Tévéque  et  l'échevinage 
de  cette  ville  commencèrent  dans  les  premières  années  du  quinzième 
siècle,  au  sujet  de  la  propriété  des  eaux  de  la  Somme,  un  procès  qui  n'était 
point  terminé  à  la  révolution.  Voir  Documents  inédits  de  Vhistoire  du  tiers 
état,  Amiens,  L  I,  p.  244,  389. 


94  BE^  L'ALIMENTATfON  PUBLIQUE 

des  întéressés.  Les  agents  des  ea«  et  forêts,  pouF  extorquer  de  grosses 
aosiendes ,  întentaienk  am  pédieur»  de  coatimiels  procès  *;  et  les 
roisy  au  mîliesi  de  cette  amotibie,  se  traufaâent  son^rait  ea  désaeeeri 
srrec  leots  propres  ofBciers  ou  tes  ordonnances  de  leufs  prédécesseurs, 
auxquelles  il»  dérogeaient,  à  titre  de  pri^lége,  en  fateur  de  certames 
localités,  tout  en  les  laissant  subsister  comme  aele  de  législation  géa4« 
rale«  Ainsi,  pour  ne  citer  (pi'un  exemi^e,  une  ordeonanee  de  i3M 
aTsit  déiendu,  dans  rintârèt  de  la  ccmsen^ioii  éâ  frai,  de  pèclier 
depuis  la  mi-mars  ju^cju'à  la  mi-^tril  ;  les  officiers  dies  eaux  et  fcMPêls 
reillsieiit)  ccmime  ils  le  devaient  fiaiire,  à  ce  que  cette  ordomiance  ttà 
exécutée;  mais  cet  accomplissement  de  leur»  deiPOffiPS  ne  servit  qu'à 
leur  attirer  des  repreclieB,  car,  m  1369,  Gbartes  V  les  Mftma  très- 
sévèrement  d'aTOÎr  Toute,  pendant  cette  période,  empêcher  les  luh 
bîtonta  de  Paris  de  pédier  dans  la  Seine,  par  la  seule  raisoD  qu'il  j 
arvait  dans  cette  ville  a  plusieurs  bonne»  gens  qui»  de  cbair  el  dé 
Tolalles,  se  astiennent,  par  dévocion,  par  veux  ou  autrement  ^.  i^ 

L'état  de  confusion  que  nous  Tenom  de  signaler  subsista  jusqu'à 
Louis  XIV,  et  ce  fort  seulement  en  1669,  comme  nous  l'avons  dit,  que 
la  propriété  des  cours  d'eaur  et  k  pèche  iuviale  furent  soumis  à  «ne 
législation  régulière  et  uniforme*  A  cette  date,  une  ordonnance  divisa 
les  cours  d'eau  en  quatro  dasses  :  i""  Les  fleuves  et  rivières  flottables 
et  navigables 'r  2^  les  rivières  simplement  flottables;;  3^  les  petites 
rivières  qui  ne  sont  ni  navigables  ni  flottable»;  i^  les  ruisseaut  et 
tatrents*  Pat  cette  ordonnaee,  la  propriété  des  deux  premières  classes 
ÙA  attribuée  au  domaine  puUie,  et  la  poche  y  fcit  soumise  à  dés  coo^ 
ditio»  à.  peu  près  semblables  à  celles  qui  la  régissent  aujourd'hui. 
L*asagt  des  petites  rivières  fat  concédé  aux  particuliers,  el  les  rul»* 
seaux  et  torrents  abandonnés  au  domaine  privé.  Eoin,  en  1681,  par 
«ne  nouvelle  ordonnance,  Leuis  XIV  dédara  la  pèche  de  la  naer 
libre  pour  tous  ses  sujets  ^«  C'était  là,  sans  aucun  doute,  un  progrès 
trèfr-notable;  mais  ces  sages  mesures,  entravées  comme  toujours  par 
des  obstacles  de  toute  nature,  ne  produisirent  que  de  faibles  résultats. 

On  le  voit  par  ce  qui  vient  d'être  dit  :  dès  qu'il  s'agissait  de  livrer 
à  l'alimentation  publique  les  produits  des  fleuves  et  de  la  mer,  oisse 

i*  Beeueil  de$  ardotm.,  t  XiX^^p^  ^19, 

2.  Ibid.,  t  V,  pv  207-9^»^ 

3.  Ce  sont  ]«s  propres  tenaer  de  Tordonnance  :  «r  Déclarons  la  mer  libre  et 
commune  à  tous  nos  sujels»  »  Lhrve  Y>  titre  i***  de  YOrdarmame  âe  la  mmimf 
Isambert,  t.  XIX,  p.  3o6. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCRfE  FRANÇAISE.  n 

kVQTaît  de  suHe  arrêté  par  le»  vices  de  rorganisation  générale  :  month 
pôle  du  droit  de  pêche,  monopole  d»  métier  de  pécheur,  conflits  de 
juridiction  relatifs  à  Fexploitation  des  cours  d*eau,  perle  d'une  partie 
des  produits  par  les  redevances  féodales,  etc.  Puis,  quand  le  poisson 
était  serti  de  Teau,  de  nouveaux  e^stacles  Tenaient  gêner  le  trans- 
port et  le  commerce,  de  nouvelles  charges  venaient  ajouter  de  lourdes 
siHiaxes  au  prix  de  vente. 

Si  Ton  en  juge  par  les  dœnmettts  qui  se  rapportent  à  Parts,  oit  a 
tout  lieu  de  penser  que  bien  avant  rétablissement  des  postes  et  Fin-* 
tervention  de  TÉtat  dans  les  transports,  il  s'était  oi^nisé,  par  enire^* 
prise  particulière,  des  relais  pour  le  service  de  la  marée,  c'est-à-dire 
du  poisson  de  mer  frais,  entre  la  capitale  et  certains  ports  du  littoral 
de  la  Manche.  Ce  service  parait  avoir  été  fort  actif,  et  sans  aucun 
doute  on  7  attachait  une  grande  importance,  car  les  règlements  admi«- 
mstratifs  sont  très-nombreux;  et  si,  d'un  côté,  ces  règlements  atte»* 
taat  de  très-louables  intentions,  ils  prouvent  de  Tautre  que  la  circu*- 
lation  se  trouvait  en  présence  d'obstacles  sans  cesse  renaissants.  Les 
propriétaires  féodaux,  qui  possédaient  des  péages  le  long  des  routes, 
prélevaient  des  droits  en  argent  ou  en  nature  sur  les  voitures  de  ma- 
rée qui  traversaient  leurs  domaines  ;  les  officiers  des  péages  royaux 
levaient  des  droits  analogues,  et  quand  lés  marayeurs,  pour  gagner 
du  teraps^  suivaient  d'autres  routes  que  celles  on  ces  péages  étaient 
étaUtis,  on  saisissait  leurs  voitures  et  leurs  chargements  ^  Les  mar- 
diaiidset  voitnriers,  dit  à  ce  propos  Otaries  Y,  dans  une  ordonnance 
de  1369  «estoient  tellement  grevez  et  endommagez,  qu'ils  délais* 
«aient  quasi  comme  du  tout  à  envitaâller  la  ville  de  Paris.  »  Pour 
mettre  un  terme  à  ces  abus ,  ce  prince  rendit  diverses  ordonnances 
par  lesquelles  il  assurait  aux  marayeurs  d'importantes  garanties. 
Déjà,  en  1352,  une  commission  composée  de  quatre  conseillers  du 
parlement  et  d'un  juge  au  Châtelet,  avait  éfé  instituée  pour  sorf^il"- 
1er  et  protéger  le  commerce  do  poisson  de  mer  '.  En  1369,  le  roi 
nomma  une  conormission  nouvelle,  investie  de  pouvons  plus  étendus 
et  composée  du  prévôt  de  Paris,  de  membres  du  parlement,  et  de 
oonseillers  du  roi.  L'année  suivante,  il  institua  des  gardes  spéciaux, 
chargés  de  défendre  les  intérêts  des  expéditeurs  et  des  vendeurs.  Ces 
gardes,  qui  remplissaient  des  fonctions  analogues  à  celles  de  nos  fac- 

1.  Recueil  des  erckmn.y  t.  V^  p.  71. 

2.  I6iVf.,  l.  Y.  p.  171,  190,  20»,  35Ô. 


96  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

teurs  des  halles,  étaient  obligés  de  fournir  un  cautionnement.  Les 
membres  de  la  commission  contraignaient  les  seigneurs  qui  exigeaient 
des  péages  à  justifier  de  leurs  titres;  et  ils  firent  transcrire  sur  un 
registre  spécial ,  pour  en  former  une  espèce  de  code,  tous  les  édits  et 
règlements  relatifs  à  la  marée.  Ce  code  resta  en  vigueur  jusqu'au  dix- 
septième  siècle,  et  en  1678  une  nouvelle  organisation  fut  adoptée. 
On  institua  une  chambre  de  la  marée^  composée  de  membres  du 
parlement ,  pour  connaître  de  toutes  les  instances  civiles  et  crimi- 
nelles. Ce  qui  subsistait  encore  des  anciens  péages  royaux  et  féodaux 
fut  aboli.  Les  marayeurs  furent  autorisés  à  acheter  dans  les  ports, 
même  avant  les  pourvoyeurs  du  roi  ;  on  défendit  de  saisir  pour  cause 
de  dettes  leurs  chevaux  et  leurs  voitures,  et  on  leur  permit  de  trans- 
porter des  paquets  et  des  voyageurs.  Tout  cela,  du  reste,  était  fait  à 
peu  près  exclusivement  dans  le  but  d'approvisionner  Paris.  U  était 
sévèrement  interdit  aux  marayeurs  de  vendre  sur  leur  route,  et 
en  i7S3,  quand  le  parlement  fut  exilé  à  Pontoise,  il  fallut  un  ordre 
exprès  du  roi  pour  que  les  voitures  de  marée  s'arrêtassent  dans  cette 
ville,  afin  de  procurer  à  la  cour  souveraine  quelques  adoucissements 
dans  sa  disgrâce,  en  lui  permettant  d'observer  agréablement  les  jours 
maigres. 

Quelques  soins  qu'aient  mis  les  administrations  publiques  à  pour- 
voir les  villes  de  poisson  frais  ou  salé,  cette  denrée,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit,  fut  toujours  extrêmement  chère,  et  souvent  extrêmement 
rare.  Ce  fait  ne  tenait  pas  seulement  aux  causes  que  nous  avons  indi- 
quées plus  haut,  il  tenait  encore  aux  impôts  dont  le  poisson  était 
frappé  tant  par  les  villes  que  par  les  rois.  En  effet,  dès  le  treizième 
siècle,  par  cela  seul  qu'il  est  l'objet  d'une  grande  consommation, 
nous  le  voyons  exploité  par  le  fisc,  et  depuis  lors  il  est  compris  dans 
les  denrées  soumises  aux  aides,  sans  compter  les  droits  particuliers 
qu'il  paye  aux  rois  en  divers  lieux  à  cause  de  leur  domaine  ' .  U  est 
imposé  par  Philippe  de  Valois,  Jean  II,  Charles  Y,  par  la  plupart 
de  leurs  successeurs.  Plus  on  avance  vers  notre  temps,  plus  l'impôt 
s'élève;  sous  Louis  XY,  il  paye  deux  sols  par  livre.  Le  poisson  frais, 
consommé  uniquement  par  les  classes  riches,  est  taxé  au  même 
chiffre  que  le  poisson  salé  consommé  par  les  pauvres  ;  et  cet  impôt 

■ 

{.  Parmi  les  droits  relevant  de  ce  domaine^  nous  trouvons  le  hallebiCy  éta- 
bli à  Paris  sur  le  poisson  de  mer,  et  supprimé  en  1325  par  Charles  le  Bel. 
Voir  pour  les  impôts  sur  le  poisson  :  Becueil  des  ardonn.,  t.  I,  p.  790;  t.  Ilf, 
p.  623  ;  1.  Vin,  p.  615  ;  t.  XVI,  pr^^fac?,  p.  Lvm. 


sous  L*AN€IENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  97 

était  teUement  consacré  par  les  préjugés  économiques,  que  ce  fut, 
avec  celui  des  boissons,  le  seul  que  se  réservèrent  les  rois  dans 
les  villes  auxquelles  ils  accordaient  les  franchises  les  plus  étendues. 
Au  moyen  âge,  les  exemptions  ne  portaient  que  sur  les  pêcheries  des 
couvents  et  quelques  étangs  seigneuriaux,  et  Forbonnais  remarque 
avec  raison  que  Teffet  de  cette  fiscalité  fut  de  diminuer  considérable- 
ment la  consommation,  et  par  cela  même  le  nombre  des  individus 
qui  se  livraient  à  la  pèche  ^ 

La  tyrannique  législation  des  gabelles  contribua  en  effet  dans  une 
proportion  notable  à  la  réduction  de  la  population  maritime,  et  par 
cela  même  à  l'anéantissement  des  ressources  que  pouvait  offrir  la 
pèche  côtière.  C'était  en  effet  dans  la  salaison  du  hareng  et  du  maque- 
reau que  consistaient  les  profits  de  cette  pèche;  mais  les  lois  sur  le 
sel  imposaient  aux  pécheurs  de  si  lourdes  charges,  et  par  leur  minu- 
tieuse sévérité  les  exposaient  à  de  si  graves  contraventions,  que  leur 
industrie  s'en  trouvait  sans  cesse  entravée  et  compromise.  Des  exemp- 
tions des  droits  de  gabelle  furent  il  est  vrai,  accordées  à  quelques 
Tilles  du  littoral;  mais  ces  exemptions,  tout  à  fait  exceptionnelles,  se 
trouvaient  le  plus  souvent  limitées  à  un  espace  de  temps  assez  res- 
treint ^ 

Par  une  de  ces  contradictions  qui  se  rencontrent  sans  cesse  dans 
notre  ancien  droit  administratif,  et  qui  font  que  les  plus  sages  mesu- 
res n'aboutissent  pas,  Louis  XIV,  après  avoir  déclaré  que  la  pêche 
de  la  mer  était  libre  pour  tous  ses  sujets,  rendit  cette  pêche  presque 
impossible  à  force  d'exagérer,  à  l'égard  du  sel  employé  pour  la 
conservation  du  poisson,  les  mesures  quiayaient  pour  objet  d'assurer 
la  pleine  et  entière  perception  des  droits  de  gabelle.  Cette  fois> 
comme  toujours,  les  exigences  du  fisc  avaient  tué  la  production. 
Les,  dispositions  relatives  à  l'emploi  du  sel,  dans  la  pêche  côtière, 
restèrent  en  vigueur  jusqu'à  la  révolution  française,  et  produisi- 
rent les  effets  les  plus  désastreux'.  Vers  1750,  par  suite  des  vexa- 


!•  Recherches  sur  les  finances,  t.  III^  p.  459. 

2.  Année  1483.  Recueil  des  ordonn. ,  t.  XIX,  p.  231. 

3.  Les  mêmes  lois  qui  entravaient  rimportation  des  viandes  salées  entra- 
vaient également  Timportation  des  salaisons  de  poisson.  Le  titre  xxiv  de  Tor- 
donnance  de  janvier  1639  sur  les  gabelles  porte  que  les  étrangers  qui 
arriveront  en  France  avec  des  barils  de  saumons  ou  de  morues  salées  seront 
obligés,  en  arrivant  à  la  frontière,  de  jeter  le  sel  comme  immonde,  par  la 
raison  qu*il  n'avait  pas  été  pris  dans  les  greniers  du  roi. 

Tome  XI.  —  41*  LitnîMB.  7 


08  DE  L*AL1MENTÀTI0N  PUBLIODE. 

tioDS  que  faisaknt  subir  aux  merains-  ks  effieiers  des  gabelles, 
la  pêche  du  hareng  étaU  à  fea  près  abandonnée  sur  œs  mèraes 
riyages  de  la  Normandie,  où  huit  sièdes  aupara¥aitt  elle  ami  pris 
naissance.  lies  Anglais  et  les  BoUondaîs  noyaient  leur  marine  pros^ 
pérer  et  s*aceroitre,  tandis  que  la  population  maritime  de  k  FnoKS, 
à  bout  de  ressources,  tendait  chaque  jour  à  quitter  la  mer«  Atteislé 
du  spectacle  de  notre  décadenoe,  Forbemiais,  qui,  à  eetle  époqae 
même,  écrivait  son  précieux  ouvrage,  se  demandait  eomment,  sons 
l'empire  d'une  pareille  législation,  il  avait  pu  rester  des  pêdieussen 
France*  »  comme  nous-n^e,  au  début  de  cette  étude,  nous  nons 
sommes  demandé  comment  il  avait  pu  rester  des  honmies»  Quand 
on  y  regarde  avec  attenti(my  on  peutmémedirequ'unmîsàaMe droit 
fiscal  a  fait  plus  pour  la  mine  de  notice  étabUssement  lauitia»^ 
que  le  désastre  de  la  Hogue  et  k  honteuse  admniistratioa  êe  I>ubois^# 
Ainsi,  dans  toutes  les  branches  de  k  prodnctîoii  alimeutaire,.  kg 
faits  suivaient  une  mardie  identique.  Par  snitedesktsqui  régissaieBl 
k  propriété  foncière^  le  commerce  et  k  ovodation  des  grains,  les 
populations  agricoles  en  étaient  arrivées  souvttt  à  laisser  les  ternes 
en  friche^  de  même,  par  suite  des  gabeUes  et  des  inq^ts,  les  popnb^ 
tiens  maritimes  avaient  abandonné  k  mer,  et,  d'un  côté  conune  de 
l'autre,  les  ressources  de  k  nature  étaient  anéanties  par  les  vises  de 
l'organisatiûiu. 

UI 

LES  aABELUS* 

Ken  qu'il  ne  soit  qu^ioe  denrée  aeœssoire,  et  qn*il  ne  f  gnre  dai» 
l'alimenktion  publique  que  oomne  une  sorte  d'auxiliaire,  le  s^ 
avait,,  au  moyen  âge,  une  importance  d^autant  plus  gFan^,  que 
l'usage  des  sakisons,  pour  les  poissons  ou  pour  les  viandes  était  f^osF 
répandu-,,  il  eût  donc  été  rationnd  d'en  réduve  le  prix  antant  que 

!.  Recherches  sur  les  finances,  U  HI,  p.  i6S-i70^ 

2.  Les  inconvéûients  qui  résultaient  des  gabelles  pouF  k  d^elopfsoient  de 
la  pèche  étaient  tellement  graves  qulls  ne  pouvaient  échapper  au  gouverne- 
meiU  ;  on  essaya  à  diverses  reprises  d*y  porter  remèiky  et  par  une  ordea^ 
nance  du  39  mai  1 943  François  !<>'  exempta  des  droits  de  gabelle  les  péchtora 
de  la  Guyenne,  de  la  Rretagae,  de  la  Normandie  et  de  la  Picardie^  mais  len 
besoins  d'argent  faisaient  toujours  supprimer  ces  franchises  an  bottt  dto 
quelques  années. 


sous  L'AIfCIElfNË  M6NAAG81É  PAANÇAISE.  M 

pcwnblei  et,  en  niwn  néine  de  sôîi  «tilifé,  d'cffi  populariëer  Ymkge 
fu  le  hm  marehé  ;  mek  p»  cete  ttâme  qu'il  était  hidbpënsftble,  lé 
jBsc  n'y  vit  qu'une  matière  imposable  qui  deVedt  donner  de  grands 
produite»  et  il  le  ff&ppa  d'vat  impôt  désigné  son^  le  nom  de  gabelle. 
Ge  ocmi,  à  rorigine^  était  appHqué  indfetrnetement  à  ditersed  espëce!^ 
d'impâte  :  il  y  atait  la  gabelle  des  irin»,  ia  gabelle  dea  draps,  elc*  '  ^ 
■nis  il  finit  par  ne  porter  que  sur  le  8el^« 

Oo  n'eat  point  d'aeeord  sur  Tépoque  o&  ifA  établie  la  gabelle  dtf 
êéL  Le»  una  la  font  remonta  jusqu'à  saint  Louis  ;  lés  autres  en  ratta-» 
cbent  la  première  apparition  a  une  ordonnance  de  t'hilippe  le  Loiig^ 
datée  du  25  fâtrier  1318  ;  âiais  il  noua  semble  qu'il  taut  mieux  a'en 
raf^Kirter  à  Tordonnance  dans  laquelle  Lonie  le  flutin,  qui  régna 
de  iZH  à  1916,  dit  que  le  peuple  souffrant  beaucoup  des  exactions 
des  nuffcbands  de  seli  il  est  ti^,  dana  l'intérêt  géiféml,  qne  le  conï' 
mefoe  de  ccAte  denrée  soit  fait  par  les  agents  du  roi.  Quoi  qull  en  âoit: 
de  la  question  d'origine,  toici  ce  qu'était  la  gabdlé^. 

fies  ofBeiefS  du  flse,  qui  formaient  dans  l'État  une  corporation 
importante,  allaient  acbeter  le  sel  dans  les  lieux  de  phrodudion,  moyens 
nsnit  un  prix  qu'ils  fixaient  euJMnémes.  Ite  le  faisaient  ensuite  ccm- 
duke  dûis  des  entrepôts  nonttttés  greniers  à  èel,  et  là  il  était  reààùl 
à  tttk  tonx  fixé  dans  le  conseil  du  nn.  C'était  donc  tout  à  la  fois  utt 
naeaopole  et  un  impôt  ;  maie  omsuue  toujMr»,  acr  âiiKeu  du  morcel-» 
lement  admimstratîf  de  Tmcienne  France,  la  gabelle  n'était  pofaii 
étdbHe  partout  d^nne  manièiiB  miifoiiËfie.  On  distinguait  M^  le^  payâf 
de  Tente  volontaire  ;  -^2^  lea  greuiette  d'impôts;  -<-  3"  les  pays-  de 
fraiHyflaléS 

i.  hecueitd^s  ordonn.,  t.  I,  p.  6,  î,  dOS. 

2.  Les  Romains  avaient  atissî  des  impôts  tfès-élevés  Sur  le  sel^  e(  c'est  Tâa- 
btffiBeuMBt  de  Cè^  impôts  qui  fi(  donner  à  lifarciis  Livitis^  consul  l'an  SIS  dé 
Ramey  k  smrûom  de  Saiinaicr. 

3.  La  gabelle  a  donné  lieu  à  un  nombre  infioii  d'édîtSy  ce  qui  se  cetteprendy. 
puisqu'elle  formait  le  principal  des  revenas  publics.  Voir  entre  autres  t 
teeueil  des  ordonn.',  t.  tVll,  p.  86,  87  et  suiv;  283  et  suiv^  468,  469;  ordon- 
nance de  Louis  XftI,  de  ^9,  dstùs  TouTragé  intitulé  :  Recueil  d'édits  et  orétou' 
imnceg  royttast,  augmenté  tur  VéêHien  de  Pierre  JXérm  ^  Étierme  Girard,  Îl20, 
2  veL  in-folio,  1. 1,  p.  884  el  smws  -*^  On  tiouvera  anssi  titf  a^-ben  travail  su# 
les  gabelles  dans  le  livre  qui  a  pour  titra  :  Mémoires  ewicernant  lee  dréiii  ei 
impositions,  par  Moreau  de  Beaumont,  intendant  des  finances,  5  vol.  in-4% 
i76M789,t.  III,  p.  là  270. 

4.  Qnelqne&-uns  de  nos  anciens  auteurs  donnent  une  autre  division,  qui 
est  :  lo  pays  de  grandes  gabelles >  2^  pays  de  petitea  gabelles;  Z*  pays  rédi-' 


100  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

Dans  les  pays  de  Tente  volootaire,  chacun  pouYait  acheter,  au  prix 
fixé,  telle  quantité  de  sel  qu'il  jugeait  convenable;  il  ne  payait  que 
la  surtaxe  imposée  par  le  fisc. 

Dans  les  pays  où  il  existait  des  greniers  d'impôts,  les  paroisses 
étaient  forcées  d'acheter  chaque  année  une  quantité  déterminée  de 
sel,  de  telle  sorte  que  les  habitants  se  trouYaient  contraints  de  payer 
pour  ce  qu'ils  ne  consommaient  pas,  ce  qui  constituait  une  exaction 
de  tous  points  semblable  à  la  verte  monte  des  moulins  baniers;  et 
cette  analogie  s'explique  facilement,  la  gabelle  n'étant  autre  chose 
qu'une  forme  particulière  de  la  banalité. 

Quant  aux  pays  de  franc-salé j  c'étaient  quelques  proTinces  telles 
que  le  Poitou,  l'Âunis,  laSaintonge,  l'Ângoumois,  qui,  sous  le  règne 
de  Henri  II,  s'étaient  rachetées  de  la  gabelle  moyennant  des  sonunes 
considérables;  car,  sous  Tancienne  monarchie,  les  distinctions  qui 
existaient  entre  les  diverses  classes  de  la  société  existaient  égide- 
ment  entre  les  provinces  et  les  villes ,  et  il  en  résultait,  pour  les  cir- 
conscriptions territoriales  comme  pour  les  personnes,  une  très-grande 
inégalité  dans  les  charges. 

U  nous  est  impossible  d'indiquer  ici  l'ensemble  des  mesures  aux- 
quelles donnait  lieu  la  perception  des  gabelles;  tout  ce  que  peut 
inventer  en  fait  de  surveillance  et  d'oppression  la  police  la  plu^  om- 
brageuse était  mis  en  usage  ;  les  populations  voisines  de  la  mer  on 
des  salines  se  trouvaient  sous  le  coup  d'une  véritable  inquisition  ;  et, 
comme  le  dit  Moreau  de  Baumont,  malheur  à  l'habitant  du  littoral 
qui,  s'autorisant  de  la  liberté  naturelle,  aurait  été  prendre  de  l'eau 
de  mer  pour  la  mêler  avec  de  l'eau  douce,  et  l'aurait  employée  à 
faire  cuire  les  légumes  qui  composaient  toute  sa  subsistance  ;  mal- 
heur au  paysan  qui  prétait  à  son  voisin  quelques  poignées  de  sel  !  Les 
visites  domiciliaires,  les  arrestations  préventives,  les  amendes  arbi- 
traires, rien  n'était  épargné  ;  sous  Louis  XIII,  on  pendait  sans  autre 
forme  de  procès  les  voituriers  qui  contrevenaient  à  la  police  du  rou- 
lage sur  le  sel;  on  saisissait  les  bestiaux  qui  venaient  paitre  dans  les 
marais  salants.  On  emprisonnait  le  malheureux  qui  employait  à  con- 
server quelques  morceaux  de  lard  ce  qu'il  avait  déclaré  ne  devoir 
employer  que  pour  sa  soupe.  Le  sel  blanc,  le  sel  gris,  le  sel  marin, 
le  sel  gemme,  étaient  soumis  chacun  à  une  législation  particulière  ; 

mes  ;  4<»  pays  exempts.  Ce  n'est  là  qu'une  affaire  de  mots,  et  tout  rentre  dans 
les  catégories  que  nous  indiquons  ci-dessus. 


sous  L* ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  101 

les  transports  d'un  lieu  dans  un  autre  étûent  rendus  presque  impos- 
sibles par  l'infinie  variété  des  mesures;  et  la  difficulté  même  des 
règlements,  la  minutie  des  formalités,  rendaient  les  contrayentions 
inéritables.  Pour  faire  exécuter  tous  ces  règlements,  le  fisc  était 
obligé  d'entretenir  une  yéritable  armée  ;  et  comme  les  frais  de  régie 
absorbaient  une  partie  des  reyenus,  on  redoublait  de  rigueur  pour 
tirsr  des  contribuables  le  plus  d'argent  possible. 

La  franchise  de  certaines  circonscriptions  territoriales  aggravait 
nécessairement  le  poids  déjà  si  lourd  de  la  gabelle  dans  les  provinces 
nmd  affranchies,  et  cette  situation  avait  le  double  inconvénient  d'occa- 
simmer  des  plaintes  et  des  agitations  continuelles  dans  les  pays  d'im- 
pôts, et  de  créer  dans  les  pays  de  franc-salé  une  contrebande  qui 
dégénérait  en  véritable  brigandage.  Les  individus  qui  se  livraient  à 
cette  contrebande  étaient  connus  sous  le  nom  de  favx  sauniers;  ils 
allaient  acheter  le  sd  à  bas  prix  dans  les  provinces  franches ,  et 
venaient  le  revendre  dans  les  pays  d impôts;  mais  comme  ces  pro- 
vinces étaient  gardées  par  des  douaniers,  que  le  peuple,  dans  les 
derniers  temps,  désignait  sous  le  nom  de  gabeloux^  ils  se  réunissaient 
pour  passer  les  frontières  au  nombre  de  deux  ou  trois  cents,  et 
livraient  aux  agents  du  fisc  des  combats  en  règle.  Ce  furent  en  grande 
partie  des  faux  sauniers  qui  formèrent  les  premières  bandes  de  la 
chouannerie^  quand  la  révolution  française  eut  supprimé  les  greniers 
des  gabelles  et  les  douanes  intérieures.  Us  cherchèrent  alors  dans  la 
guerre  civile  les  ressources  qu'ils  ne  trouvaient  plus  dans  la  contre- 
bande. Les  troupes  royales,  elles-mêmes,  se  livraient  à  cette  dange- 
leuse  industrie.  On  en  trouve  la  preuve  dans  une  ordonnance  de 
Louis  XI,  en  date  de  1471  ;  et  sous  le  règne  même  de  Louis  XIY, 
on  vit  des  soldats  faire  la  contrebande  du  sel  avec  l'assentiment  de 
leurs  officiers,  qui  prélevaient  une  part  sur  les  bénéfices.  Les  popu- 
lations civiles  qui  se  trouvaient  privées,  par  le  fisc,  d'une  de  leurs 
plus  précieuses  ressources,  ne  se  faisaient  point  faute  d'exploiter  cette 
branche  de  trafic,  et  M.  Eugène  Daire  a  calculé,  d'après  des  docu- 
ments officiels,  qu'on  arrêtait  chaque  année,  pour  délits  de  contre- 
bande, deux  mille  hommes,  dix-huit  cents  femmes,  six  mille  enfants, 
plus  de  mille  chevaux,  et  que  les  tribunaux  envoyaient  en  moyenne 
trois  cents  individus  aux  galères. 

L'impôt  des  gabelles  ne  fit  que  s'aggraver  de  règne  en  règne,  en 
raison  même  du  développement  de  la  centralisation.  Sous  Louis  XIV, 
qui,  suivant  le  mot  de  Saint-Simon,  pressurait  ses  sujets  «(jusqu'au 


m  DE  L*ALIXENTATION  PUBLIQUE 

sang  et  jusqu'au  pus»»  il  rapportait  plus 4e  30  miUious;  m  1789,  U 
^'élevait  à  58,660,000  livres,  et  formait  dans  le  budget  de  cette  année 
h  plus  forte  recette ,  les  boissons  ne  s'élevant  qu*à  S6,2S0,181  Uvree, 
soit,  pour  ces  deux  i^Jets  de  première  nécessité,  le  cinquième  environ 
du  revenu  public. 

De  tous  lei5  mcHippoIes  et  impôts  de  Tandenne  monarchie,  léi 
gabelles  furent  sans  auqun  doute  le  plus  impatiemment  supporté; 
9ipû  provoquèrent-^lles,  à  diverses  époques,  des  émeutes  redoutables. 
En  i3S6,  elles  occasionnent  parmi  le  peuple  d'Arras  une  séditiào 
sanglante.  Quatorze  <les  principaux  boui^eois  sont  massacrés  ;  et  pour 
mettre  un  terme  au  désordre,  il  faut  la  présence  de  Jacques  de  Bmir^ 
|K)n,  qui  fait  trancher  la  tête  à  un  grand  nombre  de  séditieux  ^  Lm 
{louennais,  à  la  même  époque,  refusent  de  se  soumettre  à  Tlmpèt  du 
sel*  En  1461,  les  habitants  de  Reims  tuent  les  officiers  des  giibeUes 
ftbrûlœt  leurs  registres;  ime  centaine  de  bourgeois  de  cette  tifl^ 
sont  bannis  ou  décapités.  En  iS48,  le  pays  de  Cognac  et  deCMteai^ 
neuf  se  soulève  pour  chasser  les  gabeleurs.  Des  troupes  envoyées 
qçntre  les  insurgés  sont  hattues  ;  le  soulèToment  prend  des  propor* 
tipns  terriblesi  Les  paysans,  au  nombre  de  quanmle  mille,  se  portent 
sur  Saintes,  qui  leur  ouvre  ses  portes.  Ils  marchont  ensnite  sur 
jAxigoulême,  pour  faire  sortir  des  prisons  de  eette  ville  quelques  iiiâîf* 
vidus  arrêtés  daqs  leuna  rangs*  {«es  prisonniers  leur  sont  rendus.  119 
marchent  de  là  sur  Poitiers,  qui  résiste;  sur  Blaye,  qui  les  reçoit  è 
coups  de  canon  ;  sur  Bordeaux,  qu'ils  font  sommer  d'avoir  à  leur 
fournir  un  contingent  d'hommes  armés  et  équipés.  Excitée  par  eo 
dangereux  voisinage,  la  populace  de  Bordeaux  s'agite,  sonne  le  tocsin, 
sWpai^  de  la  maison  conmiune,  et  pend^mt  dousse  heures  elle  livra 
la  ville  au  pillage,  et  en  reste  maîtresse  pendant  près  d'un  mois.  Let 
mAgistratsniunieipauxecrivirent.au  roi  que  la  révolte  avmt  m  lieu  d 
cause  des  pilleries  et  violences  des  gabeieurs  que  le  peuple  ne  pommt 
phs  endurer.  Lu  roi  leur  envoya  une  petite  arméOi  commandée  pt(r 
le  due  d'Aumale  et  le  connétable  Anne  de  Montmorency;  et  quand 
tout  fut  rentré  dans  l'M'dre,  cent  cinquante  des  principaux  émeutierst 
furent  condamnés  à  mort;  des  exécutions  capitales  eurmt  lieu  eo 
même  temps  sur  d*^utres  point;  à  Angoui^e,  le  grand  prévôt  fit 
brûler  un  prêtre  qui,  touché  des  misères  du  peuple,  s'était  joint  aux 
séditieux  ;  et,  en  le  plaçant  sur  le  bûcher,  on  lui  mit  un  bonnet  vert, 

\,  fnnssqrU  £dH«  ftKbent  U  W,  p*  m  et  soit. 


r 


SOUS  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  103 

une  fausse  barbe  et  une  épée  entre  les  mains.  Â  Cognac,  le  chef  de 
rinsurrection  fut  mis  à  mort  sur  la  roue,  et  pendant  le  supplice  on 
lui  attacha  sur  la  tâte  une  espèce  de  counMiiie  qu^il  avait  adoptée 
comme  les  autres  chefs,  en  signe  de  commandement,  ce  qui  lui  avait 
&it  donner  le  nom  de  couronal  ^ 

Les  états  généraux  ou  provinciaux  protestèrent  constamment  contre 
les  gabelles;  msà&  leurs  doléances  ne  fiirent  point  entendues.  Au 
dix-huitième  siècle,  les  économistes  recommencèrent,  par  la  plume, 
la  lutte  que  les  populations  du  moyen  âge  avaient  soutenue  par 
l'émeute,  a  Des  malheureux,  dit  Forbonnais,  sont  forcés  d'acheter 
au  poids  de  l'or  une  quantité  marquée  de  sel,  et  il  leur  est  défendu, 
sous  peine  de  la  ruine  totale  de  leur  famille,  d'en  recevoir  d'autre, 
même  en  pur  don. . . .  Des  supplices  effrayants  sont  décernés  contre  des 
hommes  criminels,  à  la  vérité,  contre  l'ordre  politique,  mais  qui  n'ont 
point  violé  la  loi  naturelle.  Dans  quelques  endroits  même,  on  inter- 
dit aux  bestiaux  d'approcher  des  bords  de  la  mer,  où  les  entraîne 
l'ÎBsUnct  de  leur  conservation  \  r>  Forbonnais  ajoute  que  la  peroep- 
tkfli  des  gabelles  soulève  des  difficultés  presque  insurmontables; 
^'11  fiatut  faire  à  chaque  instant  des  dénombrements  exacts  ^les  per- 
30iineB  d'une  même  iamille;  que  tous  les  habitants  d'une  paroisse 
sent  solidaires  des  amendes  prononcées  contre  Tun  d'eux,  et  que  les 
commis  pénètrent  sans  cesse  dans  les  maisons  pour  s'assurer  que  le 
sd  d'impôt  n'est  appliqué  qu'an  pot  au  ieu  et  à  la  salière.  C'était 
certes  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  {provoquer  un  mécontentement 
général  et  profond.  Mais  quelque  odieux  que  fut  cet  impôt,  l'abtme 
du  déficit  en  rendait,  dans  les  derniers  siècles  de  la  monardue,  la 
fDpfureflsicn  presque  impossible.  La  manière  dont  il  était  établi  n*eut 
d'axkre  résultat,  en  aggravant  la  misène,  que  de  créer  dans  le  royaume 
une  population  de  contrebandiers,  iaos  cesse  en  révolte  contre  les 
lois,  et  d'exciter  des  émeutes  que  le  pouToir  noyait  dans  le  sang. 
Aussi  laissaitril  partout  des  ressentiments  profonds;  et  quand 
édata  la  révolution  française,  les  premier^  scènes  de  ce  drame  ter* 
ifl>le  débutèrent  par  le  pillage  des  greniers  à  sel  et  l'incendie  des 
boseaux  des  gabeleurs. 

i.  Laurent  Beuchel,  la  Bibliothèque  ou  trésor  du  iroit  flran^,  augmentée 
par  J.  Bêche  fer.  Paris,  167i,  in-f»,  1. 1,  p.  436  et  suiv. 
2.  Becherches  sur  les  finances,  t.  III,  p.  165,  166. 

(Lt  fin  à  la  proehaln*  Lifniioo.) 


0 


LITTEIUTURE  E8PAGN0I.B. 


FRAY  LUIS  DE  LÉON 

SA  VIE  ET  SES  POÉSIES, 

'/  • 

PAft  m/j.-m.  GUARDIA. 


L'Espagne,  trop  longtemps  indifférente  à  la  gloire  littéraire,  et  peu 
soucieuse  de  la  réputation  de  ses  grands  hommes,  tncunosa  suarum^ 
l'Espagne  se  relèye  par  les  honneurs  mérités  qu'elle  rend  enfin  aux 
mémoires  illustres.  La  réparation  a  commencé,  tardive  à  la  vérité, 
mais  éclatante  ;  et,  comme  il  était  juste,  c'est  Cervantes  qui  a  reçu  les 
premiers  hommages  :  il  a  eu  d*abord  un  simple  médaillon  avec  une 
inscription  oommémorative,  puis  une  statue.  Le  tour  de  Murillo  est 
venu  ensuite,  et  bientôt  Séville  verra  se  dresser  sur  une  de  ses  places 
l'image  de  ce  peintre  immortel.  Ces  exemples  sont  un  bon  signe,  et 
l'émulation  qu*ils  provoquent  est  un  stimulant  salutaire.  De  tous  les 
côtés  se  réveillent  les  glorieux  souvenirs  avec  les  nobles  sentiments.  U 
n'est  pas  jusqu'à  l'université  de  Salamanque,  si  déchue,  hélas!  de  sa 
grandeur  passée,  qui  ne  secoue  sa  torpeur  pour  se  mêler  activement  au 
mouvement  général.  Si  Fray  Luis  de  Léon  obtient,  comme  il  est  pro- 
bable ,  les  honneurs  d'un  monument,  c'est  à  l'université  de  Sala- 
manque qu'il  en  sera  redevable,  et  celle-ci  pourra  se  vanter  d'avoir 
rendu  et  fait  rendre  justice  à  l'un  des  hommes  qui  ont  le  plus  con- 
tribué à  l'illustration  de  son  enseignement.  Ouvrir  une  souscription 
nationale  destinée  à  honorer  cette  grande  mémoire,  c'est  faire  appel 
aux  instincts  généreux  de  tout  un  peuple  et  le  convier  à4a  consécration 
du  génie  et  de  la  vertu. 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  m 


Luis  Ponce  de  Léon  était  fils  de  don  Lope  de  Léon  et  de  dona  Inès 
de  Yalera,  originaires  de  Belmonte;  il  naquit  dans  ce  bourg  de  la 
Hanche  en  1S27.  Le  doute  n*est  plus  permis  sur  le  lieu  de  sa  nais* 
sance  depuis  qu'un  document  inédit,  récemment  publié,  a  donné 
raison  au  consciencieux  et  exact  chroniqueur  Thomas  Tamayo  de 
Yai^s,  et  a  mis  à  néant  les  assertion*^  de  Pedraza,  de  Luis  Mufioz,  de 
Herrera  et  de  Capmany,  qui  le  faisaient  naître  à  Grenade,  tandis  que 
Nicolas  Antonio  hésitait  entre  Belmonte  et  Madrid  ^  On  ne  sait  rien 
de  précis  sur  les  premières  années  de  Fray  Luis  de  Léon  ;  on  suppose 
seulement  qu'il  reçut  à  Grenade  les  premiers  éléments  d'une  éduca- 
ticm  libérale,  en  rapport  avec  la  noblesse  de  son  extraction  et  la  posi- 
ti<m  distinguée  de  sa  famille.  Toutefois  il  ne  tarda  pas  à  quitter  Gre- 
nade pour  suivre  son  père  à  Madrid,  puis  à  Valladolid,  où  était  la 
cour.  A  l'âge  de  quatorze  ans,  il  fut  envoyé  à  Salamanque  ;  il  y  apprit 
tout  ce  qu'on  enseignait  alors  dans  cette  université  célèbre,  et  avec  le 
goût  des  fortes  études  il  sentit  naître  sa  véritable  vocation. 

Ë9 1543  cet  écolier  de  dix-sept  ans  entra  en  religion,  et  après  une 
année  de  noviciat  il  fit  profession  dans  l'ordre  des  ermites  de  Saint- 
Augustin,  le  29  janvier  1S44.  La  vie  du  cloître  convenait  merveilleu- 
sement à  sa  nature  ;  ses  facultés  heureuses  et  brillantes  se  développè- 
rent et  mûrirent  dans  la  retraite,  et  ce  puissant  esprit  se  fortifia  dans 
le  calme  et  le  recueillement  de  la  solitude,  non  par  la  contemplation 
stérile  qui  énerve  et  annihile  les  forces,  mais  par  la  méditation  active 
qui  les  féconde  et  les  retrempe.  Dans  le  silence  de  sa  cellule  il  s'en- 
tretenait avec  les  morts  illustres,  qui  obéissent  toujours  à  ceux  qui  les 
évoquent  et  ne  refusent  point  de  répondre  quand  on  sait  les  inter- 
roger. La  connaissance  parfaite  qu'il  avait  des  langues  latine,  grecque 
et  hébraïque,  lui  rendait  faciles  ces  entretiens  et  lui  ouvrait  les  iné- 
puisables trésors  de  l'antiquité  sacrée  et  profane.  Il  y  puisa  à  pleines 
mains,  avec  avidité,  mais  non  sans  discernement,  et  il  s'enrichit  de 
tout  ce  qu'il  sut  dérober  aux  anciens.  Son  temps  se  partageait  entre 
les  auteurs  théologiques  et  les  grands  modèles,  dont  le  OHnmerce  lui 

f .  Voyez  dans  Coleceion  de  documeniù$  ineditos  para  la  kistoria  de  Espana, 
t.  X,  p.  182,  une  déclaration  expresse  de  Fray  Luis  de  LéoD>  extraite  de  son 
procès. 


!0«  FRAY  LtllS  DE  LÉON. 

fat  si  profitable.  Ses  liyres  de  prédilection  étaient  la  Bible,  Pindare, 
Virgile  et  Horace.  Il  les  méditait  sans  cesse,  les  relisait  avec  amour, 
les  traduisait  afin  de  se  mieux  pénétrer  de  leur  esprit  et  de  faire  passer 
dans  son  âme  le  souffle  inspirateur  et  la  beauté  suprême  de  Fantique 
poéde.  U  M  préparait  ainsi  à  Toler  de  ses  propres  ailes  par  ces  essais 
d'imitation  qui  nous  restent  comme  une  preuve  des  labeurs  de  sa  jeu- 
nesse et  un  témoignage  précieux  au  bon  goût  qui  dirigeait  et  tempé- 
rait son  admiration  éclairée  pour  les  maîtres  de  l'art.  Avant  de  d<mner 
le  libre  essor  à  son  génie,  if  contenait  ses  forces  naissantes,  les  exer- 
çait sans  les  lasser,  se  condamnait  sagement  à  un  long  et  laborieux 
noviciat  ;  il  avait  la  patience  des  forte,  c'est-à-<dire  la  conscience  de  la 
valeur  personnelle  et  le  pressentiment  infaillible  de  la  gloire.  11  no 
s'épuisa  point  dès  ses  vertes  années  en  tentatives  infructueuses  on 
téméraires;  il  attendit  le  moment  de  Tinspiration ^  et  quand  vint 
Finspiration ,  sa  lyre  était  prête ,  elle  avait  toutes,  set  cordes ,  et 
jamais  elle  ne  fut  rebelle  ni  ne  fit  entendre  des  sons  discordante  :  Tes* 
prit  était  jdein  de  force  et  l'âme  de  mélodie,  et  les  chants  naissaient 
d'eux-fliémes  comme  la  fleur  éclôt  du  bouton.  Si  la  poésie  est  une 
religion,  ce  jeune  poète  en  savait  le  culte  et  le  pratiquait  religieuse- 
ment, et  c'esi  à  cause  de  cela  qu'il  le  faut  {proposer  comme  un  exemple 
à  ces  esprite  impatiente  et  inconsidérés  qui  prétendent  aller  plus  vite 
que  le  temps  et  s'imaginait  que  la  témérité  tient  lieu  de  génie.  En 
Espagne  et  ailleurs  combien  y  en  a-t-il  qui  sach^^t  attendre  au  nioÎBS 
que  leur  vocation  poétique  se  révèle,  avant  d'oser  afironter  les  périls 
de  la  puUidté  ?  La  plupart  ae  présentent  hardiment  avec  l'arroganee 
de  la  médiocrité,  et  du  jonr  au  lendemain  ils  passait  du  berceau  à  la 
tombe.  Et  le  talent  lui-4néme  se  perd  ou  av<M*te,'  Geiute  de  se  soumettre 
an  régime  fortifiant  des  éfMPeuves  préparatoires. 

Dans  sa  retraite  studieuse,  Fray  Luis  de  Léon  jeteit,  sans  y  penser, 
ks  scdides  fondemente  de  sa  renommée;  je  dis  sans  y  penser  et  je  dis 
Uen,  car  cet  esprit  n'était  point  vain,  et  il  n'avait  point  à  craimbe  les 
inconvéniente  de  la  solitude,  où  l'habitude  de  ne  vivre  qu'avec  soi, 
sans  se  comparer  avec  personne,  fait  parfois  qu'on  est  plan  de  soi- 
même;  l'tM'gueil  nait  de  l'isolement,  et  œ  vice  n'est  pas  le  moindre 
de  ceux  qu'entraîne  la  vie  contemplative. 

L'enseignement  allait  mettre  en  lumière  les  hautes  facultés  mo- 
rales et  intellectuelles  du  jeune  religieux.  Le  24  décembre  iS61 
Fray  Luis  de  Léon  obtint  au  concours  la  dbaire  de  thédogie  da 
l'université  de  Salamanque  ;  il  avait  sept  compétiteurs,  dont  quatre 


PBAY  LUIS  DB  LÉOI^  (07 

étaint  d^à  pnofessom»  cirûDOitaiiee  qni  ai<Mite  eooon  à  Téclat  de 
son  triomphe.  Il  l'emporta  de  cinquante- trois  Toix.  C'était  alors 
Fiifage  que  les  nultres  foseent  sommés  par  leurs  aères,  et  ce  sin- 
giiUer  privilège,  qui  avait  peiit^tre  quelques  inconféments,  offieait 
mssî  d'ioeontestables  avantages,  Les  lésons  porteiE^  en  e&t  plus  de 
frmit  quand,  au  lieu  de  TindifiEâreDoe,  la  sympathie  règne  entre  celui 
^pn  las  donne  et  oeux  qui  les  reçoivent. 

Ia  génie  espagnd  s*aeoommode  asaes  des  snbtililés  ;  mais  je  n'ose<- 
nis  pas  aCBrmer  que  Tesprit  élevé  de  Fray  Luis  de  Léon  fût  bien  en<* 
çKu  aux  arguties  de  la  théologie  soolasticpie  :  la  rigueur  étroite  du 
dogme  g^it  peut-^tre  l'activité  de  son  inteUigeoce  etoonteoait  l'essor 
de  sa  vive  imagination.  Un  fiiit  certain,  c^est  qull  ne  tarda  pas  à 
quitter  la  chaire  qu'il  occupait,  dite  de  saint  Thomas,  pour  passer 
dans  celle  d'Écriture  sainte ,  devenue  vacante.  Celte  tribune  sacrée 
otnvenait  mieux  à  son  talent  et  à  la  direction  dé  ses  études.  Dans  sa 
retraite,  il  s'était  nourri  de  l'Écriture,' il  l'anait  méditée,  commentée, 
avec  une  originalité  qui  passa  bientôt  pour  de  l'indépendance.  Ce 
grand  homme  ne  connaissait  point  la  feinte;  il  n'avait  pomt  deux  sycH 
boles,  ne  savait  point  dissimuler,  et  nai^Rcmeat,  aviac  la  candeur  qui 
est  prq^ne  aux  belles  âmes,  il  exposait  sa  pensée  tout  entière,  sans 
timidité  et  sans  réticences.  Il  enseignait  entre  autres  chofles,  et  il  ne 
Oûnsenlit  jamais  h  se  rétraober  sur  ces  deux  poials,  que  le  CanHpm 
dm  caniique$  n'est  au  fond  qu'une  pastorale,  et  que  la  traduction  do 
la  BiUe  connue  sous  le  nom  de  Yulgate  et  adoptée  par  l'Église  ca- 
tholique est  susceptible  d'améliorations*  Il  paya  bien  di^rement  le 
droit  de  dire  la  vérité.  Son  mérite  lui  avait  fait  des  ennemis,  et  les 
succès  éclatants  de  ses  leçens  les  avalent  rendus  implacables.  Us  sai^ 
surent  avec  empressement  le  moment  propice  à  la  satisfaction  de  leurs 
nmcunes.  Ils  eurent  recours  aux  annes  des  lâcheB,  la  calomnie  et  le 
mensonge,  et,  manœuvrant  dans  l'cmibre,  ils  atteignirent  la  victime 
sans  courir  aucun  risque.  Une  premike  dénonciation  fut  portée  ans 
tribunal  de  l'inquisition  de  Salamanque,  le  17  décembre  i57i.  La 
prc^Bsseur  d'Écriture  sainte  fut  accusé  d'hérésie;  on  insinuait  que  eon 
enseignement  était  entaché  de  lutiiéranisme^  qu'il  interprétait  les 
Éerituies  saintes  au  sens  judaïque,  et  qu'il  était  lui-même  de  race 
juive  ;  la  moindre  de  ces  aiocusations  suffisait  pour  le  perdre.  Lui^ 
même  avait  fourni  un  prétexte  à  cette  ouvre  d'iniquité  :  une  tmduc- 
tioB  espagnole  du  Cantiqm  des  caniiqtÂes  ^  accompagnée  de  eommen** 
tues  tiès-succîncts,  courait  sous  son  nom.  Or  la  pmdencenmbngensft 


iM  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

des  inquisiteurs  a^ait  sévèrement  interdit  la  traduction  des  liTres  saints 
en  langue  vulgaire. 

La  traduction  du  Cantique  attribué  à  Salomon  était  bien  de  Fray 
Luis  de  Léon,  et  il  ne  songea  point  à  la  désavouer.  U  Tavait  faite  à  la 
prière  d*une  personne  qui  ne  savait  point  le  latin  et  qui  désirait  avoir 
quelques  éclaircissements  sur  les  passages  difficiles  à  entendre.  Le 
manuscrit  fut  copié  à  l'insu  de  Fray  Luis  de  Léon,  et  à  la  suite  de  cette 
infidélité  les  copies  se  multiplièrent  et  coururent  de  main  en  main.  On 
sait  que  pareille  chose  arriva  à  Fénelon  au  sujet  de  son  Télémaqtie. 
Cette  circonstance  explique  les  proportions  que  prit  Tenquète  ouverte 
par  rinquisition  :  des  témoins  furent  interroge  à  Valladolid,  à  Gre- 
nade, à  Murcie,  à  Carthagène,  à  Arevalo,  à  Tolède,  et  Ton  alla  les  cher- 
cher jusqu^à  CuKco,  ville  du  Pérou,  où  était  parvenue  une  copie  de  h 
version  du  Cantique.  Jamais  afiaire  ne  fut  mieux  instruite,  et  Ion  aurait 
pu  croire  qu*il  s'agissait  de  quelque  crime  ténébreux  ou  d*une  vaste 
conspiration  ;  et  tout  cela  à  Toccasion  d'un  livre  de  la  Bible,  traduit 
en  langue  vulgaire  par  un  moine  inoffensif.  Enfin,  l'accusé  fut  mandé 
devant  le  tribunal  de  l'inquisition  de  Salunanque  le  6  du  mois  de 
mars  1572.  Interrogé  sur  la  traduction  du  Cantique  des  cantiques^ 
il  répondit  qu'il  en  était  l'auteur,  qu'en  la  faisant  il  n'avait  pas  songé 
à  la  rendre  publique,  qu'elle  avait  été  répandue  à  son  insu  et  contre 
son  gré,  et  qu'il  avait  fait  tout  ce  qui  était  en  lui  pour  recueillir  les 
copies  en  circulation  ;  il  exprima  ses  regrets  de  n'avoir  pu  y  réussir, 
et  enfin  il  ajouta  qu'il  était  occupé  de  la  composition  d'un  travail 
apologétique,  non  encore  achevé  à  cause  de  son  état  valétudinaire;  et 
il  protesta  de  son  humble  soumission  à  l'autorité  du  saint-office  et 
aux  dogmes  de  l'Église  catholique.  Le  tribunal  le  renvoya  sans 
prendre  aucune  décision  à  son  égard.  Quoiqu'il  n'eût  pas  été  déclaré 
innocent,  il  était  libre  et  pouvait  se  croire  sauvé.  Mais  ses  ennemis 
veillaient  et  préparaient  sourdement  sa  ruine.  Fray  Luis  de  Léon  avait 
manifesté  librement  sa  manière  de  voir  sur  les  versions  de  la  Bible 
reconnues  bonnes  par  les  canons  et  les  conciles ,  et  il  avait  plus  par- 
ticulièrement insisté  sur  les  imperfections  de  la  Vulgatey  prétendant 
avec  raison  qu'il  était  nécessaire  de  ramener  les  livres  sacrés  à  leur 
pureté  primitive ,  en  remontant  à  la  source ,  c'est-À-dire  au  texte 
hébreu,  sur  lequel  devait  s'exercer  la  critique.  Il  avait  composé  une 
dissertation  fort  savante ,  pour  développer  et  soutenir  cette  opinion , 
qui  était  aussi  celle  de  son  ami  Arias  Montano,  célèbre  par  ses  vastes 
connaissances  et  par  l'édition  de  la  Bible  polyglotte  d'Anvers.  Fray 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  109 

Lois  de  Léon  était  digne  de  Tamitié  d*un  tel  homme  ;  mais  cette 
aBiitié  même  lui  fut  imputée  à  crime. 

Il  y  avait  alors  à  Salamanque  un  professeur  de  mérite  et  d'un  yrai 
aaToîr,  mais  brouillon  et  envieux  ;  il  s'appelait  Léon  de  Castro.  Il 
prétendait  que  les  massorètes  et  les  rabbins  avaient  notablement  altéré 
les  textes  originaux  de  FÉcriture,  et  il  défendait  en  conséquence 
la  Tersion  dite  des  Septante  et  la  Vulgate^  comme  des  sources  non 
ooRompues.  Dans  les  nombreux  écrits  qu'il  a  composés  pour  sou- 
tenir ce  paradoxe ,  il  a  fait  preuve  d'une  grande  érudition  et  montré 
une  pénétration  peu  commune  ;  mais  on  s'aperçoit  bien  vite  qu'il  est 
passionné  jusqu'à  la  haine.  Cet  ardent  polémiste  ne  connaissait  point 
d'adversaires;  il  n'avait  que  des  ennemis.  Il  détestait  cordialement 
Arias  Montano  dont  l'autorité  était  grande  et  la  réputation  euro* 
péenne;  et  il  détestait  de  même  Fray  Luis  de  Léon,  l'ami  de  cet 
hmune  illustre^  le  partisan  convaincu  et  le  défenseur  de  ses  opi- 
nions; ne  pouvant  nuire  au  premier,  dont  le  crédit  était  considé- 
rable ,  il  s'attaqua  au  second,  qui  était  pourtant  son  collègue  :  tous 
moyens  lui  étaient  bons  pour  satisfaire  ses  basses  rancunes.  C'est  le 
reproche  que  lui  fait  Pedro  Chacon  (Ciaconius),  dans  une  lettre 
où  il  lui  dit  rudement  ses  vérités.  Ce  passage  surtout  est  accablant  : 
«  Ajouterai-je,  conune  preuve  à  l'appui  de  mes  assertions,  ce  que  les 
personnes  qui  reviennent  de  Salamanque  se  sont  laissé  dire,  savoir  : 
que  directement  ou  par  un  tiers  vous  avez  fait  arrêter  ceux  qui  dans 
œ  royaume  joignent  à  la  théologie  la  connaissance  des  lettres  grec- 
ques et  hébraïques ,  afin  de  rester  le  nudtre  unique  et  absolu,  et  que 
vous  avez  dessein  de  traiter  de  même  Arias  Montano,  dont  vous 
n'ignorez  pas  le  retour  en  Espagne,  dans  l'espoir  que  les  chiens 
étant  morts  ou  enfermés,  ils  ne  pourront  plus  aboyer,  ni  éventer  la 
piste?  Toutes  ces  manœuvres  sont  autant  d'aiguillons  qui  réveiUeront 
dans  l'esprit  des  juges  des  soupçons  sinistros.  )>  Si  le  savant  Chacon 
a  voulu  parler  des  juges  inquisiteurs ,  il  leur  a  fait  trop  d'honneur 
en  vérité.  Léon  de  Castro  ne  courait  aucun  risque  à  fairo  le  métier 
d'accusateur  public,  c'est  dénonciateur  que  je  veux  dire.  Fray  Luis 
de  Léon  avait  d'ailleurs  d'autres  ennemis.  Tous  les  dominicains 
étaient  naturellement  contre  un  homme  dont  les  talents  et  la  haute 
réputetion  ajoutaient  encoro  tant  d'éclat  à  l'illustration  d'un  ordro 
rival,  détesté  de  tout  temps  et  plus  particulièrement  depuis  la  re- 
ferme de  Luther.  L'antagonisme  qui  régnait  entre  les  écoles  théolo- 
giques se  tournait  trop  souvent  en  haine  implacable,  haine  mona- 


UO  FEAY  LDI»  DE  LËON. 

Cale  que  ni  les  atgameiitatioiiS)  m  le»  ii^mres  m  pOÊmkÉi  apttl^ 
ser.  Deux  écriTains  espagnols  de  es  tett^p^là  ééplorettt  amenât* 
ment  ced  âÎTiéicms  niteitin»et  les  tcanâdes  qiÀ  en  r&Mltneitt,  tion 
dans  8é  plaindre  de  Tmloléiance  des  thériogieoa  et  de  leur  ardeur  è 
Condamner  land  réflexmi  lesofiniDDil  ditergrak»  quf  se  prodnioakat 
en  ddi6T»  de  Féoeie  eu  de  leur  content*  Viirès ,  dooé  d'un  gnitti 
esprit  et  d'un  jugement  ^ît,  signale  cette  élmtesae  de  vues  etecs  «if»* 
lités  misérables  comme  Tune  des  Ganses  les  plus  éficaees  dir  la  àéa^ 
denoe  des  études  ;  et  k  eélèbr»  minime  PedroF  AIIduso  de  Castm,  qai 
éeritait  à  Salamanfue  même  ses  ou^rrages  de  théologie,  dit  en  teroMF 
exprès  :  «  Il  est  des  bommeà  si  ateugldment  attachés  anx  0ptÊàoÊ» 
d'un  aoteuT)  qu'il  suffit  qu'on  s^âGarte  tant  soit  peu  de  leur  nMnidr# 
de  f oîr,  pour  qu'ils  crient  ausritdt  à  l'hérésie,  d  hareêim  $UUim  itt^ 
clament  (lib.  I,  advers*  amnes  hœres,). 

Tel  était  le  milieu  où  TÎTait  Pray  Luis  de  Léon^  tels  étaknt  SM 
enn^nis.  Ils  manœuYBèrenè  avec  une  fadMleli  inférDal6y^  el  fiMiA  si 
bien  que  l'a&ke  eut  bientôt  pris  des  pn^XMiioœ  dEraj antes.  L*ac^ 
cusé  ne  tarda  pas  à  être  déi^  su  tribuasi  mqnisitorial  de  VallsK 
dolid ,  dont  la  juridiction  a'élendaît  bien  au  delà  de  oéfà  de  Ma-' 
manque^  Le  27  mars  l&72^Fray  Lnie  de  Léon  fut  arrêté  et  mis  au 
aedret  dans  \sA  cacbo!»  du  satntH)fâGe<.  Tnaté  ctec  une  eieessivn 
rigueur,  il  fut  souaii»  àtMitt  sorte  de  texationa;  il  n'avait  ni  papiety. 
ni  plumes,  ni  livres.  Pendant  qu'il  était  ainsi  tenu  en  chartes  privée^ 
les  dénonciations  arrivaient  de  toutes  partie,  mais  si  peu  meeuréeSi  wL 
contradictoires,  qu'elles  tombaient  d'elle&^mâmes;  au  lien  d'accakier 
l'accusé^  leur  exagération  ne  contribuait  qu'à  mettre  au  grand  jour 
8(m  innocence  et  la  rage  aveugle  de  ses  implacables  perséGOteun. 
Malgré  leurs  inventîona  détestablesy  ils  ne  purent  le  eonvain^^  d'hé^ 
réaie,  ni  de  judaïsme,  et  l'aceusatîon  portée  contre  lui  fut  rédmte  à 
incriminer  simplement  sa  veruon  du  Cantique  de  Sdomon ,  et  sit 
manière  de  vœr  sur  le  texte  latin  de  la  Ytdgate.  Avec  ces  deux  ebefs 
d'accusation ,  le  procès  se  prolongea  environ,  cinq  ans.  Fray  Lunr  de 
Léon  lut  appelé  à  eomparattre  plus  de  dnqminte  lots  devant  le  tri-» 
bunal  des  inquisiteurs,  et  à  chaque  ititeilrogatoîre  il  fit  des  tésfmùanai 
simples,  frandies,  pleinea  d'une  candeur  nnive  et  de  ce  calme  que 
donne  l'innocence*  Aux  dénonciations  que  lin  transmettaient  la 
jiq^es  il  répondait  par  écrite  eiil  existe  encore  plus  de  cent  feuilleta 
écrits  de  sa  main  pour  sa  défense*  Xtena  cette  apdogie  vi^iineni 
hér^âque  on  retrouve  son  éloquence»  ordinaire ,.  k  digmlé  de  son 


F&ÀY  LUIS  DE  LÉON.  111 

caractère ,  la  droiture  et  la  simplicité  de  son  cœur,  la  rectitude  et 
la  pénétration  de  sa  belle  intelligence.  On  y  remarf  ue  aussi  Tindi*- 
gnaticm  qu'inspiraient  à  ce  grand  homme  les  sourdes  menées  et  les 
basses  machinations  de  ses  ennemis.  Le  contenu  et  le  ton  de  leurs 
dénonciations  les  lui  faisaient  deviner;  il  les  nomme  dans  ses  repli* 
queSy  et  les  traite  séTèrement»  non  par  esprit  de  vengeance,  mais  par 
ce  sentiment  d*horreur  profonde  que  la  haine  du  mal  iait  naître  dam 
la  conscience  de  l'honnête  homme. 

Enfin,  après  plus  de  quatre  ans  de  minutieuses  enquêtes,  d'inter>- 
rogateires  prolongés ,  de  questions  captieuses  ^  et  d'une  surveillance 
incessante ,  les  sept  juges  qui  composaient  le  tribunal  prononcèrent 
la  sentence  définitive*  Quatre  d'entre  eux  opmèient  pour  k  question 
mitigée  —  tormenlo  moderado  —  à  cause  de  l'état  valétudinaire  de 
Taccusé,  qui  rendait  intcdérable  la  torture  ordinaire  v  et  en  même 
temps  ils  étaient  d'avis  que  l'instruction  suivit  son  cours.  Deux 
autres  juges  se  contentèrent  de  demander  qu'il  fût  réprimandé  dans 
la  grande  salle  du  tribunal,  au  sujet  des  questions  délicates  et  cobh* 
promettantes  soulevées  par  lui  en  des  circonstances  si  difficiles  pour 
l'Église  catholique»  non  sans  manifester  le  désir  qu'il  confessât  que 
quelques-unes  des  propositions  dont  il  était  l'auteur  devaient  être 
considérées  comme  suspectes*^  et  finalement  ils  prétaidaient  qu'il  lui 
fût  interdit  dorénavant  de  professer*  Le  septième  se  réserva  le  drdt 
de  donner  son  opinion  par  écrit  :  la  permission  lui  en  fut  accordée  ; 
on  ne  sait  pas  s'il  en  usa.  La  junte  suprême  de  l'inquisition  de 
Madrid  {la  suprema)^  composée  de  quatre  jauges  seulement,,  mais  qui 
étaient  juges  souverains  et  prononçaient  en  dernier  ressort,  fut  coi^ 
sultée  dans  ce  cas  litigieux.  Elle  ne  tint  compte  de  l'arrêt  prononcé 
par  le  tribunal  de  Yalladolid ,  le  cassa,  et  considérant  la  sentence  de 
condamnation  comme  non  avenue  ^  elle  la  mit  à  néant ,  ei  déclara 
solemiellement  que  l'accusé  Fray  Luis  de  Léon  était  absous  «  absuelto 
de  la  instancia  deljuicio^  »  ei  à  l'abri  de  toute  poursuite,  non  sans 
lui  recommander  d'être  plus  circonspect  à  l'av^ir^  et  de  ne  pas  s'a- 
venturer dans  la  discussion  desmatières^  délicates  qu'il  avait  touchées 
dans  ses  leçons  ou  dans  ses  écrits  ;  elle  ordoilnait  en  même  temp»  la 
suppression  de  la  traduction  du  Cantique  des  cantiques  en  langue 
vidgaire.  Cette  décision  sans  appel  fut  immédiatement  ^lotifiée  à  Fray 
Luis  de  Léon^  et,  en  lui  rendant  la  liberté,  on  l'invita  à  tout  oublier^ 
sous  peine  d'encourir  l'excommunication  majeure  et  autres  châti- 
ments canoniques^  dont  l'inquisition  ne  se  montrait  point  avare» 


liî  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

Le  procès  avait  commencé  le  17  décembre  1S71,  il  fut  tenniné  le 
IS  décembre  1576;  le  dossier  se  composait  de  plus  de  quatre  cents 
pièces ,  dont  la  plupart  subsistent  encore  et  ont  été  publiées*  La  lec- 
ture de  cet  échantillon  du  despotisme  religieux  fournirait  matière  à 
bien  des  réflexions  ;  je  laisse  au  lecteur  la  satisfaction  de  les  faire  lui- 
même  et  de  méditer  là-dessus.  L'histoire  littéraire  de  FEspagne  est 
féconde  en  épisodes  de  ce  genre. 

Dès  que  Fray  Luis  de  Léon  fut  libre,  il  songea  à  regagner  son  couvent 
de  Salamanque;  les  sympathies  qui  l'avaient  accompagné  lors  de 
son  départ  étaient  aussi  vives  à  son  retour.  Il  était  la  gloire  de  son 
ordre,  qui  le  vénérait  comme  un  martyr,  et  ce  n'est  pas  en  vain  qu*il 
avait  soufiert  pour  la  bonne  cause.  L'université  n'oublia  pas  non 
plus  les  éclatants  succès  de  son  enseignement  ;  avec  une  indépen- 
dance courageuse,  elle  voulut  que  la  chaire  qu'il  occupait  restât 
vacante  ;  elle  le  demeura  durant  les  cinq  années  de  son  exil ,  et  lui 
fut  rendue  en  même  temps  que  la  liberté.  Il  en  reprit  possession  le 
30  décembre  1576,  au  milieu  d'un  grand  concours  d'auditeurs,  et  il 
commença  par  ces  mots  d'une  simplicité  sublime  :  Dicebamus  hes^ 
tema  die,  a  nous  disions  hier,  »  et  jamais  exorde  ne  fut  ni  si  heureux 
ni  plus  touchant.  Ainsi  cet  homme  de  bien,  qui  était  aussi  un  homme 
de  génie ,  révélait  toute  son  âme  dans  ces  trois  mots  :  il  n'avait  plus 
souvenir  des  persécutions,  il  pardonnait  à  ses  ennemis,  et,  tout  entier 
à  sa  mission  et  à  un  auditoire  resté  fidèle ,  il  considérait  conmie  une 
parenthèse ,  dans  sa  vie,  cinq  années  de  soufiOrances  et  de  réclusion. 

La  captivité  ne  l'avait  pomt  abattu. Dans  les  prisons  de  l'inquisition, 
comme  il  le  dit  lui-même  y  a  en  las  carceles  de  la  inquisicion ,  i!> 
furent  composés  quelques-uns  de  ses  plus  beaux  ouvrages,  entre 
autres  son  traité  inachevé  des  Noms  de  Jésus-Christ ,  De  los  Nom-- 
bres  de  Christo,  l'un  des  chefs-d'œuvre  de  la  langue  espagnole,  supé- 
rieur peut-être  à  la  «c  Perfecta  casada,  »  c'est-à-dire  le  modèle  d'une 
femme  chrétienne  ou  d'une  mère  de  famille;  ces  deux  ouvrages  ont 
placé  Fray  Luis  de  Léon  au  premier  rang  des  mystiques  espagnols, 
entre  sainte  Thérèse  et  Fray  Luis  de  Grenade. 

La  présente  étude  est  spécialement  consacrée  à  ses  œuvres  poéti- 
ques ;  pour  en  faciliter  l'intelligence ,  il  était  nécessaire  de  retracer 
d'abord  les  principaux  événements  de  la  vie  du  poète ,  événements 
qui  n'ofinraient  rien  de  bien  extraordinaire,  sans  le  long  et  touchant 
épisode  de  sa  captivité.  Le  souvenir  de  ces  années  de  souffrances  se 
retrouve  dans  la  plupart  de  ses  écrits.  Dans  la  dédicace  de  son  expo- 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  US 

sition  latine  du  psaume  XXVI ,  adressée  au  cardinal  don  Gaspar  de 
Quiroga,  archevêque  de  Tolède,  et  inquisiteur  général,  on  lit  ce  pas-  ' 
sage ,  qui  atteste  le  calme  de  sa  conscience  :  ce  Quoique  je  ne  mérite 
en  aucune  façon  d'être  compté  au  nombre  des  serviteurs  de  Dieu , 
cependant  telle  a  été  envers  moi  sa  bonté  et  sa  clémence  souveraine , 
que  je  n'ai  point  trop  sujet  de  me  plaindre  de  ce  temps  de  malheur 
et  de  misère ,  selon  le  jugement  de  la  foule ,  où  par  les  machinations 
de  quelques  hommes  qui  m'accusèrent  d'avoir  été  contre  la  foi,  je 
fus  enlevé  à  la  société  des  miens,  privé  de  tout  commerce,  mis  au 
secret  le  plus  absolu ,  et  renfermé  près  de  cinq  ans  dans  un  cachot 
ténébreux.  J'éprouvais  alors  une  telle  quiétude  et  une  si  grande 
satisfaction  d'esprit ,  qu'il  m'arrive  parfois  de  regretter  ces  jouis- 
sances passées,  à  présent  que,  rendu  à  la  lumière,  je  me  vois  entouré 
des  sympathies  de  l'amitié.  »  Et  dans  la  dédicace  de  son  traité  des 
Noms  de  Jésus-Christ ,  écrite  dans  sa  prison  même  et  adressée  à  don 
Pedro  Portocarrero,  du  conseil  de  Sa  Majesté,  et  membre  de  l'inqui-  i 
sition  générale,  on  trouve  encore  ce  passage  :  «c  Bien  que  je  recon- 
naisse qu'entre  tous  ceux  qui  peuvent  en  cela  rendre  service  à 
l'Église  je  suis  le  plus  petit,  j'ai  toujours  souhaité  de  la  servir  selon 
mes  forces,  et  je  ne  l'ai  pu  faire,  jusqu'à  ce  jour,  à  cause  de  ma  mau- 
vaise santé  et  de  mes  occupations.  Mais  puisque  une  vie  de  labeur  et 
de  peine  a  été  dans  le  passé  un  obstacle  à  l'accomplissement  de 
mon  désir  et  à  l'exécution  de  mon  dessein ,  il  me  semble  que  je  ne 
dois  point  laisser  échapper  l'occasion  que  me  donne  mon  loisir,  dont 
je  suis  redevable  à  l'iniquité  et  à  la  malveiUance  de  certaines  per- 
sonnes. Â  la  vérité,  les  souffrances  qui  de  tous  côtés  m'assaillent  ne 
sont  pas  en  petit  nombre;  mais  la  fayeur  constante  que  m'envoie  du 
ciel,  sans  que  je  l'aie  méritée.  Dieu,  qui  est  le  vrai  père  des  affligés, 
et  le  témoignage  de  ma  conscience  au  milieu  de  toutes  ces  peines, 
ont  si  bien  rendu  le  calme  et  la  paix  à  mon  âme,  que  non-seulement 
dans  l'amendement  de  mes  mœurs,  mais  encore  dans  la  connaissance 
de  la  Térité ,  je  vois  clair  maintenant ,  et  suis  capable  de  faire  ce  que 
je  ne  pouvais  auparavant.  De  sorte  que  le  Seigneur  a  converti  mon 
affliction  en  lumière,  et  la  faisant  tourner  à  mon  profit,  il  a  produit  le 
bien  par  les  mains  mêmes  de  ceux  qui  prétendaient  me  nuire.  Et  ce 
serait  vraiment  méconnaître  ce  divin  bienfait,  et  n'en  pas  témoigner 
la  reconnaissance  qu'il  mérite,  que  de  ne  pas  donner  tout  le  soin  dont  ' 
je  suis  capable  à  une  entreprise  qui  doit ,  à  mon  sens ,  produire  un 
grand  bien  parmi  les  fidèles ,  surtout  à  présent  que  je  la  puis  exécuter, 

Toac  XI.  —  4 1  •  LivraiMn .  S 


il4  FRAY  LUIS  D£  LÉON. 

autant  qu'il  est  en  moi,  dans  la  mesure  de  mes  forces  et  snitant  la 
faiblesse  de  mon  génie.  )»  Sans  doute,  ces  belles  paroles  ont  été  ifio* 
tées  par  un  sentiment  de  baute  résignation,  telle  que  la  foi  Tinspiro 
aux  croyants  sincères  ;  mais  il  me  semble  aussi  que  Tacooit  élevé  de 
ces  paroles  révèle  une  âme  forte  et  un  esprit  vigoureusement  trempé. 
Dans  les  quelques  poésies  qu'il  composa  durant  sa  captivité  on  re- 
trouve aussi  les  s^itiments  d'une  âme  dirétienne  et  la  force  patiente 
d'une  raison  supérieure  :  l'aocord  de  ces  deux  choses  sied  bien  à  un 
honnne  de  sa  prdession  et  de  son  génie. 

Le  premier  ouvrage  qu'il  mit  au  jour,  après  avoir  recouvré  h 
liberté,  ce  fut  une  exposition  latine  du  Cantique  des  Cantiques.  U 
l'avait  &ite  sur  les  instances  de  ses  amis,  et  pour  obéir  aux  ordres 
de  ses  supérieurs  :  les  uns  et  les  autres  souhaitaient  vivement  qu'il 
achevât  de  confondre  ses  ennemis,  et  de  dissiper  tous  les  soupçons  que 
leurs  calomnies  avaient  fait  naître.  Ce  commentaire  est  fort  étandu  ; 
l'interprétation  est  conforme  au  sens  adopté  par  l'Église.  Mais  l'auteur 
ne  fit  point  de  concesâcms ,  et^  reprenant  l'opinion  qu'il  avait  sou* 
tenue  dès  le  principe ,  il  s'attacha  à  démontrer  que  le  Cantique  des 
cantiques  n'est  autre  chose  qu'une  pastorale.  C'est  à  tort  queJBajle, 
induit  en  erreur  par  une  assertion  hasardée  du  jésuite  Gaspar  Scbott, 
prétend  queFray  Luis  de  héaa  publia  aussi  le  commrataire  en  espa* 
gnoL  L'édition  latine  était  déjà  une  protestation  hardie,  et  qui  prouve 
combien  celui  qui  la  feisait  avait  un  caractère  viril  ;  l'édition  espa* 
gnole  eût  été  une  provocation  inconsidérée,  une  violation  manifeste 
de  la  défense  faite  par  rinquidtion,  laquelle  avait  expressément 
ordonné  la  suppressicm  de  la  versicm  espagnole  et  des  commentaires 
qui  l'accompagnaient.  Il  est  vrai  qu'on  trouva  depuis,  parmi  ses 
papiers ,  un  ouvrage  écrit  en  langue  castUlane  sur  le  même  sujet,  et 
qui  se  rapprodie  fort  de  celui  qui  avait  été  l'occasion  et  le  prétexte 
des  poursuites  dirigées  contre  lui  ;  mais  jamais  l'auteur  ne  songea  à 
l'imprimer  de  son  vivant,  et  la  première  édition  qui  en  ait  été  laite 
est  de  1796.  Quant  à  sa  tradudion  du  Cantique  des  Cantiques  en 
octaves  espagnoles,  qui  fut  trouvée  aussi  entre  ses  manuscrits,  elle 
lesta  inédite  jusqu'en  1806,  où  le  Père  Merino,  célèl»«  augustin, 
l'inséra  dans  sa  belle  et  excellente  édition  des  œuvres  complètes  de 
Fray  Luis  de  Léon.  On  découvre  dans  cette  traduction  les  émiomtes 
facultés  du  poëte,  et  cette  suprême  perfection  de  style  que  l'on  re- 
marque dans  tous  ses  écrits;  de  même  qu'on  admire  dans  sa  version 
en  proae,  accompagnée  de  commentaires,  l'esprit  d'indépendance  qui 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  115 

ptéridait  a  ses  mTestîgations  théologiqpies ,  et  ce  respect  de  la  rérité 
qa*H  observa  toajoars  comme  un  culte.  Dans  Texégèse  des  livres 
sacrés^  sa  méthode  d'interprétation  et  d'exposition  ressemble  fort  à 
odle  que  suivait  Ârias  Montano.  Elle  s'en  distingue  toutefins  par  la 
brièyeté  ;  très-sobre  dans  ses  explications,  sans  être  pour  cda  ni  see 
ni  aride,  il  ne  fait  point  abus  de  Térudition,  et  il  s'exprime  constam- 
ment  en  un  langage  net,  précis,  élégant,  parfaitement  clair. 

Tout  en  sanreillant  la  publicati<»i  de  ses  écrits,  qu'il  corrigeait 
sans  cesse  et  qu'il  rendait  plus  parfoits  à  chaque  édition  nouvelle , 
Fray  Luis  de  Léon  préparait  d'autres  (Nivrages,  parmi  lesquels  étaient 
ks  deux  dont  il  vient  d'être  parié ,  et  une  Vie  de  sainte  Thérèse,  à 
laquelle  il  travaillait  encore  quelques  jours  avant  sa  mort.  Ce  travail 
est  resté  inachevé.  Fray  Luis  de  Léon  l'avait  entrepris  pour  condes- 
cendre aux  désirs  de  l'impératrice ,  soeur  du  roi  Philippe  II,  et  cette 
occupation  avait  pour  lui  un  très-grand  charme ,  au  dire  de  Fray 
IKego  de  Yepes,  l'éloquent  et  trop  crédule  biographe  de  sainte  Thé- 
rèse. Il  est  de  fait  que  le  célèbre  professeur  d'Écriture  sainte  à  l'uni- 
Tersité  de  Salamanque  était  un  fervent  admirateur  de  cette  femme 
illustre  ;  il  goûtait  fort  ses  écrits,  et  il  l'a  assez  témoigné  dans  le  beau 
prologue  qu'il  a  mis  au-devant  des  œuvres  réunies  de  la  religieuse 
d'Avila;  c'est  un  admirable  panégyrique,  et  l'un  des  meilleurs  mor- 
ceaux qui  soient  sortis  de  sa  plume.  Dans  les  dernières  années  de  sa 
vie  il  relisait  firéquemment  les  livres  ascétiques  du  célèbre  prédîca- 
teur  Fray  Luis  de  Grenade;  l'onction  du  style,  la  solidité  du  fond  et 
resjMit  de  diarité  qui  caractérisent  l'incomparable  orateur,  ne  pou- 
vaient manquer  de  le  séduire,  et  pour  mieux  jouir  de  cette  lecture, 
pomr  en  pn^ter  plus  ^ficaoement,  il  s'était  enfermé  dans  une  déli- 
cieuse retraite;  c'était  une  petite  île  au  milieu  d'une  rivière,  où  l'on 
trouvait  tous  les  agréments  de  la  campagne  et  le  calme  de  la  soli- 
tude. Fray  Luis  de  Léon  a  décrit  ce  lieu  de  délices  dans  le  livre 
deuxième  des  Noms  de  Jésus-^Christ ,  et  c'est  de  cet  endroit  qu'il 
écrivait  à  son  ami  Ârias  Montano  pour  lui  £ûre  part  de  ses  progrès 
dans  la  vie  spirituelle  et  dans  la  voie  de  la  perfection.  Il  lui  disait, 
entre  autres  choses ,  que  la  lecture  des  livres  de  Fray  Luis  de  Gre- 
nade lui  avait  beaucoup  plus  appris  sans  comparaison  que  tout  co 
qu'il  savait  de  théologie  scolastique,  et  qu'il  se  proposait  d'en  faire 
désormais  sa  principale  étude.  Il  faisait  un  éloge  chaleureux  du  savoir, 
de  rëléganoBy  de  la  manière  persuasive  de  ce  vàritaUe  apêtre,  et  il 
répétait  souvent  qu'il  avait  regu  de  Dieu  le  don  de  Téloquenoe  chié- 


il6  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

tienne.  Jugement  excellent  et  irréprochable;  car  Fray  Luis  de  Gre- 
nade est  la  plus  grande  gloire  de  la  chaire ,  et  le  modèle  des  prédi- 
cateurs en  Espagne  ;  quoique  la  plupart  de  ses  sermons  ne  soient  pas 
conservés ,  il  a  été  constamment  placé  au  premier  rang.  Pour  ce  qpii 
est  de  ses  traités  sur  la  yie  spirituelle,  ils  passent  avec  raison  pour 
des  chefs-d'œuvre  en  ce  genre. 

C'est  dans  les  écrits  de  ce  grand  maître  et  dans  ceux  de  sainte  Thé- 
rèse que  Fray  Luis  de  Léon  cherchait  les  secrets  de  la  spiritualité,  et 
sous  l'influence  de  ces  deux  guides  il  s'initiait  aux  mystères  de  la 
mysticité ,  laquelle  était  alors  le  lieu  de  refuge  des  âmes  en  souf- 
france. 11  ressentit  lui  aussi  la  fièvre  de  a  cette  divine  maladie  d'a- 
mour, »  et  une  fois  atteint ,  il  n'en  voulut  point  guérir.  Fatigué  des 
disputes  de  l'école,  victime  de  l'intolérance  religieuse,  dégoûté  peut- 
être  ou  affligé  de  l'ardeur  de  persécution  qui  régnait  alors  partout  et 
principalement  dans  son  jpays,  il  livra  son  âme  aux  vastes  pensées,  et 
ouvrit  son  cœur  aux  aflections  inaltérables  que  la  foi  inspire  aux 
croyants.  Son  imagination  se  complaisait  aux  rêves  de  l'infini  et  se 
plongeait  par  avance  dans  une  éternité  de  bonheur.  Dans  ses  plus 
mauvais  jours ,  Fray  Luis  de  Léon  avait  cherché  une  consolation 
dans  cet  espoir,  qu'un  temps  viendrait  où  il  lui  serait  donné  de  vivre 
dans  la  solitude  des  champs ,  occupé  de  saintes  méditations  et  de 
pieux  exercices  ;  et  il  avait  exprimé  ce  vœu  dans  une  petite  pièce  de 
dix  vers  que  l'on  peut  traduire  ainsi  :  «  Ici  l'envie  et  le  mensonge 
m'ont  tenu  renfermé.  Heureuse  l'humble  condition  du  sage  qui  se 
retire  loin  de  ce  monde  mauvais ,  et  s'asseyant  à  une  table  modeste, 
sous  un  pauvre  toit,  passe  seul  sa  vie  dans  les  délices  des  champs, 
mettant  sa  satisfaction  en  Dieu  seul,  point  envié,  point  envieux.  » 

«  Aqui  la  envidia  y  mentira 
Me  tuvieron  encerrado. 
Dichoso  el  humilde  estado 
Del  sabio,  que  se  retira 
De  aqueste  mundo  maWado. 
Y  coD  pobre  mesa  y  casa. 
En  el  campe  deleytoso 
A  scias  su  vidapasa; 
Con  solo  Dios  se  compasa  : 
Ni  envidiado,  ni  envidioso.  » 

Fray  Luis  de  Léon  jouissait  enfin  de  ce  qu'il  avait  tant  et  si  ardem- 
ment désiré;  il  jouissait  aussi,  et  à  juste  titre,  d'une  grande  consi- 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  ii7 

dération.  Depuis  la  persécution  qui  Tavait  frappé,  il  ayait  acquis  une 
autorité  immense ,  et  sa  réputation  était  universelle.  Dans  son  ordre, 
qu'il  honorait  par  Téclat  de  ses  talents  et  par  l'exemple  de  ses  vertus, 
dans  Tuniversité,  dont  il  était  Tornement  et  la  plus  grande  gloire, 
rien  ne  se  faisait  sans  son  aveu ,  et  on  le  consultait  en  toutes  choses. 
Quoiqu'il  eût  entrepris  de  réformer  les  moines  de  son  couvent ,  et 
qu'il  eût  réussi  dans  ses  tentatives  de  réforme,  il  fut  élu  vicaire 
général  de  son  ordre ,  et  il  venait  d'être  nommé  provincial  des  au- 
gustins  d'Espagne^  quand  il  mourut,  le  lendemain  de  sa  nomination, 
et  avant  la  clôture  du  chapitre  de  la  province.  C'était  le  23  août  de 
l'année  lS9i,  à  Madrigal,  et  non  à  Madrid,  comme  l'affirme  Bayle, 
trompé  sans  doute  par  le  nom  latin  de  cet  endroit.  U  était  âgé  de 
soixante-quatre  ans.  Son  corps  fut  transporté  à  Salamanque  et 
enterré  dans  le  cloître  du  couvent  des  augustins,  au  pied  de  l'autel 
de  Notre-Dame  de  Populo.  Sur  la  pierre  sépulcrale  fut  gravée  une 
inscription  latine  dont  voici  la  traduction  littérale  :  a  Au  maître  Frày 
Luis  de  Léon,  très-savant  dans  les  lettres  divines  et  humaines,  et 
dans  la  connaissance  des  trois  langues  (hébreu,  grec  et  latin),  pre- 
mier interprète  des  saintes  Écritures  à  l'université ,  provincial  de 
Castille ,  les  augustins  de  Salamanque  ont  consacré  cette  pierre  ^ 
modeste  en  elle-même,  précieuse  par  les  restes  qu'elle  recouvre, 
non  pour  perpétuer  une  mémoire  impérissable  par  les  livres,  mais 
comme  adoucissement  à  une  si  grande  perte.  Mort  l'an  1S91,  le 
23  août,  a  l'âge  de  soixante-quatre  ans  K  » 

Tant  que  le  couvent  est  resté  debout,  cette  tombe  a  été  respectée  ; 
mais  le  couvent  est  tombé  en  ruine,  et  les  restes  de  Fray  Luis  de 
Léon  restaient  enfouis  sous  les  décombres.  Ils  ont  été  exhumés,  il  y 
a  quatre  ans  environ,  et  déposés  provisoirement  dans  une  urne  plus 
que  modeste.  Sur  l'instance  des  professeurs  de  Salamanque ,  un 
décret  royal  du  20  juillet  dernier  autorise  l'ouverture  d'une  sous- 
cription nationale ,  destinée  à  remplacer  l'urne  par  un  monument 
digne  d'un  si  grand  homme.  Le  monument  doit  être  élevé ,  d'après 
les  dessins  adoptés  par  l'Académie  'des  beaux-arts  de  Saint-Ferdi- 
nand ,  au-devant  de  la  grande  façade  de  l'Université ,  sur  la  petite 
place  qui  sépare  les  deux  bâtiments  connus  sous  les  noms  de  grandes 
et  petites  Écoles. 

1.  L'année  4591  fut  encore  marquée  parla  mort  du  célèbre  historien  Am* 
brosio  de  Morales,  du  P.  Francisco  de  Ribera,  illustre  théologien,  et  de  saint 
Jean  de  la  Croix,  si  connu  par  ses  œuvres  mystiques. 


1.18  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

Fray  Luis  de  Léoa  était  de  moyenne  taille  et  d*un  tempénuMot 
robuste  ;  mais  les  austérités  de  la  vie  religieuse,  les  veilles  praloB- 
gées  de  Tétude,  et  surtout  les  soufljnanœs  qu'il  endura  dans  les 
cachots  de  l'inquisition ,  avaient  affaibli  son  corps  en  le  disposant  à 
la  maladie.  Pour  ce  qui  est  de  sa  personne,  il  avait  la  tète  belle  et 
bien  proportionnée,  le  front  haut  et  large,  les  sourcils  épais,  les 
yeux  profonds  et  très-vifs,  quoique  le  travail  et  la  méditation  assidue 
en  eussent  tempéré  l'éclat;  le  nez  était  grand  et  r^ulier,  la  bouche 
petite.  Dans  toute  sa  physbnomie  il  y  a  un  air  de  bonh<Mnie,  mêlé 
d'un  peu  de  finesse;  et  dans  tous  les  traits  àd  cette  figure  intelligente 
et  spirituelle  on  remarque  une  sérénité  inaltérable,  avec  beaucoup 
de  douceur  et  de  fermeté  .[Il  y  a  de  lui  un  très-beau  portrait,  et  peut-* 
être  estnce  le  même  dont  parle  Pacheco,  lequel  affirme  que  Fray  Luis 
de  Léon  était  un  peintre  très-habile  et  qu'il  s'était  représenté  de  sa 
propre  main  avec  beaucoup  d'art  et  de  talent.  Ce  témoignage  est 
précieux,  et  il  sert  à  expliquer  un  passage  que  l'on  trouve  dans  l'io^ 
troduction  à  la  ^Per/ecta  Casada,  »  où  Ton  remarque  une  belle  cooo- 
paraison  tirée  de  la  peinture,  et  qui  révèle  de  la  part  de  l'auteur  des 
connaissances  particulières  et  une  expârienoe  consommée.  Cette  par- 
ticularité méritait  d'être  notée,  et  il  convenait  d'autant  mieux  de  le 
faire,  que  l'on  verra  tantôt  que  dans  ses  poésies  Fray  Luis  de  Lécm 
ne  prenait  pas  à  la  lettre  l'hémistiche  d'Horace  : 

Vt  pictura  pœsis  erit. 

Il  n'a  eu  garde  de  le  mettre  sérieusement  en  pratique ,  ainsi  que 
le  font  certains  poëtes  et  écrivains  de  notre  temps  qui  se  servent  de 
la  plume  comme  d'un  pinceau ,  et  ne  réussissent  malgré  tout  ni  à 
bien  peindre  ni  à  bien  écrire. 


U 

Un  critique  de  regrettable  mémoire,  don  Manc^  Josef  Quin- 
tana,  a  très-sévèrement  jagé  les  poëtes  espagnols  du  seLsiàne  sSède, 
et  Fray  Luis  de  Léon,  non  plus  que  ses  oontempondns  et  ses  rivaux 
de  gloire,  n'a  pu  trouver  grâce  devant  lui.  Sans  avdr  la  prétention 
de  contrôler  les  arrêts  de  la  haute  critique,  je  ne  puis  souscrire  à  la 
décision  d'un  juge,  sage  à  la  vérité  et  le  plus  souvent  équitable,  mais 
dont  Tesprit  n'a  pas  toujours  su  se  défiandie  de  certaines  influeiMes 


FRAT  LUIS  DE  LÉON.  H9 

pédantesques,  ni  se  soustrare  à  la  tyransie  des  principes  étroits,  de 
qoalqaes  préjugés  scolastiques.  Quintana  était  homme  de  cour,  poète 
lauréat ,  écrivain  académi({<ie ,  ancien  professeur  de  belles-lettres , 
et  ions  ces  honneurs,  toutes  ces  dignités,  et  les  habitudes  contractées 
dans  une  position  officielle,  ont  influé  plus  que  de  raison  sur  h 
■atiire  de  ses  jugements.  Partisasi  de  l'étiquette ,  amoureux  de  la 
lègle,  fidèle  observateur  des  préceptes  consentes  et  transmis  par  la 
tradition,  plein  de  respect  pour  Tautorité,  il  s'était  fait  une  poétique , 
de  convention,  très-classique,  mais  aussi  trop  exclusive.  Non-seule* 
me&t  Quintana  aurait  souhaité  que  l'Espagne  eût  possédé  de  bonne 
iMmre  ime  législation  littéraire ,  ot  una  legislacion  literaria^  )»  et  je 
«oppose  aussi  un  législateur  du  Parnasse ,  comme  on  disait  autre- 
fins;  mais  il  aurait  encore  voulu  qu'un  centre  commun  eût  réuni 
tous  les  beaux  esprits,  et  il  exprime  le  regret  que  la  littérature  ei^MK 
gaoie  n'ait  pas  trouvé  asite  et  protection  dans  une  cour  telle  que 
criles  d'Auguste,  de  Léon  X,  des  ducs  de  Ferrare  et  de  Louis  XIV 
(il  ne  parle  point  du  siècle  de  Périclès). 

Autre  reproche.  Quintana  trouve  mauvais  que  les  illustres  poètes 
dont  il  fait  la  critique  ne  se  soient  pas  entièrement  consacrés  à  la 
{M)ésie ,  qu'ils  n'en  aient  point  fait  leur  occupation  unique  et  cons* 
tttite.  Le  reproche  me  parait  singulier,  et  j'avoue  que  je  ne  oom« 
prends  pas  l'obligation  ou  la  nécessité  où  seraient  les  poètes  de  ne 
iaire  que  de  la  poésie;  car  enfin,  le  génie  poétique  peut  très-bien 
s'accorder  avec  d'autres  aptitudes;  Fray  Luis  de  Léon  est  Ivo* 
même  un  exemple  de  la  possibilité  de  cet  accord,  et  ce  n'est  pas  sans 
taison  que  Lope  de  Yéga  a  dit  de  lui  que  sa  prose  et  ses  vers  recom- 
mandaient également  son  nom  à  la  gloire  : 

«  Tu  prosa  y  yerso  iguales 
Conserraran  la  gloria  de  tu  nombre.  » 

fl  ne  considérait  point  la  poésie  comme  une  profession,  il  n'en  faî* 
sait  point  métier;  mais  il  était  poëte  à  ses  heures,  il  l'était  sans  osten» 
tation  et  sans  vanité,  et  c'est  à  cause  de  cela  qu'il  s'est  élevé  au  pre- 
mier rang.  Sans  doute  il  est  regrettable  qu'il  n'ait  pas  pris  soin  dte 
publier  lui-même  ses  œuvres  poétiques  ;  elles  n'eussent  assurément 
rien  perdu  à  être  imprimées  de  son  vivant  ;  réflexion  qui  s'applique 
également  à  celles  de  Garcilaso,  du  bachelier  Francisco  de  la  Terre, 
de  Herrera,  des  deux  frères  Argensola,  de  Quevedo  et  autres  noms 
illustres  qui  n'étaient  pas  trop  pressés  de  passer  à  la  postérité.  Mais 


120  FRAT  LCIS  DE  LÉON. 

oetfe  coDcettidD  est  h  leofe  qoe  Foo  poisK  Eure  à  Qiriiituia.  Enoove 
esl-il  oooTenaUe  de  remaïquer  que  àa  temps  de  Fray  Lois  de  Léon 
on  croyait  attei  généralement  que  la  poésie  était  nne  oocopution 
pea  compatible  avec  Télat  religieux  ;  et  quoique  ce  préjogé  n'ait  pas 
empèdié  la  poésie  de  pénétrer  dans  les  d<dtres  et  d*y  ébe  caltivée 
aTec  suooes  par  des  e^MÎts  livrés  à  la  contemplation  et  aux  rignenrs 
de  rascétisme,  il  ne  faat  pas  s'étooner  pour  cela  qu'un  homme  dont 
le  mérite  et  les  Tertns  ataient  soulevé  tant  de  haines  et  provoqué  la 
persécution,  il  ne  faut  pas  s^étooner,  dis-je,  qu'uu  homme  grave, 
revêtu  des  fondious  du  saceij6&jfe  et  de  l'enseignement,  ait  hésité  à 
braver  le  préjugé  et  à  aller  contre  l'opinion  du  grand  nombre.  Asses 
de  bruit  s'était  lait  autour  de  son  nom  pour  qu'il  ne  voulût  pas 
attirer  encore  une  fois  sur  lui  l'attention  du  public»  ni  fournir  im 
nouveau  prétexte  à  la  malvdllance.  La  prudence  lui  commandait  ce 
sacrifice,  et  je  ne  pense  pas  que  son  amour-propre  d'auteur  en  ait 
beaucoup  souffert,  quoiqu'il  eût  naturellement  de  la  p^ate  à  la  poé- 
sie, son  étoile  lui  ayant  donné,  comme  il  dit,  cette  inclination  «  par 
tncUnacian  de  mi  estrella.9  Du  reste,  il  était  bien  éloigné  de  profes- 
ser pour  les  vers  en  langue  vulgaire  le  dédain  que  Cervantes  repro- 
che à  ses  contemporains.  Dans  ce  temps-là  les  écrivains  humanktes, 
ceux  qui  avaient  fréquenté  les  universités ,  tenaient  en  petite  estime 
les  poètes  romancistes  (romancistas),  c*est-à-dire  ceux  qui,  écrivant 
en  leur  langue,  ne  savaient  ni  grec  ni  latin.  Cervantes  lui-même, 
malgré  son  grand  talent,  était  consida^  par  les  clercs  comme  un 
génie  laïque,  «  ingerdo  lego.  »  Fray  Luis  de  Léon  n'avait  point 
cette  prévention  d'esprit ,  et  il  s'en  exprime  très-franchement  dans 
la  lettre  qu'il  écrivit  à  don  Pedro  Portocarrero  en  lui  envoyant  le 
recueil  manuscrit  de  ses  œuvres  poétiques.  Il  y  parle  en  poète  qui 
connaît  sa  vocation  irrésistible,  qui  aime  son  art  et  le  cultive  avec 
amour;  mais  il  y  parle  aussi  en  homme  instruit  par  l'expérience  des 
dispositions  hostiles  des  critiques  dont  il  connaissait  a  les  jugements 
précipités,  le  goût  très-médiocre  pour  toute  œuvre  de  valeur  réelle 
ou  marquée  de  l'empreinte  du  génie,  »  et  qui  n'ignorait  pas  non  plus 
«  les  ruses  infinies,  les  sourdes  menées  de  Tambition,  de  l'intrigue, 
de  Fenvie,  de  l'intérêt  personnel  et  de  l'ignorance  présomptueuse, 
mauvaises  herbes  qui  naissent  ensemble,  qui  poussent  et  croissent 
ensemble,  et  qui  de  ce  temp&-ci,  dit-il,  prospèrent  et  envahissent 
tout.  Et  c'est  à  cause  de  cela,  poursuit-il,  que  je  considérais  comme 
une  vaine  sottise  de  me  donner  de  la  peine  pour  être  finalement  en 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  121 

bcitte  aux  traits  de  mille  critiques  extrayagantes,  et  donner  occasion 
de  parler  à  ceux  qui  en  f<mt  métier.  D'ailleurs,  je  suis  ainsi  fait,  que 
j'aime  par-dessus  toutes  choses  la  retraite  et  Tobscurité,  et  je  règle 
ma  Tie  là-dessus;  si  bien  qu'après  tant  d'années  de  séjour  dans  ce 
pays,  le  nombre  de  mes  connaissances  est  si  restreint,  que  vous 
sa^ez  bien  qu'cm  les  peut  compter  sur  les  doigts.  Et  c'est  pourquoi 
je  n^ai  jamais  attaché  grande  importance  à  ces  compositions,  qui  ne 
m'ont  pris  d'autre  temps  que  celui  que  je  prenais  pour  me  distraire 
d'autres  travaux  ;  de  sorte  que  je  n'y  ai  mis  que  le  soin  que  méritait 
ce  qui,  une  fois  produit,  n'était  point  destiné  à  voir  le  jour.  »  Il 
raconte  ensuite  que  ces  petites  pièces,  qui  lui  ont  pour  ainsi  dire 
échappé  des  mains,  coururent  longtemps  à  l'aventure  et  comme  à  Ta- 
bandon,  et  qu'on  finit  par  les  attribuer  à  quelqu'un  dont  il  parle  en 
termes  couverts,  à  la  vérité,  mais  comme  d'une  personne  de  grande 
autorité  et  avec  laquelle  il  aurait  eu  des  relations  intimes  :  double 
circonstance  qui  permet  de  supposer^  sans  trop  d'invraisemblance, 
qu*il  s'agit  dans  ce  passage  d'Arias  Montano,  d'autant  qu'il  ajoute 
que  s'il  tait  le  nom,  c'est  de  peur  d'offenser  cette  personne,  laquelle 
aurait  eu  aussi  beaucoup  à  souffrir  de  la  malignité  et  de  l'envie  des 
honmies,  jusqu'à  ce  qu'enfin  son  innocence  fut  plus  forte  que  la 
calomnie.  Tant  qu'il  put  le  faire  sans  inconvénient,  cet  ami  consen- 
tit à  passer  pour  l'auteur  de  ces  poésies;  mais  il  vint  un  jour  où, 
forcé  de  renoncer  à  cette  adoption  de  complaisance,  il  supplia  le  père 
légitime  de  reconnaître  ses  enfants.  «  Et  c'est  ainsi  que  j'ai  fait,  ou, 
pour  mieux  dire,  que  je  fais  maintenant,  poursuit  Fray  Luis  de 
Léon.  J'ai  donc  recueilli  cet  enfant  perdu ,  et,  après  l'avoir  détourné 
de  la  mauvaise  compagnie  qui  s'était  jointe  à  lui  de  tous  côtés,  et 
corrigé  de  bien  grands  défauts  qu'il  avait  gagnés  dans  sa  vie  vaga* 
bonde,  je  le  reçois  dans  ma  maison  et  le  reconnais  pour  mien  ;  et 
pour  qu'il  n'ait  point  sujet  de  se  plaindre  de  moi  qui  l'ai  arraché  à 
l'asile  où  il  se  croyait  en  sûreté,  je  l'envoie  à  Votre  Grâce,  à  qui  il 
appartient  désormais  comme  moi-même;  et  je  m'assure  qu'à  cet 
échange  il  ne  trouvera  point  à  redire  et  s'estimera  bien  heureux,  lo 
Toutes  les  particularités  contenues  dans  cette  lettre  sont  précieuses  ; 
la  fin  surtout  offre  un  très^rand  intérêt,  à  cause  qu'elle  peut  être 
considérée  comme  une  préface,  où  l'auteur  a  résumé  très- briève- 
ment, mais  avec  beaucoup  de  netteté,  l'eusemble  des  pièces  dont  se 
compose  son  recueil  et  les  divers  caractères  de  ces  pièces.  En  voici  la 
traduction  :  «  Ce  Uvre  est  en  trois  parties.  Dans  la  première,  se  trou- 


122  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

Tent  les  oompoeitiom  originales;  dans  les  deux  autres,  les  trader 
tkms  que  j'ai  faites  tant  d'auteurs  sacrés  que  profanes.  La  seoondte 
partie  est  consacrée  à  ce  qui  est  profane,  et  la  troisième  à  ce  qui  est 
cacré,  sayoir  quelques  psaumes  et  des  chapitres  de  i€b.  De  ce  que 
j'ai  composé  moi-même,  chacun  jugera  à  sa  fantaisie;  quant  awc 
traductions,  que  celui  qui  TOudra  être  juge  sache  d'abord  par  expé- 
rience ce  que  c'est  que  de  faire  passer  des  poésies  élégantes  d'nae 
langue  étrangère  dans  la  sienne  sans  altérer  la  pensée,  soit  en  ajou- 
tant, soit  en  retranchant,  et  tout  en  conserrant  autant  qu'il  est  pos^ 
rible  les  formes  de  l'original  et  leur  grfice  primitive,  de  telle  sorte 
qu'elles  s'expriment  en  castillan,  non  comme  des  étrangères  fraîche-* 
ment  débarquées,  mais  comme  des  indigènes.  Je  ne  prétends  pas  y 
avoir  réussi,  ce  serait  trop  de  présomption  ;  mais  je  ne  cadie  pas  que 
j^y  ai  tâché  de  mon  mieux.  Qu'on  dise  que  je  n'œ  suis  pas  Tenu  à 
bout,  je  le  toux  bien,  mais  que  l'on  s'y  essaye  auparavant,  et  il  se 
pourra  faire  qu'on  accorde  quelque  estime  à  mon  labeur,  auquel  je 
me  suis  livré  uniquement  à  dessein  de  montrer  que  notre  langue  est 
capable  de  bien  recevoir  tout  ce  qu'on  lui  recommande^  et  qu'elle 
n'est  ni  rebelle  ni  pauvre ,  au  dire  de  quelques-^ms ,  mais  maliéabk 
comme  la  cire  et  nullement  avare  qimnd  on  la  sait  manier.  Du  reste, 
il  en  sera  ce  qu'il  pourra,  car  j'en  ai  peu  de  souci,  et  mon  seul  désir 
est  de  plaire  à  Votre  Grâce,  à  qui  je  veux  continuer  à  rendre  serrioe, 
et  que  ceux  qui  ne  me  connaissent  point  par  mon  nom  me  coi>- 
naissent  du  moins  par  là,  car  c'est  en  cela  seul  que  je  m'estime 
quelque  peu  et  que  je  puis  valoir  quelque  chose.  j> 

Des  trois  parties  qui  composent  ce  recueil,  la  première  mérite  une 
étude  attentive.  Quant  aux  deux  autres,  qui  renfenrtent  les  traduclioQS 
des  poètes  classiques  de  l'antiquité  profane  et  quelques  chants  des 
livres  sacrés,  il  suffira  d'une  simple  appréciation.  Je  commence  en 
conséquence  par  les  poésies  originales  :  dans  l'excellente  édition  de 
Valence  (178S),  faite  ayec  tant  de  soin  par  le  savant  don  Gregorio 
Mayans  y  lascar,  elles  ne  tiennent  pas  plus  de  soixante  -  quatocae 
pages  d'une  impression  belle  et  correcte.  La  traduction  de  quelques- 
unes  de  ces  poésies  vaudra  bien  mieux,  à  coup  sûr,  que  tout  ce 
que  j'en  pourrais  dire ,  et  c'est  pourquoi  je  me  risque  à  la  tenter. 

L'éloge  de  la  solitude  et  des  avantages  qu'elle  procure,  tel  est  le 
eujet  de  la  première  ode  : 

«  Qu'elle  est  douce  la  vie  de  eeluî  qui,  fuyant  le  bruit  de  la  foule^  mardie 


FRAY  LUIS  D£  LÉON.  123 

dans  k  sentier  détourDé  ifa'otA  parcouru  les  quelques  sages  de  ce  monde. 
«  Son  cœur  n'est  point  troublé  de  la  condition  des  puissants  orgueilleux; 
il  n'adniire  point  les  lambris  dorés^  ouvrage  du  More  industrieux,  soutenus  par 
le  jaspe. 

m  II  D'est  point  en  pcâne  si  la  renommée  célèbre  son  nom  de  sa  Toix  bmyante  ; 
il  n'eat  point  en  peine  si  la  langue  menteoae  exalte  ee  que  eondaouie  la  Térité 
aineère. 

«  Que  fait  à  mon  contentement  que  l'on  me  montre  au  doigt^  s'il  faut  que 
je  coure  après  cette  yaine  faveur^  hors  d'haleine,  avec  de  cuisants  soucis  et  des 
inquiétudes  mortelles  ?  ^^^ 

m  0  montagne,  ô  source»  6  fleuve,  ft  retraite  pleine  de  mystère  et  de  délices, 
ma  barque  est  près  d'être  brisée,  et  dans  votre  calme  bienfaisant  je  me  réfugie 
loin  de  cette  mer  de  tempêtes. 

«  Je  veux  un  sommeil  non  interrompu,  un  jour  pur,  joyeux  et  libre.  Non,  je 
ne  veux  point  subir  le  regard  superbe  et  dédaigneux  de  l'homme  vain  de  sa 
naissance  ou  de  son  argent. 

«  Que  les  oiseaux  me  réveillent  avec  leur  doux  chant  non  appris,  et  non  les 
graTes  préoccupations  qui  n'abandonnent  jamais  celui  dont  la  volonté  dépend 
d'un  autre. 

«  Je  veux  vivre  avec  moi-même,  je  Teux  jouir  du  bien  que  je  tiens  du  del, 
seul,  sans  témoins,  libre  d'amour,  d'envie,  de  haine,  d'espoir  et  de  crainte. 

«  Au  penchant  de  la  montagne,  j'ai  de  ma  main  planté  un  verger,  que  le 
printemps  a  couronné  de  belles  fleurs,  gage  assuré  des  fruits  qui  naîtront. 

a  Jalouse  de  Toir  et  d'accroître  sa  beauté,  des  sonmiets  arrondis  se  précipite 
à  la  hâte  et  arrive  en  courant  une  onde  pure. 

«  Et  bientôt  ralentissant  ses  pas  elle  circule  au  pied  des  arbres,  et  doucement 
sur  son  passage  elle  revêt  Je  sol  de  verdure  et  le  parsème  de  fleurs  variées, 
i  «  L'air  se  joue  dans  le  jardin,  répandant  mille  senteurs,  et  agitant  les  arbres 
avec  un  bruit  si  doux  qu'on  en  oublie  et  Tor  et  le  sceptre. 

«  Qu'ils  gardent  leurs  trésors  ceux  qui  s'aventurent  sur  une  barque  perfide. 
Je  n*ai  point  à  contempler  les  pleurs  de  ceux  qui  désespèrent,  quand  luttent 
ensemble  le  vent  du  nord  et  l'autan. 

a  L'antenne  battue  crie,  le  jour  lumineux  se  change  en  nuit  noûre,  au  ciel 
s'élèvent  des  cris  confus,  et  chacun  à  Tenvi  enrichit  la  mer. 

«  Poar  moi,  une  table  bien  frugale  me  suffit,  où  l'aimable  paix  règne  en 
àbovàuice;  à  ceux4à  la  vaisselle  fabriquée  avec  l'or  fin  qui  ne  redoutent  point 
la  mer  en  courroux. 

0  Et  tandis  que  misérablement  d'autres  sont  dévorés  de  la  soif  insatiable  du 
commandement  périlleux,  puissé-je  chanter  couché  à  l'ombre, 

«  Couché  à  l'ombre,  couronné  de  lierre  et  d'impérissable  laurier,  l'oreille  lA- 
aei^e  aux  acooids  mélodieux  de  la  lyre  savamment  touchée. 

Ce  beatus  ille  n*est  pas  celui  d*Horace;  mais  on  y  sent  quelque 
chose  de  plus  vrai,  de  plus  touchant  que  les  vœux  passagers  du  trai- 
.tant  Alfius,  et  ce  sentiment  de  la  nature  et  des  solitudes  cachées,  où, 
dans  le  aeciet  de  la  retratle  et  le  calme  de  la  orascieiiGe^  ràne 


424  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

du  sage  8*abreuT6  aux  sources  vives  et  goûte  en  paix  les  joies  pro- 
fondes. 

La  seconde  pièce  du  premier  livre  est  dédiée  à  don  Pedro  Porto- 
carrero.  C'est  encore  une  ode,  ou  mieux  un  hymne  à  la  vertu,  qui 
rappelle  sans  trop  de  désavantage  les  admirables  vers  d'Âristote  sur 
le  même  sujet  : 

«  Vertu,  fille  du  ciel,  devise  la  plus  éclatante  de  la  vie  sur  ce  sol  obscur^ 
lumière  tardivement  connue,  sentier  qui  mène  au  bien,  suivi  d'un  petit 
nombre. 

«  Cest  toi  qui  du  bûcher  enlevas  au  ciel  le  vaillant  Alcide  ;  c'est  toi  qui  dans 
la  sphère  la  plus  haute  élèves  jusqu'au  niveau  des  étoiles  le  Cid  victorieux  dans 
mille  combats. 

«  Par  toi  s'écarte  de  la  nuit  proronde  et  plus  brillante  éclate,  tel  que  le  jour 
lumineux,  le  fruit  de  Léda,  et  le  grand  capitaine  pousse  jusqu'au  ciel  la  fleur 
de  sa  gloire. 

«  Et  maintenant  sur  sa  trace  franchit  l'espace  immense,  d'un  pied  agile  et 
d'une  aile  rapide,  le  grand  Portocarrero,  mû  par  l'ambition  de  posséder  le  bien 
suprême. 

«  Loin  des  routes  vulgaires,  foulant  l'or  sous  ses  pieds,  ferme  il  aspire  au 
sommet,  et  du  chemin  pénible  qu'il  gravit,  ni  la  colère  furibonde,  ni  les  séduc- 
tions trompeuses  ne  le  détournent. 

«  Ni  plus  légère  ne  se  meut,  ni  plus  droite  ne  s'avance,  fendant  l'air  sans 
dévier,  ou  la  flèche  du  Thrace,  ou  la  boule  tudesque  tout  en  feu. 

«  Sur  une  race  inculte  et  sauvage  sa  main  puissante  étend  l'égalité  des  mœurs, 
et  où  le  ciel  est  noir  il  fait  briller  une  lumière  capable  d'éclairer  de  plus  hautes 
cimes. 

«  Heureux  ceux  que  désaltère  le  M ino,  ceux  qu'entoure  la  mer  en  monstres 
féconde,  depuis  la  fidèle  montagne  jusqu'où  la  terre  manque,  et  ceux  que 
dédaigne  la  crête  sourdileuse  de  Ume.  » 

Dans  cette  explosion  d'enthousiasme  lyrique,  il  y  a  plus  que  les 
combinaisons  savantes  et  Tart  étudié  d*lIorace  :  Ton  ressent  le 
souffle  puissant  de  Pindare,  et  l'on  entend  comme  un  écho  non 
affaibli  de  l'hymne  original  qui  a  servi  de  modèle. 

L'ode  suivante,  dédiée  à  Francisco  de  Salinas,  commence  d'un  ton 
plus  calme,  et  le  poëte  débute  par  les  plus  doux  accents  de  sa  lyre; 
mais  insensiblement  l'harmonie  l'enivre,  et  les  séductions  de  la 
musique  terrestre  l'emportent  sur  les  ailes  de  l'espérance  au  séjour 
où  le  bonheur  n'a  point  de  fin  : 

«  L'air  se  rassérène,  et  se  revêt  d'une  beauté  et  d'une  lumière  nouvelle,  é 
Salinas,  quand  résonne  la  musique  parfaite  qui  naît  sous  votre  docte  main. 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  1$5 

«  A  ces  diTÛiB  accents,  Tâme,  plongée  dans  Touhli,  recoutre  le  sentiment,  et 
retrou?e  le  souvenir  de  sa  noble  et  primitiTe  origine. 

«  Et  à  mesure  qu'elle  se  reconnaît,  elle  devient  meilleure,  sa  pensée  s'élève 
i  d'autres  destinées  :  elle  méconnaît  l'or  qu'adore  la  vile  multitude,  et  la 
beauté  éphémère  et  trompeuse. 

«  Elle  franchit  tout  l'espace,  et,  ne  s'arrêtant  qu'à  la  plus  haute  sphère,  elle 
écoute  les  modulations  inconnues  d'une  musique  impérissable,  qui  est  la  source 
première  (de  l'harmonie). 

«  Et  comme  elle  est  composée  de  nombres  qui  concordent,  elle  répond  et 
renToie  des  accords  parfaits,  et  entre  les  deux  s'établit  à  l'envi  une  harmonie 
délicieuse. 

«  Alors  l'âme  se  lance  dans  un  océan  de  délices,  et  s'y  noie  de  telle  sorte, 
qu'elle  n'entend  plus,  ne  ressent  plus  rien  du  dehors. 

c  Heureux  anéantissement!  ô  mort  qui  donne  la  vie,  6  doux  oubli  !  Ah  ! 
s'il  pouvait  toujours  rester  dans  ton  repos  et  ne  revenir  jamais  à  lui  ce  sens  bas 
et  vil! 

Cest  à  ce  bien-là  que  je  vous  convie,  honneur  du  chœur  sacré  des  Muses, 
ami  plus  cher  que  tous  les  trésors;  car  tout  ce  monde  visible  n'est  que  douleur 
et  tristesse. 

c  Ah  !  qu'ils  résonnent  sans  cesse  à  mes  oreilles  vos  accents,  ô  Salinas , 
qui  réveillent  les  sens  au  bien  divin,  les  laissant  endormis  pour  tout  le  reste,  b  ; 

Ici  le  poëte  a  puisé  toute  son  inspiration  en  lui-même,  dans  la 
yiyadié  des  sensations  et  dans  la  profondeur  du  sentiment  :  de  là, 
la  grande  originalité  de  cette  méditation  religieuse  et  le  charme 
infini  de  ces  transformations  de  Tâme  sous  Tinfluence  des  mélodieux 
accords.  Il  est  douteux,  qu*au  sens  spiritualiste,  la  puissance  de  la 
musique  ait  été  jamais  exprimée  plus  heureusement  et  en  un  aussi 
magnifique  langage.  Il  y  a  là  comme  un  avant-goût  de  cette  patrie 
céleste  que  Tardente  imagination  des  mystiques  entrevoyait  dans  les 
rêves  de  Textase.  Ni  Synésius,  ni  Grégoire  de  Nazianze  n'offrent  rien 
de  comparable  à  ce  chant  des  anges  : 

Dans  une  pièce  très-courte  adressée  à  Felipe  Ruiz,  le  poëte  signale 
ainsi  les  inconvénients  de  Tavarice  : 

«  En  vain  la  voile  portugaise  fatigue  la  mer;  ni  le  golfe  Persique,  ni  les 
Mohiques  amies  ne  produisent  point  d'arbre  capable  de  rendre  la  sérénité 
à  1  ame. 

«  Ni  l'Inde  ne  donne  au  cœur  le  repos,  ni  la  précieuse  émeraude  ne  profite 
i  une  ftme  avare;  plus  elle  possède  et  plus  son  visage  se  contracte. 

c  Le  trésor  des  Perses  ôta  la  vie,  non  la  soif  au  général  romain,  et  Tantale 
entouré  d'eau  ressentit  de  plus  cruels  tourments. 

a  Plus  ardente  est  k  soif  et  plus  dur  est  le  sort  du  misérable  qui,  sans  trêve 


426  FRAY  LUIS  DE  LÉON^ 

à  ses  fatigoef ^  entane  For,  et  hardiment  pane  la  mer,  et  oToie  oovrir  ta  maio 
ayare. 

«  De  quel  prh  est  le  trésor  intact,  sll  trooMe  le  don  sommeil,  s'il  étreiiit 
plus  fort  le  nœod^  s'il  aigrit  enoore  tliumeiir^  et  laisse  le  possesseur  paiirre 
dans  sa  richesse  ?  > 

On  Toît  dès  à  présent  à  qaelles  sonroes  puisait  de  préférence  Fray 
Luis  de  Léon  :  il  entonne  rarement  le  chant  héroïque,  et  il  ne  lui  est 
arriyé  que  deux  fois  de  chanter  les  batailles;  en  général,  il  s'inspire 
de  la  morale  et  de  la  religion,  et  les  associant  parfois  toutes  les  deiix^ 
son  ode  célèbre  la  morale  religieuse,  montrant  le  bnt,  qui  «si  Tin- 
fini,  et  les  choses  passagères  et  fragiles  qu*il  faut  abandonner  pour 
Tatteindre.  Le  renoncement  et  le  sacrifice,  en  arrachant  Tâme  aux 
soins  terrestres  et  aux  préoccupations  yulgaires,  la  préparent  au 
b<mheur  qui  ne  passe  point.  Tel  est  le  thème  déyeloppé  par  le  poète 
dans  une  pièce  adressée  à  une  dame  sur  le  retour,  et  dans  laquelle  la 
Madeleine  repentante  est  un  exemple  ajouté  à  la  leçon,  comme  pour 
la  rendre  plus  eCBcace  : 

t  Élise,  déjà  la  neige  a  changé  l'éclat  de  la  belle  chevelure  qui  bravait 
les  reflets  de  for.  Hélas!  ne  favais-je  pas  dît  :  retire-loi.  Élise,  ear  le 
jour  Tole? 

•  Déjà  ceux  qui  promettaient  de  rester  à  jamais  attachés  à  ton  serrice  se 
détournent,  les  ingrats,  pour  ne  point  Toir  ce  front  ridé  et  ces  dents  dont  la 
blancheur  est  ternie. 

c  Du  temps  passé  que  te  reste-^îl,  sinon  des  regrets?  Quel  est  le  fruit  que 
to  as  recueilli  de  ton  labeur,  n  ce  n'est  deuil  et  tristesse,  et  rame  rendue 
esda¥e  du  rice  grossier  ? 

t  T'a*t-il  gardé  la  foi  le  volage  pour  lequel  ta  n*as  point  gardé  celle  que  tu 
devais  à  ton  souverain  bien;  qui  faisant  ton  malheur  fa  fait  perdre  le  cher 
trésor  de  ton  innocence? 

t  N'est-ce  pas  pour  lui  que  tu  as  brûlé  de  jalousie  ?  ITest-œ  point  pour  hn 
seul  que  ta  as  fotigoé  le  ciel  de  tes  plaintes  importones?  N'est-ee  pas  pour  lui 
que  tu  as  complètement  fait  oubli 

«  De  toi-même  ?  Et  maintenant,  riche  de  tes  dépouilles,  plus  rapide  que  l'oi- 
seau il  fuit,  et  va  portera  Lida  ses  adorations  menteuses,  tandis  que  tu  es  en 
proie  au  chagrin  dévorant. 

«  Ce  don  de  beauté,  que  tu  tenais  du  ciel,  combien  il  eât  été  mieux  de 
le  rendre  à  qui  il  appartenait,  sous  le  voile  de  sainteté  qui  l'eût  préservé  de  la 
poussière  terrestre  ! 

c  Mais  il  n'y  a  point  dlieure  tardive,  tant  le  del  nous  est  clément;  et 
tandis  que  dure  le  jour,  la  poitrine  haletante  peut  de  la  douleur  tirer  aisément 
le  repos. 

«  Madeleine,  là  belle  pécheresse^  était  perdue  sans  remède^  et  pourtant 


PRAY  LUIS  DE  LÉON.  127 

ITardeur  ferveDtd  de  son  amour  éteignit  en  un  moment  rapide  lea  flammaa 
d'an  feu  ardent^ 

«  Les  flammes  de  l'amour  coupable,  arec  un  amour  plus  vif,  et  il  lui  fut 
daaoé  d'arriver  à  l'état  qui  ne  fut  point  accordé  à  Fhôte  arrogant  et  feignant 

€  Guidée  par  Kamonr  et  le  repentir,  elle  péailrB  sons  le  toit  étranger,  et 
kardiment  se  présente  devant  des  râages  inconmis^  et  sagement  elle  oublie  ka 
r^ards  moqueurs,  et  cherche  la  vie. 

a  Et  toute  défaîte,  prosternée  aux  pieds  du  maître  divin,  ses  mains,  sa 
bonche  et  ses  yeux  faisaient  ce  qu'avait  négligé  de  faire  cette  foule  remplie  de 
eonfiance  en  elle-même. 

«  Elle  lavait  de  pleurs  abondants  celui  qui  la  lavait  de  son  mal  immonde,  et 
afec  Tor  qui  ornait  sa  tête  elle  nettoyait  ce  qui  était  net,  et  donnait  la  paix  au 
pacifique. 

«  Elle  disait  :  Ressource  nmqoe  de  la  nusère,  remède  snpréme  de  mon  salut, 
féparateur  d'un  mal  si  grand,  incline  vers  cette  boue  ta  divine  miséricorde. 

«  Hélas!  que  pourrait  t'offrir  qui  a  tout  perdu?  Ces  mains  hardies  à  foffeii* 
Mt,  ees  yen  pleins  de  vanité,  je  te  les  offire,  et  ces  lèvres  si  profanes. 

«  Que  celle  qui  s'est  donné  tant  de  peine  à  t'ofiienser  travaille  à  ton  service, 
et  que  de  mes  fautes  sorte  ma  justification;  mes  yeux  étaient  deux  mortelle 
Urarnaises;  qu'ils  deviennent  deux  sources  intarissables. 

«  Que  mes  yenx  arrosent  tes  pieds,  que  mes  cheveux  les  essuient,  et  que  ma 
bouche,  occasion  de  tant  de  maux  et  de  scandales,  les  couvre  de  baisers  sans 
fin;  ee  qui  est  ma  condamnation,  je  t'en  fais  offrande, 

«  le  te  présente  un  malade,  hélas  I  mortellement  biessé  ;  il  y  faut  un  médecin 
«eeompli  qui  donne  telles  preuves  de  son  savoir,  que  mille  sièdes  en  reten- 
tissent.» 

Quoique  la  traductioii  ait  notablement  affaibli  les  accents  de  rori- 
ginal,  non  sans  en  atténuer  les  tons  les  plus  tendres  et  la  suave  har- 
monie ,  cette  p&Ie  copie  d^un  admirable  modèle  donnera  peut-être 
encore  une  idée  de  la  beauté  sévère  d*une  création  remarquable  par 
la  perfection  de  Tart  dans  la  cono^tion  et  dans  la  forme  et  par  Tinef» 
&ble  douceur  qui  en  fait  le  charme  suprême.  Les  reproches  7  sont 
exprimés  par  des  r^rets,  et  le  contraste  de  la  faute  et  du  repentir 
met  encore  plus  en  relief  Tesprit  de  charité  évangélique  qui  relève 
la  pécheresse  jusqu'à  Tespoir  du  pardon. 

La  prophétie  du  Tage  est  si  connue,  qu'il  me  parait  inutile  de  la 
reproduire;  l'idée  principale  est  empruntée  de  l'ode  d'Horace  sur  la 
prédiction  de  Nérée  au  ravisseur  Paris.  Je  ne  cache  point  que  je 
préfère  Toeuvre  de  Fray  Luis  de  Léon  à  celle  du  poëte  latin  ;  le  sujet 

1.  Yofyeale  tableau  de  Paul  Véranëse  représentant  lésos^llirist  chea  Simon 
le  pharisien. 


138  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

est  éminemment  national,  il  est  traité  avec  feu,  et  la  forme  en  est  si 
belle,  que  Ton  sent  bien  tout  ce  que  l'auteur  aurait  pu  faire  s'il  eût 
cultivé  le  genre  héroïque.  Mais  ce  n'est  point  de  ce  côté  que  le  por- 
tait son  indination;  son  âme  sereine  se  plaisait  aux  émotions  douces. 
Et  toutefois,  dans  ces  méditations  où  domine  le  sentiment  des  choses 
spirituelles  et  l'espoir  de  l'éternité,  l'imagination  du  contemplateur 
s'élève  sans  effort  jusqu'au  sublime  et  son  esprit  pénètre  dans  les 
régions  de  la  pure  lumière,  non  pour  s'y  perdre  et  s'y  noyer,  mais 
pour  en  rapporter  le  calme  des  sens  et  la  paix  profonde  du  cœur.  Telle 
est  du  moins  l'impression  que  laisse  au  lecteur  l'ode  à  la  nuit  ;  aux 
yeux  de  quelques  critiques  elle  passe  pour  la  plus  belle  du  recueil. 

tt  Quand  je  contemple  le  ciel  orné  de  clartés  innombrables,  et  que  mes  regards 
s'abaissent  "vers  la  terre  entourée  d'obscurité,  plongée  dans  le  sommeil  et  dans 
roubli; 

«  L'amour  et  la  peine  éveillent  en  mon  cœur  une  ardente  inquiétude;  de  mes 
yeux  jaillissent  des  ruisseaux  de  larmes,  Oloarte,  et  je  m'écrie  enfin  d'une  voix 
plaintive  : 

«  Séjour  de  grandeur,  temple  de  lumière  et  de  beauté,  pourquoi  faut-iij 
hélas!  que  mon  âme,  née  pour  s'élever  à  ces  hauteurs,  soit  réduite  ici-bas  aux 
ténèbres  d'une  noire  prison? 

c  Par  quelle  erreur  mortelle  l'intelligence  fuit-elle  loin  de  la  vérité,  oubliant 
ee  divin  héritage,  à  la  poursuite  d'une  ombre  vaine,  et  d'un  bien  trompeur? 

«  L'homme  reste  livré  au  sommeil,  sans  souci  de  son  destin,  et  d'un  pas  for- 
tif  le  ciel  tourne  et  tourne  encore,  et  doucement  lui  dérobe  les  heures  de  la  vie. 

a  Ah!  réveillez-vous,  mortels!  voyez  et  soyez  attentifs  à  votre  perte;  com* 
ment  des  âmes  immortelles,  créées  pour  un  tel  bien,  pourront-elles  vivre  d'om- 
bres et  d'illusions! 

«  Ali  l  levez  les  yeux  vers  cette  céleste,  étemelle  sphère,  et  vous  tromperez 
les  caprices  de  cette  vie  séduisante,  et  toutes  ses  craintes  et  toutes  ses  espérances. 

«  Qu'est-ce^  sinon  un  point  imperceptible,  que  ce  soi  inférieur  et  grosâer, 
comparé  à  ce  magnifique  ensemble,  où  vivent  en  un  état  meilleur  ce  qui  est, 
ce  qui  sera,  ce  qui  a  été? 

^  Qui,  voyant  le  grand  concert  de  ces  étemelles  splendeurs,  leur  mouvement 
certain,  leurs  pas  divergents,  et  pourtant  réglés  en  un  parfait  accord  ; 

«  La  lune  faisant  tourner  sa  roue  argentée,  tandis  qu'à  sa  suite  marche  la 
lumière  où  plane  le  savoir  (Lucifer),  et  s'avance  après  elle  la  gracieuse  étoile 
d'amour  (Vénus),  éclatante  de  beauté  ; 

«  Et  comment  poursuit  un  autre  cliemin  Mars  furieux  et  sanglant,  et  Jupiter 
bienfaisant,  environné  de  mille  biens,  illuminant  le  ciel  de  son  rayon  aimé; 

«  Au  sommet,  le  père  Saturne  s'entoure  des  siècles  d'or,  et  derrière  lui  le 
chœur  innombrable  et  lumineux  va  répandant  et  ses  trésors  et  ses  clartés  ; 

«  Quel  est  celui  qui^  devant  ce  spectacle,  prise  encore  ce  bas  monde,  et  ne 
gémit  point  et  ne  soupire  et  ne  rompt  l'enveloppe  de  l'ime  qui  l'attache  et  la 
retient  loin  de  ces  biens? 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  i29 

«  Là  est  le  contentement;  là  règne  la  paix;  là,  placé  sur  un  siège  précieux, 
réside  sur  les  hauteurs  l'amour  sacré,  environné  de  gloire  et  de  délices. 

«  Immense  beauté ,  ici  elle  éclate  tout  entière ,  et  lumière  resplendissante , 
elle  rayonne  d'une  clarté  qui  n'a  point  de  nuit»  et  le  printemps  fleurit  ici  étemel. 

V  O  champs  véritables!  0  prairies  vraiment  fraîches  et  plaisantes!  Mines 
inépuisables!  Retraites  délicieuses!  Vallées  profondes  et  secrètes,  et  remplies 
de  mille  biens!  d 

Cette  ode,  admirable  dans  roriginal,  est  encore  un  hymne;  ni 
Finspiration,  ni  les  réminiscences  ne  rappellent  en  rien  la  poésie 
profane;  c'est  un  acte  de  foi  et  un  chant  d'amour,  mais  d'amour 
sacré,  a  amor  sagrado^  ï>  et  Taccent  vrai  d'une  âme  religieuse.  Les 
hymnes  de  Synésius,  où  se  font  également  sentir  l'influence  de  Pla- 
ton et  celle  de  l'Évangile ,  n'ont  ni  la  même  grandeur,  ni  la  même 
pureté.  La  prose  harmonieuse  de  Fénelon  serait  seule  puissante  à 
rendre  l'incomparable  perfection  de  cette  mélodie  poétique. 

Je  passe  h  une  ode  semblable  par  le  fond  à  celle  qu'on  vient  de 
lire,  afin  de  montrer  comment,  sur  le  même  sujet,  ce  grand  poète 
savait  varier  ses  accents.  Il  s'adresse  encore  à  son  ami  Felipe  Ruiz  : 

.  «  Quand  pourrai-je,  libre  de  cette  prison,  m'envoler  au  ciel,  Philippe,  et  sur 
la  roue  qui  tourne  en  fuyant  le  plus  loin  de  la  terre  contempler  enfin  la  vérité 
pure  et  sans  voile? 

«  Là,  à  côté  de  ma  vie,  transformé  en  lumière  resplendissante,  je  verrai  à  la 
fois  et  distinctement  ce  qui  est  et  ce  qui  fut,  et  le  principe  et  la  source  cachée 
de  l'être. 

«  Alors  je  verrai  comment  la  main  toute-puissante  jeta  avec  tant  d'aplomb  et 
de  solidité  les  fondements  où  de  tout  son  poids  le  lourd  élément  repose  sur 
ane  base  étemelle. 

«  Je  verrai  les  immortelles  colonnes  qui  supportent  la  terre,  et  les  limites 
dans  lesquelles  la  Providence  tient  emprisonnée  la  mer  furieuse. 

«  Pourquoi  tremble  la  terre,  pourquoi  se  courroucent  les  eaux  profondes, 
quand  l'autan  déchaîne  la  guerre,  et  pourquoi  croissent  et  décroissent  les  ondes 
de  l'Océan. 

a  D'où  coulent  les  sources;  qui  alimente  et  entretient  le  cours  perpétuel  des 
fleuves;  je  saurai  les  causes  des  hivers  glacés  et  de  la  canicule. 

«  Qui  soutient  dans  la  région  de  l'air  les  eaui  supérieures  ;  les  forges  de  la 
foudre,  et  le  lieu  où  Dieu  garde  les  trésors  de  la  neige,  et  le  point  d'où  part  le 
tonnerre. 

«  Ne  vois-tu  pas,  quand  il  arrive  que  l'atmosphère  se  trouble  en  été,  le  jour 
devient  noir,  le  vent  du  nord  souffle  en  furie,  et  jusqu'au  ciel  monte  la  pous- 
sière agitée. 

«  Et  parmi  les  nuages.  Dieu  conduit  son  char  léger  et  étincelant;  un  bruit 
horrible  se  fait  ;  le  feu  brûle  et  éclate,  la  terre  tremble,  et  la  foule  s'humilie. 

Tonc  XI.  *  41*  tÎTrtiiOO.  9 


430  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

c  Lapluie  baigne  le  toit;  des  coltiaes  descendent  le»  lorreiis,  et  le  laboureur 
épouTaalé  regarde  soû  travail  perdu  et  les  champs  iooDdés. 

<  Et  de  là«<haut  je  verrai  les  mouvements  céiesles»  qu'ib  soient  précipiléa  oa 
naturels,  et  les  causes  des  destins  et  les  signes. 

«  Je  verrai  qui  dirige  les  étoiles,  et  qui  allume  les  belles  et  brillantes  itior 
juHkB,  et  pourquoi  les  deux  ourses  sont  toujouis  en  crainte  de  se  .baigner  dans  te 
mer. 

«  Je  verrai  ce  feu  étemel,  source  de  vie  et  de  lumière,  et  son  foyer  inextin- 
guible, et  pourquoi  en  hiver  il  court  avec  tant  de  hâte,  et  qui  le  retient  durant 
les  longues  nuits. 

«  Je  verrai  'sans  mouvemenit  .dans  la  plus  haute  sphère,  le  séjour  de  la  joie  H 
du  oonteatenent,  aéjour  de  lumière  et  d'or,  où  habitent  les  bienheureuv  < 


Ici  le  souTaûr  de  la  poésie  Tirgiliemie  est  manifeste;  mais  dans  ce 
voyage  à  trayers  les  merveilles  célestes  et  les  secrets  de  la  nature  on 
entend  surtout  la  grande  toîx  des  prophètes,  et  Ton  retrouve  les  brus- 
ques transitions  et  les  images  grandioses  du  poëme  de  Job. 

Voici  maintenant  une  exhortation  à  la  sagesse,  adressée  au  licen^ 
ciado  Juan  de  Grial.  Elle  mérite  d'être  citée,  non-seulement  à  cause 
de  Texcellence  de  la  forme,  mais  encore  parce  que  la  fin  témoigne 
évidemment  que  le  poète  Ta  composée  dans  le  temps  même  de  sa 
captivité  : 

«  Déjà  les  champs  retirent  leur  beauté,  et  le  ciel  de  ses  rayons  plus  tristes 
pâlit  la  verdure,  et  feuille  à  feuille  dépouille  la  cime  des  arbres. 

«  Déjà  Phébus  incline  ses  pas  vers  la  lueur  d'Egée  ;  déjà,  plus  avare,  il 
accourcit  les  heures  du  jour;  déjà  Éole,  soufflant  au  midi,  nous  envoie  d'épais 
nuages. 

«  Déjà  Foiseau  vengeur  d'ibicus  fend  les  brouillards,  pleurant  de  sa  voix 
rauque,  et  le  col  attelé  au  joug,  les  bœufs  rompent  le  sol  ensemencé. 

c  Le  temps  nous  convie  aux  nobles  études,  et  la  renommée,  Grial,  nous 
appelle  à  gravir  la  pente  du  mont  sacré,  où  ne  pourra  atteindre  la  flamme 
dernière. 

a  Allonge  le  pas  dans  le  bon  chemin,  franchis  la  côte,  et,  seul  arrivé  au 
sommet  de  la  colline,  là  où  plus  pure  jaillit  la  source,  étanche  l'ardente  soif. 

«  JN'aie  souci  de  celui  qui,  égaré  par  l*erreur,  admire  l'or,  et  va  haletant  et 
avide  à  la  poursuite  d'un  bien  illusoire;  le  vol  rapide  du  vent  n'est  ni  plus  vite, 
ni  plus  fugitif  qu'une  telle  joie. 

«  Écris  ce  que  te  dicte  Phébus  favorable,  où  l'antiquité  est  égalée,  et  le  style 
moderne  surpassé,  et  n'espère  point,  cher  ami,  que  je  puisse  marcher  avec  toi. 

«  Saisi  et  renversé  traîtreusement  par  un  tourbillon,  du  milieu  du  chemin 
j'ai  été  précipité  au  fond  de  l'abtme,  et  la  lyre-chérie  a  été  brisée  avec  mes  ailes.  » 

Ce  chant  est  triste  comme  une  élégie  :  le  suivant,  d'un  ton  plus 
ferma,  révèle  une  gcande  jEnree  d*âme«  non  sans  laisser  deviner  Tin- 


FRAV  LUIS  DB  LÉON.  131 

dignatioD  œnteQue  qa\  édate  à  la  fia  ;  mais  Tainerliiine  du  reproche 
est  tempérée  aussitôt  par  un  mot  de  pardon  et  un  cri  d'espérance.  En 
racoBtant  ses  souffrances  et  les  menaces  de  ses  persécuteurs ,  le  captif 
s^adresse  encore  à  Felipe  Ruiz,  son  ami  fidèle  : 

«  Quel  prix  a  tout  ce  que  le  soleil  brillant  voit  dans  sa  oourae,  4u  pc^t.  où 
il  émei^e  à  ceWi  où  il  se  cache  ^  et  ce  que  possède  rbabilant  de  Tlnde^  et  œ 
que  produit  TOrient  radieux,  et  tout  ce  que  convoite  la  vile  multitude? 

«  Celui-ci,  tout  préoccupé  d'assurer  à  son  héritier  le  repos  dans  les  rii^esses, 
▼it  durement  dans  l^îndigenoe^  et  ménager  de  son  argent,  il  se  montre  sévère 
el  cruel  à  soi-même. 

m  Cet  autre,  qui  a  soif  du  commandement,  avide,  sert  en  aveugle,  et,  pour 
OMMiter  plus  haut,  il  descend  jusqu'à  la  basse  supplique,  et  va  livraïKt  sa  liberté. 
«  Tel^  laisse  prendre  à  l'éclat  d'un  vif  regard  et  aux  reflets  d'une  cheve- 
lure d'or^  et  au  prix  de  mille  peines  il  achète  une  heure,  un  instant  de  ce 
bapbeur  qu'on  pleure  sans  lin, 

.«  Heureux  celui  qui  se  connaît,  Philippe;  il  ne  demande  qu'à  soi-même 
la  ioie  véritable  de  la  vie,  et  considère  comme  chose  étrangère  tout  ce  qui  n'est 
pas  renfermé  en  son  propre  sein. 

«  Si  le  jour  brille,  si  Éole  trouble  son  domaine,  son  visage  n'est  point  altéré 
par  la  colère,  et  le  mont  sourcilleux  tombe  ^ur  lui  sans  le  léser. 

a  De  même  que  l'yeuse,  aux  mille  nouds,  mutilée  sur  un  rocher  sauvage 
par  la  coignée  tranchante,  repousse  et  reverdit  plus  vigoureuse  en  dépit  des 
blessures  du  fer; 

«  On  voudra  l'abattre,  et  il  se  relève  plus  grand,  et  si  la  lutte  se  prolon^, 
il  fleurit,  et  plus  ferme  sur  sa  base  il  fait  rouler  pfur  terre  celai  qui  se  lenait 
pour  vainqueur. 

a  A  l'abri  de  tous  les  caprices  du  sort,  il  est  calme  et  sans  épouvante  en  p^ 
sence  du  tyran  furieux,  armé  de  fer  et  de  feu  et  de  l'instrume^  du  supplice. 

a  Allume,  dit-il,  la  flamme,  aiguise  le  fer  cruel,  brise  et  viens,  et  si  tu  me 
Irouves,  saisis-moi,  et  donne  à  ta  faim  enragée  sa  pâture,  et  l'assouvis. 

«  Qu'attends- tu?  Ne  vois-tu  point  cette  poitrine  nue,  faible,  découverte?  Àh! 
il  ne  tient  point  dans  ta  main  trop  petite  le  cœur  qui  sait  avec  sa  def  fermer 
le  ciel  et  la  terre. 

«  Plonge  plus  avant,  enfonce,  retourne  les  entrailles,  et  jusqu'au  centre, 
pousse  ton  poignard;  en  vain  tu  t'efforces;  jamais  ta  main  trop  courte  ne  m'at- 
teindra. 

«  Rrûlaot  de  me  sai»r,  iu  as  rompu  ma  chaîne,  et,  grâce  à  tes  efforts,  je 
suis  monté  jusqu'à  la  consoldlion  suprême,  et,  libre  enfin,  je  prends  mon  vol, 
et  fendant  l'air,  je  foule  le  ciel.  » 

Il  serait  puéril  de  rechercher,  dans  ce  cri  de  douleur  et  dans  ce  cri 
de  triomphe,  des  réminiscences  d*Uoracc  et  des  souvenirs  de  la  phi- 
losophie stoïcienne.  Ce  chant  est  d'un  martyr  qui  ne  redoute  point  la 
fureur  des  bourreaux,  et  onlrcvoit  la  couronne  après  la  ^rture;  c*est 


132  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

donc  un  chant  d*espérance  et  un  encouragement  à  la  mort.  Il  est  pro- 
bable, et  presque  certain,  que  cette  ode  magnifique  fut  composée  dans 
les  derniers  temps  de  la  captivité ,  au  moment  où  la  majorité  des 
juges  inquisiteurs  avait  décidé  que  Fray  Luis  de  Léon  souffrirait  le 
tourment.  Le  poète  sentait  qu'il  ne  résisterait  point  à  la  violence  d^un 
supplice  barbare,  et,  plein  d*espoir,  il  entonnait  le  cantique  de  la 
délivrance.  C'était  la  foi  qui  le  consolait,  qui  le  soutenait,  qui  lui 
inspirait  la  conviction  que  la  mort  n'était  qu'un  passage  pour  arriver 
à  la  gloire,  c'est-à-dire  à  la  vie  céleste,  ou  au  séjour  de  bonheur  qu'il 
a  célébré  en  ces  termes  : 

«  Bienfaisante  région  de  lumière,  prairie  bienheureuse,  que  ne  flétrit  point 
le  souffle  glacé  ni  le  rayon  ardent,  sol  fertile,  où  germe  la  consolation  éternelle, 

«  La  tête  couronnée  de  pourpre  et  de  neige  fleurie,  sans  fronde,  sans  hou- 
lette, le  bon  pasteur  mène  devant  lui  dans  tes  doux  piturages  son  troupeau 
bien-aimé. 

«  Il  marche,  et  les  brebis  le  suivent  heureuses  aux  champs,  où  il  leur  offre 
en  pâture  des  roses  immortelles,  des  fleurs  toujours  naissantes,  et  qui  repous- 
sent d'autant  plus  qu'on  les  cueille. 

«  Et  tantôt  il  les  guide  au  loin  vers  la  montagne  du  bien  suprême;  tantôt  il 
les  plonge  dans  le  courant  de  la  joie  constante;  il  les  rassasie  d'abondance; 
pasteur  lui-même,  et  à  la  fois  pâture,  et  sort  bienheureux. 

«  Et  lorsque  arrivé  au  point  culminant  de  sa  course,  le  soleil  monte,  lui,  repo- 
sant entouré  de  son  troupeau,  il  charme  l'oreille  par  d'agréables  concerts. 

«  Il  touche  le  rebec  sonore,  et  l'immortelle  mélodie  passe  doucement  dans 
l'âme,  et  l'âme,  méprisant  l'or  vil,  brûle  d'une  sainte  ardeur,  et  transportée, 
s'élance  dans  la  plénitude  du  bien. 

«  Ah!  si  de  cçs  accents  et  de  cette  voix  un  écho  descendait  en  mon  âme,  la 
transportait  hors  d'elle-même  et  la  transformait  toute  en  toi,  ô  amour! 

«  Elle  saurait  alors  où  tu  reposes,  tendre  époux,  et  délivrée  des  liens  de 
cette  prison  où  elle  souffre,  elle  irait  rejoindre  le  troupeau,  et  près  de  toi  arrê- 
terait sa  course  vagabonde.  » 

Une  ode  fort  belle,  et  conçue  dans  le  même  esprit,  c^est  encore 
celle  où  le  poète  a  chanté  l'Ascension  et  les  regrets  des  apôtres,  qui, 
du  regard,  suivent  leur  divin  Maître  s'envolant  vers  la  céleste  patrie. 
Ce  morceau  de  grande  et  sublime  poésie  a  été  traduit  par  un  habile 
écrivain  avec  beaucoup  de  fidélité  et  d'élégance  ^  Je  ne  veux  point 
recommencer  cette  traduction.  La  pièce  suivante,  adressée  à  don 
Pedro  Portocarrero,  rappelle  les  persécutions  qu'eut  à  souflTrir  le  poète  : 

1.  Voyez  dans  le  volume  de  M.  Ed.  Laboulayc,  De  la  Liberté  religieuse, 
Tétude  sur  Fray  Luys  de  Léon. 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  133 

-  «  La  méchanceté  n'est  pas  toujours  puissante,  Portocarrero,  et  Tenvie  veni- 
mease  ne  réussit  pas  toujours,  et  la  force  sans  loi,  qui  fièrement  se  dresse, 
eourbe  à  la  fin  son  front;  car  celui  qui  contre  le  ciel  se  lève,  retombe  d'autant 
plus  bas  qu'il  s'est  plus  élevé. 

'  «L  Témoins  irrécusables  les  fils  audacieux  de  la  terre  :  après  avoir  entassé 
moDlagne  sur  montagne,  ils  montaient,  lorsque,  précipités  au  fond  de  l'abîme, 
ils  roulent,  et  sans  espoir  ils  gémissent  sous  le  poids  qui  les  écrase. 

«  Le  froid  brouillard  a  beau  offenser  le  rayon  naissant,  et  contre  l'éclat  du 
jour  étendre  ses  noires  ailes;  vaine  est  l'odieuse  entreprise;  à  la  fin,  il  disparaît 
tandis  qu'au  ciel  resplendit  la  pure  lumière  du  soleil. 

«  Jamais  n'a  pu  être  vaincue  et  jamais  ne  le  sera  la  simplicité,  ni  la  vie  inno- 
cente, ni  la  foi  sans  erreur,  ni  la  pureté,  quand  même  la  férocité  du  tigre  et  le 
venin  du  basilic  menaceraient  de  toutes  parts. 

«  En  vain  contre  le  juste  se  conjurent  la  baine,  et  la  puissance  et  la  fausseté, 
épuisant  dans  leur  fureur  toutes  les  ruses,  toutes  les  ressources;  jamais  elles 
ne  lui  nuiront,  et  comme  l'or  fin,  le  creuset  lui  donne  un  nouveau  prix. 

«  L'âme  forte,  armée  de  vérité,  émousse  et  affaiblit  les  traits  acérés  et  les 
pointes  aiguës  du  diamant,  et  déployant  les  forces  en  réserve,  elle  s'élève,  et 
d'uu  pied  victorieux  foule  la  troupe  ennemie. 

«  Et  de  ses  cent  voix  la  Renommée  proclame  la  défaite  du  reptile  et  du  tigre 
féroce,  vaincus  et  condamnés  à  des  souffrances  sans  fin,  et  la  victoire  d'un  vol 
léger  couronne  le  vainqueur  de  gloire  et  de  joie.  » 

On  Toit  comment  le  prisonnier  cherchait  à  relever  son  courage 
dans  ce  chant  consacré  à  célébrer  le  triomphe  de  la  justice.  Le  témoi- 
gnage de  sa  conscience  était  assez  fort  pour  le  soutenir,  et  son  inno- 
cence lui  donnait  l'espoir  de  voir  la  calomnie  confondue  et  la  bonne 
cause  triomphante.  Mais  il  y  avait  des  jours  mauvais,  où  la  douleur 
était  amère,  et  où  la  consolation  ne  pouvait  venir  que  d'en  haut.  Alors 
le  poète  invoquait  la  mère  des  affligés ,  a  consolatrix  af/lictorum ,  » 
et  le  refuge  des  chrétiens.  11  a  composé  deux  odes  à  la  Vierge  ;  Tune 
destinée  à  chanter  ses  louanges,  l'autre  à  implorer  son  secours.  C'est 
celle-ci  que  je  veux  essayer  de  rendre  accessible  au  lecteur,  comme 
le  dernier  échantillon,  et  le  plus  parfait,  à  mon  sens,  du  génie  poé- 
tique de  Fray  Luis  de  Léon  : 

<t  Vierge  plus  pure  que  le  soleil ,  gloire  des  mortels,  lumière  du  ciel,  dont 
la  grandeur  est  comme  la  miséricorde,  tourne  tes  yeux  vers  la  terre ,  et  regarde 
un  malheureux  en  cette  dure  prison,  environné  de  ténèbres  et  de  tristesses,  et 
s'il  n'y  a  point  au  jugement  des  hommes  de  misère  plus  grande  que  la  mienne, 
ou  égale  à  l'état  où  je  suis  pour  la  faute  d'autrui,  d*uue  main  puissante, 
romps,  6  reine  du  ciel,  cette  chaîne. 

<  Vierge  dans  le  sein  de  laquelle  la  Divinité  a  trouvé  un  digne  lieu  de  repos, 
où  la  rigueur  se  changea  en  doux  amour,  puisque  vous  avez  rendu  le  sévère 


134  FRAY  LUIS  DE  LÉON« 

iDdcdgent,  foug  poarrei  bieo  rendre  serein  an  CBeor  enrîronné  àt  OBages  ;  déoMi- 
Ytez  le  râage  dé«iré  qu'admire  le  ciel,  et  la  terre  adore»  et  les  bui^^  fuiront, 
et  le  jour  luira.  Que  ?otre  lumière,  haute  dame,  dissipe  celle  nuH  qui  m'a* 
▼eugle  et  m'attriste. 

«  Yierge  et  mère  tout  ensemble,  bienheureuse  qui  as  engendré  ton  Créateur^ 
dont  la  vie  fleurit  sur  ton  sein,  Tois  comme  ma  douleur  croit  et  devient  à 
chaque  instant  plus  poignante;  la  haine  travaille,  Tamitié  oublie;  si  en  toi  ne 
trouvent  aide  la  justice  et  la  vérité  que  tu  engendras,  où  cherdieront-elles  un 
refuge  assuré?  Et  puisque  tu  es  mère,  qu'il  te  suffise  de  voir  mon  abandon* 

«  Yierge,  vêtue  du  soleil,  couronnée  d'étemelles  clartés,  dont  les  (neds  dhrins 
foulent  la  lune,  l'envie  venimeuse,  la  perfldie  insinuante,  le  mensonge  effinuifé, 
la  haine  cruelle  et  le  pouvoir  sans  frein  ni  loi,  ensemble  me  font  la  guerre. 
Seul  contre  cette  armée  maudite,  que  puis-je,  pauvre  et  désarmé,  si  ton  non 
béni,  Marie,  ne  se  déclare  pour  moi? 

«  Yierge  par  qui  le  serpent  vaincu  pleure  sa  perte,  son  supplice  étemel  et 
ses  desseins  déjoués;  du  rivage,  la  foule  contemple  en  sûreté  ma  diute,  et  la 
violence  des  vagues  et  ma  faible  haleine,  les  uns  avec  joie,  les  autres  avec 
épouvante,  et  le  plus  pitoyable  crie  en  vain  et  fait  entendre  sa  plainte  inutile, 
et  moi,  fixant  sur  vous  mes  yeux  pleins  de  larmes,  je  fends  l'onde  ennemie. 

«  Yierge,  épouse  du  Père,  douce  mère  du  Fils,  temple  saint  de  l'immortel 
amour,  bouclier  de  l'homme,  je  ne  vois  qu'épouvante.  Si  je  regarde  autour  de 
moi,  mon  séjour  est  périlleux,  l'issue  incertaine,  hi  faveur  muette,  l'ennemi 
cruel,  la  vérité  nue,  le  mensonge  bien  pourvu  d'armes  et  de  protecteurs,  et  ce 
n'est  qu'en  me  tournant  vers  toi  que  respire  encore  ma  misérable  vie. 

«  Yierge  qui  à  la  prière  d'en  haut  répondis  oui ,  avec  autant  d'humilité 
que  de  pudeur,  et  que  les  cieux  contemplent  avec  amour,  placé  comme  une 
cible,  enchaîné  des  bras  et  aveugle  des  yeux,  je  sers  de  but  à  cent  flèches  qui 
me  cernent  et  ne  visent  qu'à  me  blesser.  Je  ressens  la  douleur,  mais  je  n'aper- 
çois point  la  main.  Je  ne  puis  ni  fuir,  ni  me  préserver.  Plaise  à  ton  souverain 
fils,  ô  mère  d'amour,  me  délivrer  à  cause  de  toi. 

«  Yierge,  étoile  bien-aimée,  guide  éclatant  sur  la  mer  tempétueuse,  dont  le 
rayon  sacré  fait  taire  le  vent;  mille  vagues  enfoncent  à  l'envi  dans  l'abtme  un 
pauvre  tronc  sans  voiles  ni  rames,  errant  à  l'aventure  sur  l'humide  élément; 
la  nuit  s'assombrit,  le  tonnerre  éclate,  et  tantôt  il  va  jusqu'au  de!,  et  tantôt 
jusqu'au  fond;  l'antenne  brisée  gémit;  oh!  viens  à  son  secours,  avant  qu'il 
heurte  contre  un  dur  récif. 

a  0  vierge  non  souillée  de  la  tache  commune  et  du  mal  originel  qui  conta- 
mine le  genre  humain,  tu  sais  bien  que,  depuis  mon  âge  le  plus  tendre,  j'ai  mis 
en  toi  mon  espoir,  et  si  la  force  maligne  qui  m'a  vaincu  a  rendu  ma  vie 
pédieresse  indigne  de  ta  divine  garde ,  ta  clémence  fera  d'autant  plus  éclater 
le  bienfait  que  la  douleur  est  plus  grande,  et  que  je  mérite  moins  ton  appui. 

a  Yierge,  l'affliction  amère  noue  ma  langue,  et  ne  permet  pœnt  que  na  voix 
exprime  tout  ce  qu'elle  voudrait,  et  cependant  écoute  l'âme  en  soufiraoce,  qui 
sans  cesse  crie  vers  toi.  » 

Après  cette  invocation  ou  ce  cri  de  détresse ,  ce  qu'il  y  a  peut-être 
de  plus  parfait  dans  le  recueil  des  poésies  originales  de  notre  poète. 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  |39 

c*est  une  ode  à  Sauit-Jtcqiies,  patron  de  [l'Espagne.  Dafi9  h  genre 
liéroique,  ce  morceau  me  paraît  un  chef^'oeurre  encore  pins  acfaeré 
qoe  la  prophétie  du  Tage  ;  mais,  au  milieu  de  tant  de  belles  choses, 
le  choix  est  bien  difficile,  et  la  préfà'ence  peut  se  donner  à  chacune 
selon  la  yariété  des  goûts.  Celui-ci  appréciera  davantage  une  médita- 
tion admirable  sur  la  connaissance  de  soinnéme;  cduf-Ià  goûtera 
mieux  une  ode  sur  la  Tanité  du  monde,  tel  préférera  une  suite  d^har^ 
inonieux  tercets  sur  une  espérance  déçue,  ou  l*hynme  religieuse 
en  rhonneur  de  tous  les  saints.  Dans  toutes  ces  pièces,  on  retrouvent 
Fesprit  supérieur,  le  coeur  généreux  et  Fâme  noble  du  grand  poète, 
avec  ce  calme  profond  et  la  sérénité  sublime  qu'on  a  pu  remarquer 
dans  les  traductions  qui  précèdent.  Deux  on  trois  fois  seiilemenf, 
rindignation,  longtemps  contenue,  se  fit  jour,  et  les  chants  lyriques 
édatèrent  en  satire  amère  :  tel  est  le  morceau  virulent  où  est  flétrie  la 
cupidité  d'un  juge  avare.  Quoique  naturellement  enclin  à  la  bienveil- 
lance et  aux  douces  affections,  Fray  Luis  de  Léon,  scandalisé  du  spec- 
tacle des  noires  infamies  dont  il  faillit  à  être  la  victime,  fut  bien  près 
de  ressentir  ces  «  haines  vigoureuses,  »  que  Thorrenr  du  mal  inspire 
à  la  vertu.  «  Vous  ferez  bien,  dit-il  en  un  endroit,  de  fermer  votre 
oreille  rebelle;  car  ma  muse  enrouée,  au  lieu  de  chanter  selon  sa  cou*- 
tume,  fait  entendre  de  tristes  plaintes,  et  la  méchanceté  et  la  tyran» 
nk  du  monde  la  portent  vers  la  satire.  Mais  que  ceux-là  m'écoutent 
qui  ont  comme  moi  de  justes  motifs  de  se  plaindre  : 

tt  Escuchen  mi  lamento 
Los  que^  quai  yo^  tuvieron  justas  queias.  > 

Mais  le  ton  véhément  de  Tinvective  étail  peu  caampatible  avec  la 
douceur  naturelle  de  cette  âme  bienveillante,  et  le  génie  du  poète  ne 
pouvait  descendre  à  la  tirade  déclamatoire  qui  exprime  des  senthnenta 
fictifs,  pas  plus  qu'il  ne  savait  se  plier  aux  mensonges  flatteurs  qiat 
les  vérificateurs  vulgaires  prodiguent  com  plaisamment  à  la  puis*- 
sance  ou  à  la  richesse,  dans  les  pièces  de  vers  dites  de  circonstance. 
U  y  en  a  quelques-unes,  en  fort  petit  nombre,  dans  la  première  par^ 
tie  du  recueil,  et  l'on  sent  bien,  en  les  lisant,  que  la  véritable  inspi»- 
ralion  ne  saurait  naître  des  petites  choses,  quoique,  pour  donner  de 
l'importance  et  quelque  éclat  à  des  événements  ordinaires^ 

Matière  infertile  et  petite^ 
Fray  Luis  de  Léon,  suivant  en  cela  l'exemple  de  Pindare,  se  jette 


136  FRAY  LUIS  DE  LEON. 

à  côté,  et  rehausse  la  pauvreté  du  sujet  par  quelque  développement 
magnifique  sur  les  grandes  vérités  morales  ou  religieuses.  Et,  mal- 
gré les  ressources  inépuisables  de  son  imagination,  et  tous  les  efforts 
de  son  talent,  ces  pièces  sont  les  plus  faibles  sans  comparaison  ;  elles 
pâlissent  à  côté  des  autres. 

Après  avoir  parlé  des  poésies  originales,  il  est  juste  de  dire  ua 
mot  des  traductions.  On  a  déjà  vu  comment  Fray  Luis  de  Léon 
concevait  les  principes  de  Tart  de  traduire.  Il  s'est  exercé  tour  à 
tour  sur  la  première  pythique  de  Pindare,  sur  plusieurs  odes  d'Ho- 
race, sur  une  élégie  de  TibuUe,  et  il  a  traduit  de  Virgile  le  premier 

;  livre  des  Géorgiques,  et  les  dix  Églogues  avec  une  élégante  fidélité,  et 
surtout  avec  une  intelligence  profonde  et  un  sentiment  parfait  du 
génie  de  chacun  de  ces  modèles^  de  leur  langue  et  de  leur  manière. 
Et  il  ne  faut  pas  croire  que  ces  études  fussent  pour  lui  de  simples 
exercices  de  style  :  amoureux  de  l'antiquité,  Fray  Luis  de  Léon  avait 

N  le  respect  des  maîtres  de  la  poésie;  il  les  adorait  sans  fanatisme,,  mais 
il  leur  rendait  un  culte  véritable,  et  il  mettait  dans  ses  efforts  à  les 
imiter  ou  les  suivre  de  près  un  zèle  infini  et  beaucoup  de  conscience. 
Il  p<»iait  le  même  soin  et  observait  la  même  fidélité  dans  Tinterpré* 
taûon  des  poètes  bibliques.  Il  s'est  particulièrement  exercé  sur  les 

'. .  Psaumes,  le  livre  de  Job  et  le  dernier  chapitre  des  Proverbes.  Le  choix 
même  de  ces  modèles  révèle  son  goût  poétique  et  les  tendances  de  son 
génie.  David  et  Job  lui  offraient  les  grandes  images  et  les  formes 
sublimes  de  la  poésie  lyrique  dans  toutes  ses  variétés,  tandis  que  les 
livres  sapientiaux  lui  révélaient  le  secret  de  donner  la  couleur  et  la  vie 
aux  conseils  de  la  raison  et  aux  préceptes  de  la  morale.  Dans  ses  imita- 
tions des  poètes  sacrés,  dont  il  possédait  la  langue,  Fray  Luis  de  Léon 
a  réussi,  aussi  bien  que  dans  ses  versions  des  poètes  de lantiquité 
classique,  et  peut-être  a-t-il  réussi  plus  heureusement,  car  son  âme 
était  vraiment  hébraïque,  et  tout  l'aidait  dans  ces  essais  de  traduction 
des  livres  saints,  ses  convictions  religieuses  et  la  nature  de  son  génie. 
  la  poésie  profane  des  anciens  il  a  emprunté  la  forme  parfaite  et  la 
savante  harmonie  ;  il  a  dérobé  à  la  poésie  sacrée  le  feu  même  de  l'in- 
spiration et  la  grandeur  des  sentiments*  L'étude  assidue  des  deux 
antiquités  dut  le  dégoûter  de  bonpe  heure  des  modèles  italiens,  alors 

:  fort  en  vogue  en  Espagne,  et  dont  on  trouve  aussi  quelques  imitations 

i  parmi  les  premières  ébauches  poétiques  de  sa  jeunesse,  c'est-à-dire 
dans  ses  œuvres  les  plus  faibles,  mais  très-remarquables  encore  par 

s^  la  pureté  du  langage  et  la  correction  irréprochable.  Parmi  ses  tra- 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  137 

ductions  des  Psaumes,  se  trouve  une  admirable  paraphrase  du  Mise-- 
rerej  qui  est  comme  un  commentaire  poétique  de  ce  cri  de  douleur. 
n  excellait  à  rendre  l'impression  amère  de  la  tristesse,  non  comme 
J.-B.  Rousseau  ou  Lefranc  de  Pompignan,  mais  avec  ce  sentiment 
et  cette  vérité  que  la  Réforme  inspira  au  seizième  siècle  à  quelques 
poètes  allemands.  Je  crois  que  Luther  est  le  seul  qui  ait  traduit  les 
chants  sacrés  avec  autant  de  force  et  de  véritable  poésie,  et  Ton  peut 
comparer,  pour  s'en  convaincre,  la  traduction  en  vers  du  psaume  De 
Profimdis  par  le  poëte  espagnol  avec  la  paraphrase  poétique  du 
grand  réformateur  : 

«  Aus  tiefer  Noth  schrei'  ich  zu  dir, 
Herr  GoU,  erboer*  mein  Rufen^  !  » 

» 

11  y  a  de  grandes  beautés  dans  les  deux  imitations  ;  mais  celle  de 
Fray  Luis  de  Léon  me  parait  l'emporter  par  l'harmonie,  par  la  sim- 
plicité, et  surtout  par  un  sentiment  plus  vif  de  la  désolation  du  Psal- 
miste.  Il  est  juste  d'ajouter  que  les  dispositions  d'esprit  où  était  l'an- 
gustin  espagnol  n'ont  pas  médiocrement  contribué  à  lui  donner 
l'intelligence  de  ces  invocations  à  la  Divinité  qu'il  répétait  dans  sa 
détresse.  Ce  qui  le  charmait  surtout  dans  les  poésies  sacrées,  c'est, 
comme  il  le  dit  en  termes  exprès  dans  le  court  avant-propos  de  sa 
troisième  partie,  la  simplicité  primitive  et  une  saveur  d'antiquité  qui 
leur  est  propre ,  et  où  il  trouvait  autant  de  douceur  que  de  majesté. 
Ces  quelques  mots  disent  assez  comment  ce  grand  poëte  concevait 
la  beauté  réelle  des  œuvres  poétiques;  il  y  cherchait  l'harmonie,  la 
grandeur  et  la  simplicité,  et  c'est  avec  ces  trois  éléments  qu'il  a  atteint 
à  son  idéal . 

Les  œuvres  poétiques  de  Fray  Luis  de  Léon  ne  virent  pas  le  jour 
de  son  vivant.  Hormis  la  paraphrase  du  Miserere  et  la  belle  Cancion 
au  Christ  sur  la  croix,  qui  parurent  d'abord  en  1618,  avec  beaucoup 
de  fautes,  puis  en  1727,  dans  une  édition  plus  correcte,  hormis  ces 
deux  pièces,  composées,  selon  toute  apparence,  postérieurement  au 
recueil  en  trois  parties  dont  on  connaît  l'histoire,  tout  le  reste 
demeura  inédit  pendant  quarante  ans  après  la  mort  du  poëte.  Ce  fut 
en  163 i  seulement  que  le  manuscrit  fut  retiré  de  la  bibliothèque  de 
don  Manuel  Sarmiento  de  Mendoza,  chanoine  magistral  de  la  cathé- 

1.  Voyez  aussi  quelques-unes  des  poésies  sacrées  de  Hilton. 


438  PRAY  LUIS  DE  LÉO?f. 

drale  de  Sérflle,  et  publié  en  un  rolume  in-16  k  l'hnprimerie  royale 
de  Madrid.  L'honneur  d'éditer  ces  OBorres  posthumes  du  grand 
maître,  comme  on  l'appelle  en  Espagne,  échut  au  célèbre  don  Fran-* 
ciseo  de  Queredo  YiUegas,  lequel  eut  aussi  la  bonne  fortune  de  faire 
connaître  la  collection  de  poésies  charmantes  qui  portent  le  nom  àa 
bachelier  Francisco  de  la  Torre,  et  dont  quelques  critiques  yeulent 
que  Tautenr  soit  Quevedo  lui-même.  Mais  cet  écrivain,  qui  arait  tant 
d'esprit  et  de  connaissances,  était  doué  d'un  goût  si  défectueux  et 
d*mi  talent  si  m^l,  qu'il  est  bien  difficile  de  croire  qu'il  eût  pu, 
même  en  le  voulant,  produire  des  œuvres,  non  pas  parfaites,  mais 
d'une  valeur  réelle.  Je  ne  sais,  en  vérité,  s'il  serait  possible  de  trou- 
ver dans  ses  compositions  originales  une  seule  pièce,  je  dis  une 
seule,  qui  soit  sans  reproche;  de  sorte  que  l'on  peut  dire  de  lui  que 
ce  qu'il  a  publié  de  mieux,  de  n'est  pas  ce  qu'il  a  fait  lui-même.  Que- 
vedo,  fin  satirique,  méritait  bien  la  qualification  que  lui  a  donnée 
Cervantes;  dans  son  Voyage  au  Parnasse^  Tauteur  de  Don  Quichotte 
dit  de  lui  qu'il  est  le  fléau  des  sots  poètes  : 

«  Es  el  flagelo  de  poetas  memov.  »  (Cap.  ir.) 

Il  est  vrai  qu'il  les  ménageait  peu,  mais  jamais  il  ne  Teur  donna  de 
leçon  plus  dure  ni  moins  efficace  que  lorsque,  joignant  les  exemples 
aux  préœptes,  il  fit  voir  aux  méchants  rimeurs  deux  véritables  poètes, 
et  montra  du  même  coup  en  quelle  décadence  était  la  poésie  de  son 
temps.  Mesurant  toute  l'importance  de  son  rôle  d'éditeur,  il  se  con- 
sidérait revêtu  d'une  véritable  mission  ;  aussi  dit-il  dans  la  dédicace, 
qu'en  rendant  publiques  ces  œuvres  d'une  forme  si  savante  et  si  par- 
faite, son  dessein  a  été  de  les  faire  servir  d'antidote  à  tant  de  sottises 
qui  s'impriment  au  grand  scandale  du  bon  sens ,  et  à  la  faveur  de  la 
paresse ,  qui  prend  dans  ces  pitoyables  modèles  le  goût  des  choses 
extravagantes,  et  d'autant  plus  nuisibles  qu'elles  sont  plus  sédui- 
santes. Il  revient  là-dessus  et  bien  plus  longuement  dans  l'espèce  de 
discours  préliminaire  adressé  au  comte-duc  don  Gaspar  de  Guzman, 
et  qui  est  une  introduction  fort  savante  aux  œuvres  poétiques  de  Fray 
Luis  de  Léon.  Il  y  a  bien  dans  ce  morceau  quelque  aOectation  de 
pédanterie.  On  sait  que  Quevedo  ne  pouvait  se  lasser  d'érudition  ; 
mais  dans  sa  critique  il  y  a  des  choses  excellentes  sur  la  poésie 
lyrique  et  une  appréciation  très-saine  du  poète;  il  y  a  aussi  un  juge- 
ment très-sévcre  sur  cette  mauvaise  école  du  culiisme,  fondée  par 


FRAY  LUIS  i)E  LÉON.  139 

Goffigora,  et  qui  ftit  représentée  en  France  par  le  célèbre  Antonio 
Pérez,  et  plus  tard  par  le  cavalier  Marino,  le  Gongora  de  l'Italie. 
Qoevedo  détestait  cette  école,  pleine  de  prétention  et  de  mauvais  goût, 
de  laquelle  il  s'est  lui-même  rapproché  trop  sourent,  surtout  dans 
ses  dernières  années.  Désespérant  d'arrêter  le  courant  de  la  corrup- 
tion littéraire,  il  ramenait  les  esprits  égarés  et  à  moitié  pervertis  à 
la  grande  poésie  du  seizième  siècle;  il  exhumait  exprès,  et  fort  à 
propos,  l'un  de  ses  représentants  les  plus  illustres  ;  mais  cet  exemple, 
qui  Talait  toutes  les  leçons,  fut  impuissant  à  ramener  dans  les  lettres 
le  bon  sens  et  le  naturel ,  et  bientôt  les  successeurs  de  Gongora ,  qui 
n'avaient  point  le  talent  du  maître,  et  qui  exagéraient  tous  ses 
défauts,  eurent  une  rhétorique  et  une  poétique  conformes  à  leurs 
principes.  Balthazar  Gracian,  dont  la  devise  était  :  a  Ne  sois  vulgaire 
en  rien,  no  vulffar  en  nada^  d  composa,  au  milieu  du  dix-septième 
siècle,  son  fameux  traité  intitulé  :  «  Agitdeza  y  arte  de  ingenio,  n 
c'est-à-dire  l'art  de  penser  et  d'écrire  avec  esprit,  ou,  pour  dire  mieux, 
un  code  de  mauvais  goût,  qui  marqua  le  dernier  degré  de  la  déca- 
dence et  le  terme  suprême  de  la  comiption.  C'est  avec  une  bien 
grande  satisfaction  que  je  me  suis  assuré  que  Fray  Luis  de  Léon  n'est 
pas  cité  une  seule  fois  dans  ce  recueil  de  préceptes  extravagants  et 
d'exemples  d'un  goût  équivoque ,  et  pourtant ,  Gracian ,  qui  avait 
beaucoup  de  lecture,  empruntait  des  citations  à  tous  les  auteurs,  vou- 
lant à  toute  force  que  les  plus  habiles  et  les  plus  renommés  ajoutas- 
sent, parleur  exemple,  plus  d'autorité  à  ses  leçons.  Peut-être  ne  fai- 
sait-il point  de  Fray  Luis  de  Léon  le  même  état  que  les  grands  esprits 
qui  l'avaient  apprécié,  avec  d'autres  principes  que  les  siens,  il  est 
vrai,  mais  aussi  avec  une  admiration  éclairée.  Cervantes,  qui  a  passé 
en  revue  presque  tous  les  poètes  ses  contemporains ,  n'a  eu  garde 
d'oublier  le  plus  parfait,  et  voici  en  quels  termes  il  lui  rend  justice  : 
«  Je  voudrais,  6  pasteurs,  donner  fin  à  mon  doux  chant,  en  vous  fai- 
sant l'éloge  d'un  génie  qui  étonne  le  monde  et  capable  de  vous  ravir 
en  extase.  En  lui,  se  résume  tout  ce  que  je  vous  ai  montré  jusqu'ici, 
et  ce  que  je  dois  tous  montrer  encore  :  c'est  Fray  Luis  de  liéon  que 
je  veux  dire  ;  c'est  lui  que  je  révère,  que  j'adore  et  que  je  suis.  » 

Un  autre  témoignage,  non  nioins  imposant,  est  celui  de  Lope  Félix 
de  Yega  Carpio.  Voici  comme  il  s'exprime  dans  son  chant  quatrième 
(silva  4)  du  Laurier  d Apollon  :  <f  Ah  !  que  tu  as  bien  connu  l'amour 
souverain,  augustin  Léon,  frère  Luis  divin!  Avec  quelle  vérité  nous 
aS'tu  donné  le  roi-^propbète  en  castillan,  dans  une  traduction  si  élé- 


140  FRAY  LUIS  DE  LÉON. 

gante!  Combien  es-tu  redevable  (ainsi  que  tu  le  marques  si  souvent 
dans  tes  propres  ouvrages)  à  la  cruelle  envie,  grâce  à  laquelle  tu 
mérites  d'immortels  lauriers.  Ta  prose  aussi  bien  que  tes  vers,  de 
valeur  égale,  conserveront  la  gloire  de  ton  nom,  et  les  noms  du  Christ 
souverain  t'en  feront  un  d'éternel,  afin  que  la  plume  enchanteresse 
de  ta  main  héroïque  fasse  frémir  au  souvenir  de  la  cause  injuste  de 
ta  persécution.  Tu  fus  la  gloire  auguste  d'Augustin;  tu  fus  l'hon- 
neur de  la  langue  castillane,  que  tu  voulus  former  et  propager  par 
tes  écrits ,  voyant  qu'elle  imite  si  bien  la  romaine,  qu'avec  la  romaine 
elle  peut  lutter  :  «  Âh!  si  ^tu  vivais  dans  ce  temps-ci,  tu  serais  un 
vaillant  lion  en  sa  défense.  »  Ce  dernier  trait,  qui  est  un  jeu  de  mots 
sur  le  nom  du  poète,  est  encore  une  allusion  à  cette  corruption  de  la 
langue  et  du  goût,  dont  l'origine  remonte  à  Gongora. 

On  voit  comment  les  contemporains  les  plus  illustres  de  Fray  Luis 
de  Léon  jugeaient  ce  grand  poète;  ces  jugements  concordent  avec  ce 
que  disent  de  lui  deux  écrivains  d'un  mérite  éminent  :  Fray  Diego 
de  Yepes  et  le  licenciado  Luis  Munoz.  Le  premier,  biographe  éloquent 
de  sainte  Thérèse,  cite  le  religieux  augustin  de  Salamanque  comme 
un  homme  bien  connu  en  Europe  par  son  grand  génie  et  sa  grande 
littérature,  et  qui  fut  de  son  vivant  la  gloire  et  la  lumière  de  l'Es- 
pagne. Le  second,  qui  a  écrit  très-€légamment  la  vie  de  Fray  Luis  de 
Grenade,  dit  sans  hyperbole  en  parlant  de  notre  poète  :  «c  Peu  l'éga- 
lèrent dans  son  siècle,  et  il  fera  l'étonnement  des  siècles  à  venir.  » 
Sa  vie  est  un  exemple,  son  talent  d'écrivain  le  met  au  rang  des  pre- 
miers prosateurs  espagnols,  et  son  génie  poétique  le  place  entre  Gar- 
cilaso  et  Herrera,  c'est-à-dire  entre  le  plus  tendre  et  le  plus  sublime 
des  poètes  du  seizième  siècle.  Quant  à  la  perfection  de  la  forme,  à  la 
pureté  constante,  à  la  correction  irréprochable  de  la  diction  poétique, 
Fray  Luis  de  Léon  est  sans  rival  et  le  premier  de  tous,  et  c'est  par  là 
qu'il  mérite  surtout  d'être  oSerl  comme  modèle.  Il  mérite  aussi  et  à 
bien  des  titres  les  honneurs  qu'on  veut  rendre  à  sa  mémoire.  Pour 
moi,  qui  l'admire  sincèrement,  et  qui  ai  trouvé  tant  de  charmes  dans 
la  lecture  de  ses  œuvres  poétiques,  je  voudrais  que  sur  le  piédestal 
qui  doit  porter  sa  statue  on  écrivit  ces  quatre  vers  de  Gtl  Polo  : 

c  Yen  veras  como  cantamos 
Tan  deleytosos  cantares. 
Que  los'mas  dures  pesares 
SuspeDdemos  y  enganamos.  » 

Je  voudrais  aussi,  puisque  l'occasion  est  propice  à  l'expression  de 


FRAY  LUIS  DE  LÉON.  Ui 

ce  Tœu,  je  voudrais  que  les  morts  illustres  qui  dorment  loin  de  la 
patrie  ne  fussent  point  oubliés.  Quand  les  restes  de  Moratin  furent 
ramenés  en  Espagne,  tous  les  amis  des  lettres  s*en  réjouirent.  Moratin 
avait  un  ami  qui  était  aussi  un  poète  illustre  :  c'est  Melendez  que  je 
veux  dire,  mort  dans  Tindigence,  dans  un  pauvre  village  de  France. 
Ses  cendres  reposent  aujourd'hui  dans  l'ancien  cimetière  catholique 
de  Montpellier,  sous  une  tombe  plus  que  modeste,  et  il  serait  temps 
que  l'Espagne  rendit  à  sa  mémoire  les  hommages  que  les  grandes 
nations  doivent  à  ceux  qui  les  ont  illustrées,  surtout  s'ils  furent  de 
leur  vivant  exilés  et  malheureux.  Comme  Fray  Luis  de  Léon,  Melen- 
dez fut  étudiant,  puis  professeur  à  l'université  de  Salamanque. 


Note  de  Védiieur.  ^  L'auteur  de  cet  essai  prépare  une  traduction  complète 
des  poésies  originales  de  Fray  Luis  de  Léon. 


o 


LE  ROI  JÉRÔME 


0 


Ce  n'était  pas  la  seule  curiosité  qui  attirait  il  y  a  quelques  jours 
une  foule  incessamment  renouvelée,  calme,  silencieuse  et  recueillie, 
autour  du  cercueil  du  roi  Jérôme;  elle  obéissait  à  un  sentiment 
plus  noble,  à  un  sentiment  à  la  fois  religieux  et  patriotique  ;  elle 
voulait  voir  une  fois  encore  les  traits  du  dernier  frère  de  TEmpe- 
reur  et  verser  Teau  bénite  sur  ses  restes  mortels.  Le  vrai  peuple 
en  France  a  le  culte  des  tombeaux,  sa  foi  est  toujours  prête  à  se  rani- 
mer pour  prier  sur  les  morts,  rois  ou  pauvres.  Cette  manifestation 
toute  spontanée  a  dû  être,  a  été,  nous  n*en  saurions  douter ,  une 
immense  et  précieuse  consolation  pour  toutes  les  douleurs  renfermées 
dans  le  palais  qu'elle  entourait  sans  en  troubler  le  recueillement. 

C'est  sous  l'impression  des  mêmes  au^iments  dont  le  peuple  de 
Paris  était  animé,  que  nous  avons  recouché  dans  l'histoire  et  re- 
cueilli dans  des  souvenirs  héréditaires  quelques  traits  de  la  vie  du  roi 
Jérôme. 


Né  en  Corse  en  1784,  Jérôme  avait  quinze  ans  de  moins  que  son 
frère  Napoléon  né  le  15  août  1769.  Lorsqu'il  vint  en  France  en 
1793,  avec  sa  famille  fuyant  son  pays  tombé  aux  mains  des  An- 
glais, son  frère  n'était  encore  que  le  capitaine  d'artillerie  Bonaparte; 
mais  le  siège  et  la  prise  de  Toulon  ne  devaient  pas  tarder  à  faire  du 
jeune  capitaine  le  général  en  chef  de  l'armée  d'Italie. 

Jérôme  entra  au  collège  de  Juilly  à  l'âge  de  neuf  ans.  Lorsqu'il 
en  sortit  après  le  18  bfumaire,  à  peine  âgé  de  quinze  ans,  le  monde 
retentissait  déjà  du  nom  de  son  frère.  Napoléon  avait  pour  Jérôme 
une  sollicitude  toute  paternelle  et  une  prédilection  qui  ne  s'est 
jamais  démentie.  Celui-ci,  de  son  côté,  avait  conçu  dès  l'enfance,  et 


{,E  BOI  JÉfiOMB.  143 

^meerva  toute  sa  ¥Îe,  ua«  dévo^eiiieiit  et  une  admicatioa  ^ans  bornas 
pour  son  gloiieux  ficèce. 

La  AéFoIutioa  avait  aiayéanti  la  marine  française.  La  braroure,  en 
jparuie,  ne  remplace  .pas  Tbabileté.  La  YolMité  et  Targeot  peuvent 
Aise  des  vaisseaux ,  mns  i2;*iHi}}rovisaDt  pas  4es  marins.  U  y  bot  de 
h  prevoyance  et  du  tempe.  Le  géoénl  ««hefxk  V^rméè  d'Egypte  m 
avait  lait  à  Âboukir  la  oraelle  é^^reuvcu  Le  géfm  de  Bonaparte  oom- 
prit  qu*tt&  membre  de  sa  famille  firantait  aider  puissamment  à 
refaire  une  marine  à  la  France,  et  profitant  des  dispositions  satu- 
leUes  de  Jérôme,  il  Tembarqna  oomme  ^fifdraot  deideuuàme  classe 
aur  r^escadre  de  Brest  aux  ordres  de  i>miral  Ixantheaume* 

Si  lardeur  du  caractère  et  Tima^aâMi]^  vive  du  jeune  Jérftnse 
trouvèrent  dans  la  vie  aventureuse  et  changeante  du  maris  un  ali- 
ment, le  c6lé  sévère  et  Fattrait  sénleux  de  ortte  noble  profeasion  rat- 
tachèrent aussi,  et  contribuèrent  à  4»ûiû*^oa  eaprit  au  contact  varié 
des  hommes  et  des  choses.  La  bcnité  de  son  cœur  se  développa  au 
milieu  de  nos  braves  marins,  et  resta  toujours  la  même  dans  la 
grandeur  comme  dans  Tinfortune. 

Le  28  thermidor  (16  août  iSOi  ),  le  premier  oon&ul  écrivait  à  son 
jeune  lière  la  lettre  suivante,  tout  entière  de  sa  main  : 

c(  J'apprends  avec  plaisir  que  vous  vous  faites  à  la  mer^  ce  n*est 
«  plus  que  là  où  il  y  a  aujourd'hui  une  grande  gloire  à  acquérir.    . 

a  i°  Montez  sur  les  mâts  ;  apprenez  à  étudier  les  différentes  parties 
a  du  vaisseau  ;  qu'à  votre  retour  de  cette  sortie,  Ton  me  rende  compte 
«  que  vous  êtes  aussi  agile  qu'un  bon  mousse. 

tt  2*  Ne  souffrez  pas  que  personne  fasse  votre  métier;  désirez  en 
a  toutes  les  occasions  de  vous  signaler.  Songez  que  la  marine  doit  être 
((  votre  métier.  J'espère  que  vous  êtes  actuellement  dans  le  cas  de  faire 
a  votre  quart  et  votre  point.  » 

Napoléon. 

Cette  lettre  curieuse,  où  se  retrouve,  sous  une  kume  originale, 
tout  un  côté  saillant  du  génie  de  Napoléon,  ne  peraaet  (nw  de  douter 
de  9(m  intention  arrêtée  de  fdacer  Jécdme  à  la  ,tète  de  la  marine 
fnmçaise. 

Aussi  le  voit-on,  dès  le  début,  imprimer  à  la  carrièrede  son  jeune 
frère  qu'il  ne  perd  pas  de  vue  un  instant,  toute  l'jictivité  que  compor- 


144  LE  ROI  JÉRÔME. 

tent  les  circonstances.  Du  yaisseau  FlncUvtsible,  l'aspirant  de 
deuxième  classe  passe  sur  le  Foudroyant  avec  la  première  classe  de 
son  grade.  Il  prend  part  comme  enseigne  de  vaisseau,  en  1802,  à 
Texpédition  de  Saint-Domingue  commandée  par  son  beau-frère,  le 
général  Leclerc.  Comme  capitaine  du  brick  PÉpervier,  il  remplit 
des  missions  difficiles  et  périlleuses  entre  la  France  et  les  Antilles, 
où  il  se  trouve  encore  en  1803,  harcelant  le  commerce  ennemi  et 
réussissant  toujours  à  échapper  aux  recherches  des  croiseurs  an- 
glais. 

Capitaine  de  vaisseau  en  180S,  il  commande»  dans  la  Méditerranée, 
une  division  composée  de  la  frégate  la  Pomone,  des  bricks  le  Cyclope 
et  PEnàymion,  et  parvient,  trompant  une  fois  de  plus  les  croisières 
anglaises,  à  délivrer  des  prisons  d* Alger  deux  cent  cinquante  Génois 
devenus  Français,  que  TEmpereur  Tenvoie  réclamer  au  dey. 

Le  succès  rapide  et  brillant  de  cette  mission  vaut  au  jeune  capi- 
taine, avec  les  félicitations  de  l'Empereur,  le  commandement  du 
vaisseau  le  Vétéran  dans  Tescadre  de  l'amiral  Willaumez. 

Le  commandant  Jérôme  répondit  de  plus  en  plus  aux  désirs  et 
aux  espérances  de  Napoléon.  Six  années  presque  constamment  pas- 
sées à  la  mer  dans  des  positions  où  l'initiative  et  la  responsabilité 
mûrissent  vite  l'expérience,  en  firent  un  marin  habile  et  toujours 
heureux.  Aussi  fut-il  désigné  par  l'escadre  et  par  l'amiral  pour  suc- 
céder, en  cas  d'événement,  à  ce  dernier  dans  le  commandement  en 
chef. 

Éloigné  par  un  coup  de  vent  furieux  de  l'escadre,  il  conduisit  son 
vaisseau  au  rendez-vous  indiqué  en  cas  de  séparation;  là  il  rencontra 
et  s'empara  d'un  important  convoi  escorté  par  deux  frégates  an- 
glaises. Quelques  jours  après  le  Vétéran  atterrissait  sur  les  côtes  du 
Finistère,  lorsqu'il  se  trouva  en  vue  de  la  division  anglaise  de  l'ami- 
ral Keilh,  forte  de  six  vaisseaux  et  une  frégate.  Le  commandant 
Jérôme  comprit  aussitôt  toute  la  gravité  de  sa  situation;  la  pensée  "^ 
d'être  prisonnier  des  Anglais,  de  devenir  un  otage  entre  leurs  mains,  ( 
un  embarras  ou  un  obstacle  à  la  politique  de  la  France,  lui  fit  pren- 
dre la  résolution  d'éviter  cei  malheur  à  tout  prix. 

Le  Vétéran  marchait  mal,  et  avait  sur  la  division  ennemie  trop  peu 
d'avance  pour  espérer  atteindre  le  port  de  Lorient  sans  être  rejoint 
par  elle.  La  frégate  anglaise  le  chassait  pour  lui  couper  la  route , 
engager  le  combat  et  donner  à  la  division  le  temps  de  rallier,  d'en- 
tourer le  vaisseau  et  de  l'obliger  à  amener. 


LE  ROI  JÉRÔME.  145 

On  était  à  la  hauteur  des  îles  des  Glénans.  Plusieurs  des  vaisseaux 
anglais  d^me  marche  supérieure  approchaient  rapidement ,  resser- 
rant le  cercle  de  leur  chasse;  il  semblait  qu'il  n'y  eût  plus  pour  le 
Vétéran  d'autre  alternative  que  de  se  rendre  ou  de  se  faire  couler, 
dernières  extrémités  auxquelles  il  n'est  permis  de  se  résoudre  qu'a- 
près avoir  épuisé  toutes  les  chances  de  la  fortune.  Un  bonheur  sans 
exemple  aUait  justifier  l'audace  du  commandant,  sous  les  yeux  et 
déjà  presque  sous  le  feu  de  la  flotte  anglaise. 

Le  Vétéran  comptait  dans  son  état-major  des  noms  chers  à  la 
marine  :  Halgan ,  Duperré ,  de  Mackau ,  etc.  C'est  de  l'un  de  ses 
plus  jeunes  lieutenants ,  du  capitaine  de  vaisseau  Russel ,  au- 
jourd'hui le  dernier  survivant ,  que  nous  avons  recueilli  les  détails 
de  cet  événement  qui  a  sa  place  dans  l'histoire  de  la  marine  fran- 
çaise. 

Le  temps  était  couvert,  les  vents  mous  et  variables.  Au  large,  et 
grossissant  à  vue  d'œil  les  vaisseaux  ennemis  fermaient  toute  issue  ; 
à  terre,  des  brisans  et  des  écueils  apparents  ou  cachés  semblaient 
rendre  impossible  le  passage  vers  un  port  de  pêcheurs.  L'hydro- 
graphie des  côtes  de  Bretagne  n'avait  pas  encore  illustré  le  nom 
de  Beautemps- Beaupré  et  le  corps  tout  entier  des  ingénieurs  hydro- 
graphes français.  L'équipage  était  rassemblé  sur  le  pont^  Sur  l'ordre 
du  commandant,  le  sifflet  du  maître  de  manœuvres  prescrit  le  silence, 
et  la  voix  de  l'officier  de  quart,  s'adressant  à  tous,  demande  s'il  est 
quelqu'un  à  bord  qui  veuille  piloter  le  vaisseau  dans  les  passes  de 
la  baie  et  du  port  de  Goncarneau.  Dans  cet  instant  solennel,  de 
profonde  anxiété,-  où  chaque  minute  qui  s'écoule  aggrave  la  situa- 
tion, un  jeune  marin,  jusque-là  peu  remarqué  à  bord,  élevé  dans  les 
bateaux  de  pèche  de  la  côte,  s'avance  timidement  vers  la  dunette  et, 
s'adressant  au  commandant,  répond  :  a  Je  vais  gouverner  le  vais- 
seau. »  Une  heure  après,  le  Vétéran^  mouillé  en  sûreté  à  l'abri 
des  dangers,  était  en  communication  avec  la  terre,  où  s'établis- 
sait à  la  hâte  une  batterie  de  côte  pour  l'appuyer  au  besoin,  si 
Tennemi  tentait  de  le  poursuivre  jusque-là.  Mais  l'amiral  anglais 
ne  crut  pas  devoir  s'aventurer  dans  ces  parages  considérés  encore  au- 
jourd'hui comme  impraticables  aux  grands  navires,  et  reprit  le  large. 
Le  Vétéran  était  sauvé.  C'était  en  septembre  1806.  L'histoire  a  été 
juste  en  conservant  le  nom  du  pécheur  de  Goncarneau ,  Furie,  à 
qui  une  pension  fut  accordée  sur  la  demande  de  son  commandant. 
L'Empereur,  charmé  de  la  renommée  si  glorieusement  acquise  à 

ToBe  XI.  ^  4 1 1*  LiTraÎMQ.  1 0 


■ 

I 


146  LE  ROI  JÉRÔME. 

son  jeuae  frêne»  le  DOtnma  coDtre-«intral,  grand^oroU  de  h  Légion 
d'honneur  et  prince  (ruiçais. 

Ici  commenoe  use  nouvelle  phase  dans  la^ie  du  prince  Jérftme. 

En  retraçant  les  souTenirs  de  sa  vie  maritime,  en  lui  voyant  mon- 
trer toutes  les  qualités  qui  font  les  hommes  de  mer,  n*est-il  pas. 
permis  de  regretter  que  les  circonstances  aient  £ût  changer  les  réso- 
lutions de  TEmpereur,  et  enlevé  le  prince  Jérftme  à  une  carrière  où 
il  restait  encore  une  grande  gloire  à  acquérir,  et  de  grands  ser- 
vices à  rendre  à  la  France? 

En  octobre  1806,  le  prince  Jérôme,  âgé  de  vingt-deux  ans  à  peine, 
prenait,  comme  général  de  brigade,  le  ccHmnandement  de  la  division 
bavaroise  de  Wrède ,  suooassivement  augmentée  des  divisions  De- 
roy  et  Seckendorf ,  et  recevait  Tordre  de  l'Empereur  d'occuper  ta 
Silésie, 

En  1 807,  l'armée  d'environ  vingt-cinq  mille  hommes  confiée  au 
prince  prenait  le  titre  de  neuvième  corps  de  la  grande  armée,  et 
quelques  mois  après  les  ordres  de  l'Enipereur  étaient  exératés,  la 
Silésie  était  conquise.  Dans  un  bulletin  de  la  grande  armée,  l'Empe- 
reur disait  :  a  Le  prince  Jérôme  fait  preuve  d'une  grande  activité  et 
montre  les  talents  et  la  prudence  qui  ne  sont  d'ordinaire  que  les  fruits 
d^une  longue  expérience.  »  Ou  encore  écrivant  au  roi  Joseph  :  «  Le 
prince  Jérôme  se  conduit  bien.  J'en  suis  fort  content  et  je  me  trompe 
fort  s'il  n'y  a  pas  ea  lui  de  quoi  faire  un  homme  de  premier  ordre.  Il 
est  adoré  en  Silésie.  Je  l'ai  laissé  exprès  dans  un  commandement 
isolé  et  en  chef,  car  je  ne  crois  pas  au  ^t>verbe  :  que  pour  savoir 
conunander  il  faut  savoir  obéir.  » 

Il  est  certain  que  le  prince  avait  (ait  preuve  durant  cette  belle  cam- 
pagne des  qualités  d'un  vieux  capitaine,  qualités  que  la  marine 
avait  développées  en  lui  avant  ïàge  :  la  prévoyance  et  l'habileté  qui 
préparent  les  moyens  d'action ,  la  résolution  et  l'audace  qui  savent 
s'en  servir. 

L'Empereur  devait  en  être  frappé,  et  personne  ne  dot  s'étonner, 
si  ce  n'est  peut-être  le  prince  Jérôme,  quand  à  la  pux  de  Tilsitt  il 
reput  la  couronne  de  Westphalie. 

Le  23  août  1807,  le  roi  Jérôme  épousait  la  princesse  Frédérique- 
Catherine  de  Wurtemberg,  femme  accomplie,  qui  resta  toujours  Fran- 
çaise à  travers  les  vicissitudes  de  la  fortune.  Feu  de  temps  après, 
Jérôme-Napoléon  I"  prenait  possession  de  son  royaume  de  West- 


L£  ROI  JÉRÔME.  147 

phidie,  lia  ii  allait,  guidé  par  les  conseils  de  rEmpeteiir,  cofideils 
dont  le  seul  tort ,  peut-être ,  était  de  ressembler  trtrp  i  des  ordres, 
essayer  de  réparer  les  maux  de  la  guerre ,  et  foire  icompTcmlre  à 
un  peuple  atlemand  TaTautage  des  insftrtutiom  françaises.  Grande 
eft  noble  tâche  sans  <loute,  msais  difficile,  et  à  taqudle  le  temps  devait 
manquer. 

Le  roi  Jérôme  réussit  à  se  faire  aimer  même  en  pays  conquis, 
c'eiA-À-dire  dans  les  conditions  les  plus  défavorables.  En  1809,  appelé 
par  ffimpereur  au  comman()ement  du  40""  corps  de  ta  grande  armée, 
il  n*hésita  pas  à  quitter  la  Wesiphalie  qui  commençait  a  «'organiser, 
Sen  éloignement  de  ses  États  fut  le  signal  de  quelques  désordres  qfu'il 
sut  réprimer  avec  énergie  et  indulgence,  et  qui  ne  se  renouvelèrent 
plus.  Comme  prince  de  la  eonfédération  du  Rhin,  il  prit  part  aux  oon^ 
férences  de  Paris  à  la  fin  de  la  campagne,  et  retourna  aussitôt  après 
àCassel. 

Mais  les  destinées  du  frère  de  TEmpereur  étaient  trop  liées  à  sa 
propre  destinée  et  à  la  fortune  de  la  France  pour  qu'un  long  repos 
tàt  possible  au  rai  Jérôme.  1S12  approchait.  Laeonfiance  de  Napo^ 
léoci  4aiis  la  valeur  mtUtaire  déjà  plusieurs  fois  éprouvée  de  son  jeune 
frère  ne  devait  pas  le  laisser  en  debors  de  ta  guerre  de  Russie.  En 
oml  1S12 ,  le  roi  de  Westpbalie  était  nommé  au  commandement  de 
la  droite  de  la  grande  armée ,  forte  de  quatre^vingt  mille  hommes. 
11  entrait  immédiatement  en  campagne ,  passait  la  Yistule  à  Var- 
sourie ,  prenait  Grodno ,  et  se  disposait  à  attaquer  la  deuxième  réserve 
de  Tannée  russe ,  après  avoir  réussi  à  séparer  Bagration  de  Barclay 
de  Telly. 

Cette  combinaison  babile,  et  jusque-là  exécutée  avec  tyonheur  et 
précMon  par  Jérôme,  devait  être  compromise  par  un  de  œs  malen- 
tendus trop  fréquents  à  la  guerre.  Plein  de  déférence  et  de  respect 
pour  les  <M*dres  de  l'Empereur ,  alors  même  qu^ils  pouvaient  pa- 
raître mal  interprétés,  le  roi  donna  en  cette  circonstance  délicate  et 
pénible  une  éclatante  preuve  de  sa  haute  raison.  Il  consentit  à 
ocnnbattre  en  sou^-ordre  à  la  tête  de  ses  troupes,  si  son  plan  de 
bataille  était  maintenu  et  suivi,  ou  à  servir  comme  volontaire.  Il 
était  difficile  de  concilier  dans  une  plus  complète  mesure  le  devoir 
de  la  discipline  avec  le  respect  de  sa  dignité  et  de  son  rang.  Le 
général  ne  pouvait  et  ne  devait  pas  oublier  quMl  était  roi.  Jérôme 
crut  peut-être  que  TEmpereur,  pour  des  motifs  qu'il  ignoiait,  avait 
voulu  Téloignerde  Tarmée,  et  ne  pouvant  pousser  plus  loin  Tabnë- 


148  LE  ROI  JKROME. 

galion,  il  quitta  le  théâtre  de  la  guerre  et  prit  la  route  de  Cassel, 
escorté  seulement  de  ses  gardes. 

Le  départ  du  roi  fut  un  deuil  pour  les  Westphaliens  et  les  Polo- 
nais de  son  armée  qui  Tadoraient,  et  pour  TEmpereur  roccasion 
d'une  réparation  qu'il  offrit  à  son  frère  en  essayant  de  le  ramener  et 
de  lui  faire  reprendre  son  oommandement.  L'Empereur  avait  compris 
et  approuvé  sa  juste  susceptibilité. 

Les  désastres  de  la  retraite  de  Russie  où  périrent  les  derniers  débris 
de  la  division  westphalienne  laissèrent  le  royaume  à  découvert, 
épuisé  d'honmies  et  d'argent. 

En  vain  la  campagne  de  1813  sembla  un  moment  relever  la  for- 
tune de  nos  armes  ;  en  vain  Napoléon  triompha  à  Lutzen,  à  Baut- 
zen,  à  Dresde.  Le  désastre  de  Leipzig  ne  tarda  pas  à  livrer  la  West- 
phalie  sans  défense  aux  armées  alliées. 

Le  gendre  du  roi  de  Wurtemberg,  devenu  par  son  mariage  proche 
parent  des  plus  grandes  familles  régnantes  de  l'Europe,  pouvait 
encore  conserver  ses  États  et  sauver  sa  couronne.  Les  souverains  coa- 
lisés le  lui  offrirent.  Mais  le  cousin  de  l'Empereur  Alexandre,  le 
roi  Jérôme,  n'oublia  pas  qu'il  était  le  frère  de  l'Empereur  Napoléon  : 
«  Roi  par  la  France  et  pour  la  France,  répondit-t-il,  je  ne  saurais 
rester  sur  un  trône  protégé  par  ses  ennemis,  »  et  il  descendit  noble- 
ment de  ce  trône  qu'il  n'avait  pas  ambitionné  et  dont  il  s'était  montré 
digne. 

Arrivé  à  Paris,  redevenu  uniquement  prince  français,  il  venait 
de  le  prouver  avec  éclat,  Jérôme,  se  voyant  écarté  du  conseil  de 
régence  en  mars  1814  au  moment  où  s'agite  la  grave  question 
du  départ  de  l'impératrice  et  du  roi  de  Rome,  veut  au  moins  s'occuper 
de  la  défense  de  Paris,  si  peu  et  si  mal  préparée.  On  lui  en  refuse  les 
moyens.  Réduit  à  l'impuissance ,  il  ne  quitta  cependant  Paris  que 
pour  aller  joindre  ses  instances  à  celles  du  roi  Joseph ,  à  Blois ,  et 
tenter,  vainement,  de  retenir  l'impératrice  Marie-Louise. 

Ici  commence  pour  le  prince  dont  nous  essayons  de  raconter  trop 
brièvement  la  vie  une  nouvelle  phase,  la  plus  longue  et  la  plus  dou- 
loureuse, celle  de  l'exil.  La  campagne  de  1815  va  seule  l'inter- 
rompre un  moment. 

A  la  nouvelle  du  débarquement  de  l'Empereur  en  France  et  de  sa 
rentrée  triomphale  à  Paris,  Jérôme  entrevoit  les  dangers  qui  vont 
suivre  ce  miraculeux  retour  de  la  fortune.  La  reine  Catherine,  sa 


LE  ROI  JÉRÔME.  149 

femme,  Tient  de  mettre  au  monde  un  fils,  premier-né  de  leur  union, 
mais  elle  n'essayera  pas  de  retenir  auprès  d'elle  le  frère  de  TEm- 
pereur,  qui  veut  avoir  sa  part  dans  la  lutte  suprême  qui  se  prépare. 
Titmipant  la  police  autrichienne,  le  prince  quitte  Trieste,  gagne  une 
firégate  napolitaine  envoyée  par  Murât,  et  arrive  à  Paris,  échappé  à 
mille  embûches,  pour  assister  au  champ  de  mai. 

Après  avoir  commandé  des  armées,  le  roi  de  Westphalie,  redevenu 
soldat,  accepte  avec  empressement  le  dernier  commandement  encore 
vacant,  celui  d'une  division  aux  ordres  du  général  Reille. 

Nous  n'entreprendrons  pas  de  retracer  ici  les  lutte  héroïque  de 
la  campagne  des  cinq  jours;  elle  est  présente  à  toutes  les  mé- 
mMiires  françaises.  D'abord  aux  Quatre-Bras,  où  il  fut  blessé ,  puis 
à  Waterloo,  où  il  voulut  mourir  dans  les  rangs  d'un  des  derniers 
carrés  de  la  vieille  garde,  partout  le  prince  Jérôme  se  montra 
général  et  soldat.  Ce  fut  le  soir  de  cette  fatale  journée  que  l'Em* 
pereur,  lui  donnant  l'ordre  de  rallier  les  débris  de  la  grande  armée, 
lui  dit,  en  l'embrassant  sur  le  champ  de  bataille  :  a  Mon  frère,  je 
vous  ai  connu  trop  tard.  »  Noble  et  consolante  réparation  dans  une 
telle  bouche  et  dans  un  tel  moment,  et  qui  suffirait  à  immortaliser 
celui  qui  en  fut  l'objet. 

Après  la  seconde  abdication,  le  prince  Jérôme  reprit  le  chemin 
de  l'exil.  Il  ne  demandait  que  des  égards,  qui  lui  furent  promis.  Il 
ne  rencontra  que  de^  passions  inassouvies.  Ceux  qui  avaient  tremblé 
si  longtemps  devant  la  France  ne  pardonnaient  pas  au  proscrit  son 
dévouement  à  l'Empereur  et  la  constance  inébranlable  de  son  patrio- 
tisme. 

Après  avoir  supporté  avec  une  dignité  et  une  sérénité  inaltérables 
d'inqualifiables  traitements,  le  roi  Jérôme  et  la  reine  Catherine 
obtinrent  enfin  d'aller  se  fixer  auprès  de  Madame  Mère,  à  Rome,  où 
les  attendait,  de  la  part  du  saint  Père,  le  plus  sympathique  accueil. 

Le  18  mars  1818^  le  roi  Jérôme  écrivait  à  M.  le  comte  de  Las 
Cases  : 

'  a  Je  crois  pouvoir  répondre  de  chacun  des  membres  de  la  famille; 
«  mais ,  dans  tous  les  cas ,  pour  ce  qui  me  regarde  ainsi  que  ma 
«  femme,  aucun  sacrifice  ne  nous  paraîtra  tel^  s'il  peut  avoir  pour 
«  résultat  de  soulager  celui  que  nous  regarderons  éternellement 
<c  comme  notre  second  père.  Si  la  situation  de  l'Empereur  n'est  pas 
«  changée  l'année  prochaine,  notre  intention  est  de  faire  les  démar- 


L'ANNÉE  LITTÉRAIRE 


CHAPITRE  XXXV, 


10  JUILLET  1860. 


I 


«  Ceci  est  un  recueil  d*articles;  j*aime^  je  l'avoue,  ces  sortes  de 
livres.  D'abord  on  peut  jeter  le  volume  au  bout  de  vingt  pages,  com- 
mencer par  la  fin  ou  au  milieu;  vous  n'y  êtes  pas  serviteur,  mais 
maître;  vous  pouvez  le  traiter  comme  un  journal;  en  effet,  c'est  le 
journal  d'un  esprit.  »  Ainsi  s'exprime  M.  Henri  Ratisbonne  en  par- 
lant des  Essais  de  critique  et  ^histoire  de  M.  Taiue.  Et  ce  qu'il  dit 
de  ce  livre,  on  peut  parfaitement  l'appliquer  à  celui  qu'il  vient  de 
publier  sous  ce  titre  Morts  et  vivants.  C'est  un  recueil  d'arlicles,  et 
j'aime  aussi  ces  sortes  de  livres;  d'abord  parce  que  j'en  publie  aussi 
quelquefois,  et  que  je  leur  trouve  un  grand  avantage,  celui  d'être 
l'expression  véritable  de  leur  temps.  Que  ce  soit  un  bien  ou  un  mal, 
il  est  certain  que  la  pensée  aujourd'hui  a  besoin ,  pour  se  faire  jour, 
de  passer  par  le  journal;  le  livre  s'est  laissé  ravir  l'initiative  des 
idées.  Tant  pis  pour  lui;  il  faut  qu'il  en  supporte  les  conséquences.  Il 
se  pourrait  bien  qu'il  n'en  fût  pas  longtemps  ainsi  ;  le  journal  est  dans 
une  fausse  voie  :  il  se  laisse  envahir  par  l'annonce  et  par  la  télégra- 
phie; la  part  qu'il  fait  à  la  discussion  devient  de  jour  en  jour  si  petite, 
qu'il  finira  par  ne  plus  lui  en  accorder  aucune  ;  or,  comme  ceci 
pourrait  être  la  mort  de  la  discussion,  le  livre  reprendra  son  impor- 


L'ANNÉE  LITTÉRAIRE,— CHAPITRE  XXXV.  153 

tance.  En  attendant,  ne  disons  pas  trop  de  mal  des  recueils  d'articles. 
C*est  une  forme  de  publication  consacrée  ;  les  plus  rétifs  ont  fini  par 
raocepter,  et  le  public  ne  s'en  plaint  pas,  ce  qui  prouve  que  le  public 
est,  lui  aussi,  à  sa  façon,  de  l'avis  de  M.  Royer-GoUard  et  qu'il  aime 
à  relire. 

Je  connais  dans  les  environs  de  Paris  une  habitation  charmante, 
habitée  par  les  maîtres  les  plus  aimables  et  les  plus  joyeux  ;  mais 
pour  s'y  rendre,  on  longe  le  cimetière  du  yillage.  Tel  est  le  livre  de 
M.  Louis  Ratisbonne  :  avant  d'arriver  aux  vivants,  il  faut  traverser 
le  séjour  des  morts.  Cette  promenade  entre  des  tombes  ne  me  déplaît 
pas.  En  regardant  chaque  pierre,  j'y  lis  des  noms  aimés  :  Daniel 
Manin ,  Rrizeux ,  dont  j'ai  si  souvent  serré  la  main ,  Alfred  de 
Musset,  Ary  SchefiTer,  dont  je  ne  connaissais  que  les  œuvres.  Arrê- 
tons-nous un  moment  devant  la  tombe  d'Alfred  de  Musset.  M.  Louis 
Ratisbonne  en  parle  avec  admiration  et  aussi  avec  bon  sens  :  en  poète  et 
en  critique.  De  tous  les  poètes  contemporains ,  Alfred  de  Musset  est 
certainement  celui  qui  montre  le  plus  de  cette  raison  française  qui 
firappe  si  vivement  chez  les  écrivains  du  dix-septième  siècle.  Quelques 
personnes  ont  exagéré  cette  qualité  d'Alfred  de  Musset,  et  dans  son 
talent  elles  n'ont  voulu  voir  qu'elle.  Il  n'a  pas  tenu  à  ces  admirateurs 
frénétiques  du  bon  sens  que  l'auteur  de  Namotma  ne  disparût  com- 
plètement devant  l'auteur  des  lettres  de  Cotonnet.  J'aime  certainement 
la  finesse  et  la  bonhomie  de  l'honorable  critique  de  La  Ferténsous- 
Jouarre,  mais  j'aime  encore  mieux  l'éloquence  et  la  passion  d'Alfred 
de  Musset.  M.  Louis  Ratisbonne  est  aussi  de  cet  avis  :  m  Ce  qu'il  y  a 
de  plus  charmant ,  dit-il,  dans  la  poésie  d'Alfred  de  Musset,  c'est 
sa  poésie.)» 

M.  Paul  de  Musset  met  en  ce  moment  la  dernière  main  à  une  bio- 
graphie de  son  frère.  Elle  verra  le  jour  dans  ce  recueil.  Ce  travail, 
de  nature  à  satisfaire  la  légitime  curiosité  du  public  sur  un  poète  sur 
lequel  se  sont  acharnées  tant  de  plumes  menteuses,  et  dont  on  a  si  sou- 
vent travesti  les  habitudes  et  le  caractère,  ne  sera  pas  non  plus  sans 
utilité  pour  les  écrivains.  On  a  sans  doute,  pour  juger  Alfred  de 
Musset,  les  meilleurs  documents,  qui  sont  ses  œuvres,  et  l'article 
que  lui  consacre  M.  Louis  Ratisbonne  en  est  la  preuve;  mais  il  man- 
quera toujours  quelque  chose  à  ce  jugement  tant  qu'on  ne  connaîtra 
pas  mieux  l'homme.  Aussi  entendons -nous  de  tous  côtés  faire 
des  vœux  pour  que  M.  Pauhde  Musset  achève  promptement  son 
travail. 


454  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

Maintenant  de  qui  parleroos-nous?  d'Ary  Seheffer,  de  H.  de  Sacy; 
de  Voltaire,  de  Mairin,  de  Mistral,  de  Daniel  Stem,  on  du  comte 
Baoasset-Boulboo  ?  Un  des  grands  charmes  de  ces  recueils  d*aarticle8 
dont  M.  Louis  Batisbonne  a  négligé  de  parler,  c'est  la  Tariété.  Le 
lecteur  peut  passer  d'un  personnage  à  l'autre,  de  l'histoire  à  la  philo- 
sqJiie,  de  la  litlérature  à  la  politique,  sans  aToir  le  temps  de  s'en- 
nuyer. Le  publie  français  veut  bien  qu'on  l'instruise ,  mais  à  cond^ 
tion  qu'on  l'amuse,  tl'est  peur  cda  sans  doute  que  M.  Louis  ftatis> 
bonne  a  placé  au  milieu  de  sa  paisible  galerie  de  p<nrtraito  d'écrÎTains 
celui  d'uD  conquérant,  M.  le  comte  de  Raousset-Bonlboa  ;  la  France 
peut  se  vanter  de  lui  avtâr  donné  la  ¥Îe,  car  les  conquérants  devien^ 
Bent  rares;  c'est  un  type  qui  se  perd  de  jour  en  jour.  Pour  renoure- 
1er  l'histoire  de  Fernand  Cortez,  ee  qui  a  manqué  à  M.  Raousset- 
Boulbon,  c'est  la  cfaaace.  Il  a  HTré  des  batailles  rangées,  il  a  conquis 
des  territoires  pcesque  aussi  grands  que  la  France,  il  a  été  sur  le 
point  de  fonder  xm  empire;  trahi  par  le  destin ,  après  plusieurs  TÎt'- 
toîres,  il  est  tombé  sens  les  haUes  de  quelques  soudards  mexicains 
réunis  en  conseil  de  guerre.  Sa  courte  histoire  uen  est  pas  moins 
curieuse,  et  lefiqriîe  des  ptns  brillants  exploits;  eUe  forme  un  des 
épisodes  les  plus  iBÉéressants  de  la  Tie  et  des  mcears  de  aotre  époque. 
Quoi  def^usétonnaflA,  en  effet,  que  de  voir  cet  homme,  habitué  à  tous 
les  plaisirs  et  à  tous  les  raffinements  de  l'existence  cmlisée,  y  reuM^ 
eer  tout  à  coup,  quitter  Parîs^  le  bMdevard,  la  société  élégante,  pour 
se  trouver,  au  bout  de  deux  ans,  à  l'autre  extrémité  du  monde,  à 
k  tète  d'une  amée  de  deux  cent  cinquante  hommes,  déclarant  la 
guerre  à  un  Élat  puissant,  et  lut  enlevant  une  de  ses  plus  vastes  pro^ 
vinces? 

La  France,  qui  a  compté  autrefote  dans  le  nouveau  monde  tant  de 
représentants  courageux  et  entreprenants,  semble  avoir  perdu  depuis 
quelque  temps  le  goût  des  aventures  lointaines.  Noos  ne  nous  occv* 
pons  plus  guère  des  sauvages  avec  lesquels  nous  avons  entretenu  tant 
de  relations  autrefois^  M.  de  Rarasset-Boulbon  aurait  réussi  à  fonder 
un  empire  de  la  Sonora  qne  soti  succès  n'eût  pas  fait  beaucoup  plus 
de  bruit  que  sa  chute.  Les  hommes  et  les  entreprises  romanesques 
ne  nous  intéressent  plus,  et  pourtant  nous  ne  lisons  guère  que  des 
romans.  C'est  peut-être  ce  qui  explique  notre  dédain  de  la  réalité. 
Nous  nous  nourrissons  d'illusioiis.  Triste  régime  pour  une  natioai  si 
elle  veut  rester  saine  et  vigoureuse.  On  peut  dire,  il  est  vrai,  que 
nous  avons  en  Europe  des  occupations  suffisantes  pour  nous  empfi- 


CHAPITRE   XXIV«  155 

cher  de  prendre  une  part  bien  vive  à  tout  ce  qui  peut  se  passer  dans 
des  pays  dont  on  connaît  à  peine  le  nom. 

M.  de  Raousset-Boulbon  m*a  quekjue  peu  ékî^é  de  k  litté- 
rature ;  j'y  retiendrai  pour  signaler  dans  le  reeneil  de  M.  Louis 
Baiisbonne  un  mérite  rare  :  il  ne  contient  aucun  de  ces  articles  qu'on 
appelle  en  argot  de  presse  des  éreintemeniSj  ridicules,  écbts  d^une 
fausse  colère  par  lesquels  tant  d*éeri?aii»  essayent  d'attirer  Tatten- 
iioD  sur  leurs  écrits.  L'indifférence  en  matière  de  littérature  est  fort 
grande  malheureusement,  mais  on  se  trompe  bien  si  on  croit  la  com- 
battre par  de  semblables  moyens  ;  la  Tiolenoe  bkse  CMore  davantage 
le  public,  au  lieu  de  le  surexciter  ;  les  meilleurs  esprits  ont  pour- 
tant de  la  peine  à  se  défendre  de  ce  travers,  tant  les  mauvakes  habi- 
tudes s'imposent  fiaeilement  au  public  comme  aux  écrivains.  C'eat 
un  véritable  signe  de  force  que  de  lutter  contre  ces  fâcheuses  ten- 
dances, et  je  suis  heureux  de  le  trouver  dans  l'autent  de  ifor^  ei 
vivants,  esprit  ingénieux,  délicat,  écrivain  plein  de  grâce  et  de  ban 
sens  qui  a  marqué  sa  place  dans  la  crkique,  et  mkux  encore  peuth 
être  dans  la  poésie  par  sa  belle  tradu^ioa  des  poésies  de  Dante  que 
r  Académie  française  vient  de  couronner. 


II 


Je  ne  voudrais  pas  cq)endant  qu'on  me  prit  psor  l\ 
acharné  du  roman.  Ce  serait  faire  la  guerre  à  un  genre  qui  tient  h 
juste  titre  uoe  place  importante  dans  notre  littérature.  Ce  n'est  pas 
le  roman  que  j'attaque,  mais  le  goût  du  roman,  goût  pernicieux  s'il 
en  (ut  jamais,  qui  empêche  de  sentir  tout  autre  genre  de  oemposi- 
tjon,  et  qui  est  un  signe  d'afiaiblissemcnt  chez  les  peuples.  Dieu 
merci,  les  classes  éclairées  de  la  société  affolées  du  roman  comm»- 
cent  à  se  guérir  de  cette  maladie  ;  malheureusement  elle  est  deseeiH 
dne  dans  les  classes  inférieures,  où  elle  exerce  de  grands  ravages. 
C'est  une  épidémie,  il  bat  e^rer  qu'elle  passera. 

La  preuve  que  je  n'en  veux  pas  au  roman,  c'est  que  je  ne  perds 
aucune  occasion  de  signaler  au  public  tout  ce  qui  se  publie  de  bon  en 
ce  genre.  Je  pousse  sur  cela  le  lèie  si  loin,  que  je  vais  chercher  jus- 
qu'à des  romans  belges.  On  me  l'a  reproché,  mais  je  n'en  continuerai 
pas  moins  à  remplir  cette  mission  impartiale.  Je  ne  reculerai  pas 


156  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

même,  s'il  le  faut,  deyant  le  roman  genevois.  Pour  aujourd'hui,  je 
m*en  tiendrai  au  roman  français,  et  je  dirai  quelques  mots  de  Zan^ 
zara^  par  M.  Albert  Castelnau« 

Mais  est-ce  bien  un  roman  que  Zanzara^  Je  n*en  Toudrais  pas 
jurer.  Est-ce  une  histoire?  Je  ne  l'affirmerais  pas  non  plus.  Qu'est- 
ce  donc  alors  ?  Une  composition  bizarre,  étrange,  romanesque,  philo- 
sophique, dramatique,  historiqpie,  pittoresque,  un  mélange  de  tous 
les  genres,  en  définitive  un  livre  original,  un  tableau,  une  fresque, 
ritalie  au  moment  de  la  renaissance.  Qu'est-ce  que  le  philosophe  ? 
demande  l'auteur;  un  flâneur  à  travers  la  nature  et  l'humanité,  qui 
élargit,  s'il  ne  la  supplée,  l'observation  par  l'imagination.  Chacun 
en  ce  sens  est  un  peu  philosophe,  ajoute-t-il,  et  il  espère  à  cause  de 
cela  que  le  lecteur  voudra  bien  l'excuser  d'avoir  osé  flâner  dans 
l'histoire. 

Zanzara,  l'héroïne  de  ce  roman,  est  une  courtisane  italienne,  non 
point  celle  que  nous  montre  le  drame  moderne  dans  Marion  Dehrme 
et  dans  Angelo^  mais  la  Téritable  courtisane  italienne  du  temps  de  la 
renaissance.  La  scène  se  passe  à  Florence  et  à  Rome  ;  à  Florence,  du 
temps  de  Savonarole,  de  Machiavel  et  de  Laurent  de  Médicis;  à  Rome, 
du  temps  des  Rorgia.  L'auteur  met  trois  idées  en  présence  :  le  ratio- 
nalisme, le  mysticisme,  la  théocratie.  Machiavel  représente  la  pre- 
mière, Savonarole  la  seconde,  Loyola  la  troisième.  J*aime  mieux,  je 
l'avoue,  que  le  roman  représente  des  sentiments  et  des  passions  que 
des  idées  ;  le  roman  n'est  point  fait,  selon  moi,  pour  développer  une 
thèse  philosophique  ;  je  suis  bien  sûr  que  celle  de  M.  Albert  Castel- 
nau  échappera  complètement  au  public  ordinaire,  et  que  le  lecteur 
instruit  aura  quelque  peine  à  la  démêler  et  à  la  saisir.  Quant  à  moi, 
je  laisse  complètement  la  thèse  de  côté,  je  me  borne  à  suivre  les 
scènes  un  peu  décousues  mais  intéressantes  de  cette  histoire,  je  m'at- 
tache surtout  à  la  Zanzara.  Elle  représente  bien  un  des  côtés  de  la 
renaissance  et  de  l'Italie,  c'est  une  païenne  véritable;  ses  lettres, 
qu'on  pourrait  parfois  taxer  d'un  peu  de  pédantisme,  se  font  pardon- 
ner ce  défaut  à  force  d'entrain  et  de  vivacité.  Je  n'ai  jamais  rien  lu 
qui  me  donnât  une  idée  plus  vraie  et  plus  vivante  de  Rome,  du  pape, 
de  la  cour  papale,  et  en  même  temps  de  la  papauté  au  seizième 
siècle. 

Zanzara  à  la  fin  du  roman  se  fait  religieuse.  L'auteur  me  permet- 
tra de  le  lui  dire,  cela  rentre  un  peu  dans  ce  que  j'appellerai  les 
vieilles  ficelles  de  1  école  romantique.  Quoi  !  au  couvent  celte  femme 


CHAPITHE  XXXV.  157 

qui  a  assisté  aux  orgies  du  Vatican  assise  entre  Lucrèce  Borgia  et  son 
père  !  la  Corinne  panthéiste  ne  chantera  plus  que  des  psaumes,  elle 
qui  tout  à  rheure  improvisait  des  vers  ardents,  un  hymne  en  l'hon- 
neur de  la  grande  mère  : 

Ëcoute-moi,  je  suis  la  mère 
Qui  parle  tout  bas  à  ton  cœur, 
Daos  le  silence  et  le  mystère. 
Dans  Tonde  pure  et  par  la  fleur. 
Par  tous  les  parfums  de  la  terre. 
Par  tout  souffle,  toute  splendeur. 
Par  la  nature  aui  mille  voiles. 
Par  les  cieux  aux  milliards  d'étoilest 
Par  le  plaisir,  par  la  douleur 


Certainement  je  me  serais  attendu  à  un  autre  dénoûment;  il  est 
waX  que  la  conversion  de  Zanzara  n*est  point  une  conversion  ordi- 
naire. C'est  une  grande  hérésiarque  qui  entre  au  couvent,  et  dans 
les  doctrines  qu'elle  prêche,  et  dont  l'auteur  nous  donne  un  vague 
aperçu,  il  voit  une  sorte  d'idéal  épuré  de  la  renaissance.  Je  consens 
qu'il  en  soit  ainsi;  mais  que  M.  Albert  Castclnau  écoute  ce  conseil  : 
il  a  du  talent,  de  la  verve,  de  l'imagination,  et  il  a  usé  tout  cela 
presque  en  pure  perte  dans  une  œuvre  impossible.  Savonarole,  Médi- 
cis,  Machiavel  ne  sont  pas  des  personnages  de  roman,  le  drame  et  la 
métaphysique  ne  sauraient  aller  ensemble.  L'auteur  de  Zanzara 
connaît  bien  la  renaissance,  il  en  a  le  sentiment,  son  esprit  est  sérieux 
et  élevé;  qu'il  essaye  donc  d'écrire  un  bon  livre  sur  cette  époque 
extraordinaire.  Ce  livre  nous  manque,  et  M.  Albert  Castelnau  a  le 
talent  nécessaire  pour  nous  le  donner. 


III 


Passons  maintenant  de  la  renaissance  au  dix  neuvième  siècle,  de 
l'Italienne  à  la  Française,  de  Zanzara  à  Louise. 

Cette  Louise  est  l'héroïne  d'un  roman  de  M.  Edouard  Gourdon, 
qui,  si  j'en  juge  par  les  extraits  des  divers  journaux  reproduits  dans  la 
préface,  a  été  envisagé  de  façons  bien  diverses,  et  cependant  toujours 
bienveillantes.  Le  Moniteur,  par  exemple,  trouve  à  ce  livre  un  air  de 


iH  I/ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

Maintenant  de  qui  parlerons-nous?  4*Ary  Seheffer,  de  H.  de  Saty, 
àe  Yottaire,  de  Maiûn,  de  Mistral,  de  Daniel  Stern,  on  àa  comte 
Baousset-Boulbon  ?  Un  des  grands  charmes  de  ces  recneils  d^sfftkles 
dont  M.  Louis  Ratîsbomie  a  négligé  de  parier,  c'est  la  Tariété.  Le 
lecteur  peut  passer  d*un  personnage  à  l'autre,  de  l'histoire  à  la  {Mlo- 
Sophie,  de  la  littérature  à  la  politique,  sans  aToir  le  tentps  de  s'en- 
nuyer. Le  publie  français  veut  bien  qn^on  l'instruise ,  mais  à  ocrm^ 
tioQ  qu'on  l'amuse,  ll'est  peur  cek  sans  doute  que  M.  Louis  Ratis^ 
bonne  a  placé  au  milieu  de  sa  paisible  galerie  de  portraits  d'écrivains 
celui  d'un  conquérant^  M.  le  comte  de  Aaousset-BoulboB  ;  la  France 
peut  se  vantor  de  lui  avcàr  donné  la  vie,  car  les  conquérante  deviei»- 
Bent  rares;  c'est  un  type  qui  se  perd  de  jour  en  jour.  Pour  renouve- 
ler l'histoire  de  Fernand  Cortez,  ee  qui  a  manqué  à  M.  Raoosset- 
Boulbon,  c'est  la  cfaanee.  Il  a  Hvré  des  batailles  rangées,  il  a  conqois 
des  territoires  pcesque  aussi  grands  que  la  France,  il  a  été  sur  le 
point  de  fonder  xat  empire;  trahi  par  le  destin ,  après  plusieurs  vie-» 
toireSy  il  est  tombé  sens  les  battes  de  quelques  soudards  mexicains 
rémm  en  conseil  de  guerre.  Sa  courte  histoire  n'en  est  pas  moins 
curieuse,  et  remjiAe  des  pins  brillants  exploite;  ^e  forme  un  An 
épisodes  les  plus  inèéressants  db  la  vie  et  des  mceors  de  notre  époque. 
Quoi  de  plusétonnanA,  en  effet,  qoe  de  voir  cet  hemme,  haMiné  à  Ibqs 
tes  plaisirs  et  à  tous  les  raffinements  de  l'existenoe  civiïisée,  y  renon- 
cer tout  à  coups  quitter  Paris,  le  boidevard,  la  société  élégante,  ponr 
se  trouver,  an  bout  de  denx  ans,  à  l'autre  extrémité  du  monde ,  à 
la  tête  d'une  armée  de  deux  cent  cinquante  hommes,  déclarant  h 
guerre  à  un  État  puissant,  et  lui  enlevant  une  de  ses  plus  vastes  proh 
vinces? 

La  France,  qui  a  compté  antrefim  dans  le  nouveau  monde  tant  de 
représentants  courageux  et  entreprenante,  semble  avoir  perdu  depuis 
quelque  temps  le  goût  des  aventures  lointaines.  Nous  ne  nous  occi^- 
pons  plus  guère  des  sauvages  avee  lesquels  nous  avons  entretenu  tant 
de  relations  autrefois^  M.  de  Raonsael-Boulbon  aurait  réussi  à  fcHider 
un  empire  de  la  Sonora  que  son  succès  n'eût  pas  fait  beaucoup  plus 
de  bruit  que  sa  chute.  Les  hoonne»  et  les  entreprises  romanesques 
ne  nous  intéressent  plus,  et  pourtant  nous  ne  lisons  guère  que  dies 
romans.  C'est  peut-être  ce  qni  expliqne  notre  dédain  de  la  réalité. 
Nous  nous  nourrissons  d'illuâons.  Triste  régime  pour  une  nation  à 
elle  veut  rester  saine  et  vigoureuse.  On  peut  dire,  il  est  vrai,  que 
nous  avons  en  Europe  des  occupations  suffisantes  pour  nous  empfi- 


CHAPITRE   XXXV.  155 

cher  de  prendre  une  part  bien  yive  à  tout  ce  qui  peut  se  passer  dans 
des  pays  d<»it  on  connaît  à  peine  le  nom. 

M.  de  Raousset-Boulbon  m*a  quelque  peu  ékî^é  de  k  litté- 
rature y  j'y  reyiendraî  pour  signaler  dans  le  reeueil  de  M.  Louis 
Baiisbonne  un  mérite  rare  :  il  ne  contient  aueun  de  ces  articles  qu'on 
afipelle  en  argot  de  presse  des  éremtemeniSf  ridicules,  écbts  d^une 
fausse  colère  par  lesquels  tant  d'éeriTains  essayent  d'attirer  Tatten* 
lion  sur  leurs  écrits.  L'indifiE^ence  en  matière  de  littérature  est  fort 
grande  malheureusement,  mais  on  se  trompe  bien  si  on  croit  la  com- 
battre par  de  semblables  moyens;  la  ^violence  blase  catcore  daYantage 
le  public»  au  lieu  de  le  surexciter  ;  ks  môlleurs  esprits  ont  pour- 
tant de  la  peine  à  se  défendre  de  ce  travers,  tant  ks  mauyaiâes  habîr- 
tildes  s'imposent  facilement  au  public  cooune  aux  écriyaim.  C'est 
un  véritable  signe  de  force  que  de  lutter  contre  ces  fâcheuses  ten* 
dances^  et  je  suis  heureux  de  le  trouver  dans  Tautovr  de  Morts,  et 
vÙHÊnis,  esprit  ingénieux,  délicat,  écrivain  pkin  de  grâce  et  de  ben 
sens  qui  a  marqué  sa  place  dans  k  critique,  et  mieux  encore  peoth 
être  dans  k  poésk  par  sa  belle  traduetion  des  poésks  de  Dante  que 
VAcadémk  frança^  vient  de  couronner. 


II 


Je  ne  voudrais  pas  cependant  qu'on  me  prit  p«ur  Vi 
acharné  du  roman*  Ce  serait  faire  la  guerre  à  un  genre  qui  tknt  à 
juste  titre  une  pkee  importante  dans  notre  littérature.  Ce  n'est  pas 
k  roman  que  j  atkque,  mais  k  goût  du  roman,  goût  pemickux  s'il 
en  fut  jamais,  qui  empêche  de  sentir  tout  autre  genre  de  oomposi- 
tk>n,  et  qui  est  un  signe  d'affitiblissemcnt  ekez  ks  peupks.  Dieu 
merci^  les  classes  éclairées  de  k  société  affolées  du  roman  commcaon 
cent  à  se  guérir  de  eetk  maladie  ;  iBalheureusement  elle  est  desoeiH 
due  dans  les  cksses  inCérkures,  où  etk  exerce  de  grands  ravages. 
C'est  une  épidémk,  il  knt  espérer  qu'elle  passera. 

La  preuve  que  je  n'en  veux  pas  au  roman,  c'est  que  je  ne  feras 
aucune  occasion  de  signaler  au  public  tout  ce  qui  se  publie  de  bon  en 
ce  genre.  Je  pousse  sur  cek  k  zèk  si  loin,  que  je  vais  chercher  jus- 
qu'à des  romans  belges.  On  me  l'a  reproché,  mais  je  n'en  continuerai 
pas  moins  à  remplir  cette  mission  impartiale.  Je  ne  reculerai  pad 


156  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

même,  s'il  le  faut,  devant  le  roman  genevois.  Pour  aujourd'hui,  je 
m'en  tiendrai  au  roman  français,  et  je  dirai  quelques  mots  de  Zan^ 
zara,  par  M.  Albert  Castelnau. 

Mais  estr-ce  bien  un  roman  que  Zanzara^  Je  n'en  voudrais  pas 
jurer.  Est-ce  une  histoire?  Je  ne  l'affirmerais  pas  non  plus.  Qu'est- 
ce  donc  alors?  Une  composition  bizarre,  étrange,  romanesque,  philo— 
sophique,  dramatique,  historique,  pittoresque,  un  mélange  de  tous 
les  genres,  en  définitive  un  livre  original,  un  tableau,  une  fresque, 
l'Italie  au  moment  de  la  renaissance.  Qu'est-ce  que  le  philosophe? 
demande  l'auteur;  un  flâneur  à  travers  la  nature  et  l'humanité,  qui 
élargit,  s'il  ne  la  supplée,  l'observation  par  l'imagination.  Chacun 
en  ce  sens  est  un  peu  philosophe,  ajoute-t-il,  et  il  espère  à  cause  de 
cela  que  le  lecteur  voudra  bien  l'excuser  d'avoir  osé  flâner  dans 
l'histoire. 

Zanzara^  l'héroïne  de  ce  roman,  est  une  courtisane  italienne,  non 
point  celle  que  nous  montre  le  drame  moderne  dans  Marion  Delorme 
et  dans  Angelo^  mais  la  véritable  courtisane  italienne  du  temps  de  la 
renaissance.  La  scène  se  passe  à  Florence  et  à  Rome  ;  à  Florence,  du 
temps  de  Savonarole,  de  Machiavel  et  de  Laurent  de  Médicis  ;  à  Rome, 
du  temps  des  Rorgia.  L'auteur  met  trois  idées  en  présence  :  le  ratio- 
nalisme, le  mysticisme,  la  théocratie.  Machiavel  représente  la  pre- 
mière, Savonarole  la  seconde,  Loyola  la  troisième.  J  aime  mieux,  je 
l'avoue,  que  le  roman  représente  des  sentiments  et  des  passions  que 
des  idées  ;  le  roman  n'est  point  fait,  selon  moi,  pour  développer  une 
thèse  philosophique  ;  je  suis  bien  sûr  que  celle  de  M.  Albert  Castel- 
nau échappera  complètement  au  public  ordinaire,  et  que  le  lecteur 
instruit  aura  quelque  peine  à  la  démêler  et  à  la  saisir.  Quant  à  moi, 
je  laisse  complètement  la  thèse  de  côté,  je  me  borne  à  suivre  les 
scènes  un  peu  décousues  mais  intéressantes  de  cette  histoire,  je  m'at- 
tache surtout  à  la  Zanzara.  Elle  représente  bien  un  des  côtés  de  la 
renaissance  et  de  l'Italie,  c'est  une  païenne  véritable;  ses  lettres, 
qu'on  pourrait  parfois  taxer  d'un  peu  de  pédantisme,  se  font  pardon- 
ner ce  défaut  à  force  d'entrain  et  de  vivacité.  Je  n'ai  jamais  rien  lu 
qui  me  donnât  une  idée  plus  vraie  et  plus  vivante  de  Rome,  du  pape, 
de  la  cour  papale,  et  en  même  temps  de  la  papauté  au  seizième 
siècle. 

Zanzara  à  la  fin  du  roman  se  fait  religieuse.  L^auteur  me  permet- 
tra de  le  lui  dire,  cela  rentre  un  peu  dans  ce  que  j'appellerai  les 
vieilles  ficelles  de  Técole  romantique.  Quoi  !  au  couvent  cette  femme 


CHAPITRE  XXXV.  157 

qui  a  assisté  aux  orgies  du  Vatican  assise  entre  Lucrèce  Borgia  et  son 
père  !  la  Corinne  panthéiste  ne  chantera  plus  que  des  psaumes,  elle 
cpii  tout  à  rheure  improvisait  des  vers  ardents,  un  hymne  en  l'hon- 
neur de  la  grande  mère  : 

Ëcoute-moi,  je  suis  la  mère 
Qui  parle  tout  bas  à  ton  cœur, 
Dans  le  silence  et  le  mystère^ 
Dans  Tonde  pure  et  par  la  fleur, 
Par  tous  les  parfums  de  la  terre^ 
Par  tout  souffle,  toute  splendeur^ 
Par  la  nature  aux  mille  voiles. 
Par  les  cieux  aux  milliards  d'étoiles, 
Par  le  plaisir,  par  la  douleur 


Certainement  je  me  serais  attendu  à  un  autre  dénoûment;  il  est 
vrai  que  la  conversion  de  Zanzara  n'est  point  une  conversion  ordi- 
naire. C'est  une  grande  hérésiarque  qui  entre  au  couvent,  et  dans 
les  doctrines  qu'elle  prêche,  et  dont  l'auteur  nous  donne  un  vague 
aperçu,  il  voit  une  sorte  d'idéal  épuré  de  la  renaissance.  Je  consens 
qu'il  en  soit  ainsi;  mais  que  M.  Albert  Castelnau  écoute  ce  conseil  : 
ii  a  du  talent,  de  la  verve,  de  l'imagination,  et  il  a  usé  tout  cela 
presque  en  pure  perte  dans  une  œuvre  impossible.  Savonarole,  Médi- 
cis,  Machiavel  ne  sont  pas  des  personnages  de  roman,  le  drame  et  la 
métaphysique  ne  sauraient  aller  ensemble.  L'auteur  de  Zanzara 
connaît  bien  la  renaissance,  il  en  a  le  sentiment,  son  esprit  est  sérieux 
et  élevé;  qu'il  essaye  donc  d'écrire  un  bon  livre  sur  cette  époque 
extraordinaire.  Ce  livre  nous  manque,  et  M.  Albert  Castelnau  a  le 
talent  nécessaire  pour  nous  le  donner. 


III 


Passons  maintenant  de  la  renaissance  au  dix  neuvième  siècle,  de 
l'Italienne  à  la  Française,  de  Zanzara  à  Louise. 

Cette  Louise  est  l'héroïne  d'un  roman  de  M.  Edouard  Gourdon, 
qui,  si  j'en  juge  par  les  extraits  des  divers  journaux  reproduits  dans  la 
préface,  a  été  envisagé  de  façons  bien  diverses,  et  cependant  toujours 
bienveillantes.  Le  Moniteur,  par  exemple,  trouve  à  ce  livre  un  air  de 


158  L'ANNÉE  LITTËRÀIRB. 

parenté  Irès^roohe  «yee  nadime  9w>ary  et  Panny;  la  RemK  Ses 
Deux  Mimdes  pense,  ta  OMilnire,  «  qa*il  se  dMingiie  par  des  qua- 
lités dérieuses,  et  mérite  iTélre  remarcfDé  an  nilîea  des  kiiiifelli- 
génies  copies  de  la  réalité  qui  continuent  à  se  prodnire.  Louise  est 
une  étude  psycbolc^que  où  Fauteur  s*est  proposé  pour  modèle  quel- 
ques-uns de  ces  cbefs-d'œorre  d'analyse  morale  qui  sont  les  véri- 
tables origines  littéraires  du  roman,  d  On  ne  saurait  être  d*un  avis 
plus  complètement  opposé.  Pour  moi ,  je  me  range  du  côté  de  la 
Revue  des  Deux  Mondes.  L'auteur  de  Lomse  a  bîenjquelquefois  des 
yelléilés  de  description  à  oatmoe;  dans  les  moments  les  plus  impor- 
tants du  drame  ou  de  l'analyse  il  s'arrête  parfois  pour  nous  faire  part 
d'un  détail  plastique,  tel,  par  exemple,  que  la  longueur  des  paupières 
de  Louise;  dans  son  affectation  à  nous  dire  qu'elle  est  laide  afin  de 
nous  montrer  plus  tard  sa  beauté,  on  voit  bien  poindre  un  certain 
désir  de  nous  émouvoir  par  des  effets  physiques,  mais  tout  cela  n'est 
qu'à  l'état  de  tendance  particulière,  et  le  roman  dans  son  ensemble 
est  bien  réellement,  et  j'en  félicite  l'auteur,  une  oeuvre  d'analyse 
morale. 

Rien  de  plus  simple  que  le  sujet  de  oe  roman.  Un  homme  et  une 
iemme  s'aiment,  et  ils  se  quittent.  Voilà  tout.  Tant  que  nous  sommes 
dans  la  phase  de  l'amour,  tout  marche  à  merveille;  rien  de  plus 
naturel,  de  mieux  exprimé  que  la  passion  des  deux  amants;  leur 
amour  naît,  se  développe,  s'exalte  d'une  foçon  aussi  simple  que  fou* 
chante;  je  comprends  parfaitement  leur  ardeur  mutuelle,  leur  enthou- 
siasme, leur  bonheur.  Il  n'y  a  que  la  rupture  que  je  ne  comprends 
pas.  «  Louise,  nous  dit  l'auteur  dans  sa  préface,  aime  autant  qu'elle 
est  aimée  ;  les  deux  amants  sont  également  libres,  leur  fidélité  est 
poussée  jusqu'à  l'exaltation,  et  jamais,  dans  aucune  ciroonstaooe,  la 
question  d'argent  n'est  venue  se  poser  entre  eux.  11  n'y  a  là  ni  dépra- 
vation, ni  calcul.  11  y  a  l'amour  égal  des  deux  côtés,  jeune  et  violent, 
l'amour  qui  conduit  au  mépris  de  ce  qui  est  puéril  ou  bas,  à  l'oubli 
de  tout  ce  qui  est  faux,  et  à  l'admiration  de  la  seule  chose  visible  qui 
soit  vraiment  belle  :  la  nature,  c'est-à-dire  l'œuvre  de  Dieu.  »  Tout 
cela  est  vrai,  et  c'est  parce  qoe  oela  est  vrai,  que  la  brusque  sépara- 
tion des  deux  amants  me  parait  une  chose  inexplicable,  juste  au 
moment  où  l'iuoime  ne  peut  pas  douter  de  la  franchise  et  de  la  fidé- 
lité de  la  femme,  où  celle  *d  vient  d'être  mère  d'un  enfant  mort-né, 
à  la  vérité;  mais  œtte  cirooosfanoe  devrait  la  rendre  plus  intéressante 
encore  aux  yeux  de  son  amant.  Je  sais  bien  qu'il  y  a  entre  eux  des 


CHAPITRE  XXXV.  «$« 

• 

aDi^)ooB8,  mais  cela  saffit-41  pour  que  Louise  paisse  dire  :  <  Entre 
nous  deux  il  n'y  a  plus  de  place  pour  ie  bonheur  désormais.  Sépa- 
roMB  nous.  Ne  cherchons  pas  à  ranimer  ce  qu^une  volonté  plus  puis- 
sante que  la  mort  a  détruit.  Tu  ne  peux  plus  avoir  d*aroour  pour 
moi,  et  je  ne  wux  pas  de  ta  pitié.  Il  ne  nous  est  |dus  peraiis  de  nous 
regarder  sans  que  nos  yeux  ne  s'emplissent  de  larmes,  et  ton  cœur 
s*indigoerait  tout  bas  des  paroles  tendres  que  ta  bouche  voudrait 
m*adresser.  » 

Bien  que,  selon  moi,  rien  ne  justifie  un  semblaUe  langage^  les 

scènes  de  cette  bicarré  rupture,  quand  on  passe  sur  les  motifs  qui 

ramènent,  n'en  sont  pas  moins  fort  émouvantes.  Il  y  a  de  la  poMe 

dans  la  douleur  de  ce  père  devant  son  enfant  sorti  avant  terme  des 

entrailles  de  sa  mère,  et  qui  meurt  sans  avoir  vécu.  Cette  mort,  au 

lieu  de  séparer  les  deux  amants,  devrait  au  contraire  les  réunir  plus 

étroitement  que  jamais.  Le  dénoûment  de  Lomse  étonnera  les  esprits 

qui  se  piquent  de  logique,  et  attristera  les  âmes  sensibles.  C'est  là  un 

double  inconvénient.  Il  semble,  du  reste,  que  l'auteur  l'ait  senti. 

a  Je  ne  renonce  pas  à  dire  un  jour  ou  l'autre  au  public,  pour  peu 

qu'il  me  continue  sa  bienveillance,  si  la  rupture  fut  définitive,  ou 

bien  si  les  deux  amants  se  sont  revus,  ce  qui,  après  tout,  ne  serait 

pas  impossible,  car  il  liy  avait  en  eux  ni  lassitude  ni  dégoût.  r>  Par 

ces  derniers  mots  de  sa  préface  M.  Edouard  Gourdon  donne  raison 

à  mes  observations,  et  me  voilà  pleinement  en  droit  de  considérer  ce 

volume  simplement  comme  la  première  partie  d'un  roman  dont  la 

fin,  je  l'espère,  ne  se  fera  pas  longtemps  attendre.  A  moins  qu'ils  ne 

consentent  à  laisser  croire  que  cet  amour,  dont  ils  se  vantaient,  était 

beaucoup  plus  dans  leur  tète  que  dans  leur  cœur,  il  faut  que  le  héros 

et  l'héroïne  de  M.  Edouard  Gourdon  se  revoient  de  nouveau  pour  ne 

plus  se  quitter.  Sans  cela,  je  leur  relire  mon  estime. 

Malgré  le  défaut  sur  lequel  j'ai  insisté  peut-être  trop  longuement, 
Louise  n'en  est  pas  moins  un  roman  que  l'on  lit  avec  autant  d'intérêt 
que  de  charme.  Il  est  écrit  évidemment  par  un  homme  de  goût,  et 
par  un  homme  de  cœur  qui  aime  et  comprend  le  naturel  ;  il  contient, 
au  milieu  de  passages  pleins  de  grâce  et  de  fraîcheur,  quelques  des- 
criptions qui  sentent  un  peu  la  rhétorique  et  sur  lesquelles  il  faut  que 
je  chicane  l'auteur  :  «  Quand  nous  rentrions,  la  lune  éclairait  le  par- 
terre, les  belles-de-nuit  étaient  toutes  grandes  ouvertes,  et  le  rossignol 
disait  au  merle  que  le  moment  était  venu  de  reprendre  leurs  chants.  » 
Mai  fini,  et  M.  Edouard  Gourdon  a  soin  de  nous  prévenir  que  nous 


100  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE.  —CHAPITRE  XXXV. 

sommes  en  plein  été,  le  rossignol  ne  chante  plus;  au  crépuscule  et  à 
Taurore  on  entend  les  derniers  et  les  premiers  éclats  de  rire  du  merle; 
dans  la  nuit  il  ne  chante  pas  ;  il  craindrait  trop  d'indiquer  aux  bêtes 
nocturnes,  à  la  fouine  et  au  hibou,  le  buisson  où,  presque  à  fleur  du 
sol,  il  a  placé  sa  coûtée.  Dans  un  autre  chapitre,  il  est  question  de  «la 
cigale  qui,  collée  au  tronc  des  yieux  arbres,  emplissait  la  campagne 
de  ses  chants.  »  Jamais  les  environs  de  Paris  n'entendirent  de  cigale. 
Fille  de  la  Grèce  et  de  l'Italie,  la  cigale  s'arrête  où  finissent  les  pins 
et  les  oliviers.  Elle  ne  dépasse  pas  la  Provence.  C'est  la  seule  harmo- 
nie de  nos  poudreuses  campagnes,  que  la  terre  des  rossignols  et  des 
merles  ne  la  leur  envie  pas. 

TAXILE   OELORD. 


Droit  de  repruduclion  réiervc. 


Paru.  —  Imprimerie  P. -A.  BOURDIBR  et  G**,  me  Muarine,  30. 


LE  TALION 

CONTE 
PAR  M..ERGRMANN-GHATRIAN 


1 


En  1845,  dit  le  docteur  Taifer,  je  fos  attaché  comme  chirurgien 
aide-major  à  Fhôpital  militaire  de  Constantine. 

Cet  hôpital  s'élève  à  Tintérieur  de  la  Cdsba^  sur  un  rocher  à  pic 
de  trois  à  quatre  cents  pieds  de  hauteur.  Il  domine  à  la  fois  la  yille,  le 
palais  du  gouverneur)  et  la  plaine  immense  aussi  loin  que  peuvent 
s'étendre  les  regards. 

C'est  un  point  de  vue  sauvage  et  grandiose;  de  ma  fenêtre,  ouverte 
aux  brises  du  soir,  je  voyais  les  corneilles  et  les  gypaètes  tourbillon- 
ner autour  du  roc  inaccessible,  et  se  retirer  dans  les  fissures  aux  der- 
niers rayons  du  crépuscule.  Il  m'était  facile  de  jeter  mon  cigare  dans 
le  Rummel  qui  serpente  au  pied  de  la  muraille  gigantesque. 

Pas  un  bruit,  pas  un  murmure  ne  troublait  le  calme  de  mes 
études,  jusqu'à  Theure  où  la  trompette  et  le  tambour  retentissaient 
dans  les  échos  de  la  forteresse,  rappelant  nos  hommes  à  la  caserne. 

La  vie  de  garnison  n'a  jamais  eu  de  charmes  pour  moi  ;  je  n'ai 
jamais  pu  me  faire  à  l'absinthe,  au  rhum,  au  petit  verre  de  cognac... 
A  l'époque  dont  je  parle,  on  appelait  cela  manquer  de  l'esprit  de 
corps  :  mes  facultés  gastriques  ne  me  permettaient  pas  d'avoir  ce 
genre  d'esprit. 

Je  me  bornais  donc  à  voir  mes  salles,  à  tracer  mes  prescriptions,  à 
remplir  mon  service...  Puis  je  rentrais  chez  moi  prendre  quelques 
notes^  feuilleter  mes  auteurs,  rédiger  mes  observations. 

Le  soir,  à  l'heure  où  le  soleil  retire  lentement  ses  rayons  de  la 
plaine,  le  coude  sur  l'appui  de  ma  fenêtre,  je  me  reposais  en  rêvant 
à  ce  grand  spectacle  de  la  nature,  toujours  le  même  dans  sa  régula- 
rité merveilleuse,  et  cependant  éternellement  nouveau  :  uoe  caravane 

Tome  XI.  —  4 2*  LÎTraifona  %  1 


162  LE  TALION. 

lointaine  se  déroulant  aux  flancs  des  collines;  un  Arabe  galopant 
aux  extrêmes  limites  de  Thorizon,  comme  un  point  perdu  dans  le 
yide;  quelques  chênes-liége  découpant  en  vignette  leur  feuillage  sur 
les  bandes  pourpre  du  couchant...  Et  puis...  au  loin...  bien  loin, 
au'dessus  de  moi ,  ce  tourbillonnement  des  oiseaux  de  proie  sillon— 
nant  Tazur  sombre  de  leurs  ailes  tranchantes,  immobiles...  Tout 
cela  m'intéressait,  me  captivait;  je  serais  resté  là  des  heures  entières, 
si  le  devoir  ne  m'eût  ramené  forcément  à  la  table  de  dissection. 

Du  reste^  personne  ne  trouvait  à  critiquer  mes  goûts,  sauf  un  cer- 
tain lieutenant  de  voltigeurs  nommé  Gastagnac,  dont  il  faut  que  je 
vous  fasse  le  portrait. 

Dès  mon  arrivée  à  Constantine,  en  descendant  de  voiture,  une 
voix  s'élevait  derrière  moi  : 

—  Tiens  !  je  parie  que  voilà  notre  aide-major. 

Je  me  retourne,  et  me  trouve  en  présence  d'un  officier  d'infante- 
rie, long,  sec,  osseux,  le  nez  rouge,  la  moustache  grisonnante,  le 
képi  sur  l'oreille,  la  visière  poignardant  le  ciel,  le  sabre  entre  les 
jambes  :  c'était  le  lieutenant  Gastagnac. 

Et  comme  je  cherchais  à  me  remettre  cette  étrange  physionomie, 
le  lieutenant  me  serrait  déjà  la  main  : 

—  Soyez  le  Uenvenu,  docteur...  Enchanté  de  faire  votre  oonnais- 
sanee,  mori[>leu!  Vous  êtes  fatigué,  n'est-^e  pas?  Entrons...  je 
me  charge  de  vous  présenter  au  cercle. 

Le  cercle,  à  Gon^ntine,  est  tout  bonnement  la  buvette,  le  restau- 
rant des  officiers. 

Nous  entrons;  car  comment  résista*  à  l'enthousiasme  sympathique 
d*un  pareil  homme?...  Et  pourtant,  j'avais  lu  GilBlasI 

—  Garçon,  deux  verres...  Qu'est-ce  que  vous  prenez,  docteur, 
du  cognac...  du  rhum? 

—  Non...  du  curaçao. 

—  Du  curaçao  1  pourquoi  pas  du  parfait^mour?...  hé!  hé!  hé  ! 
vous  avez  un  drôle  de  goût...  Garçon,  un  verre  d'absinthe  pour 
moi...  et  copieux...  haut  le  coude  !...  Bien  !  A  votre  santé,  docteur  ! 

-*  A  la  vôtre,  lieutenant. 

Et  me  voilà  dans  les  bonnes  grâces  de  cet  étrange  personnage. 

Inutile  de  vous  dire  que  cette  liaison  ne  pouvait  me  charmer  long- 
temps; je  ne  tardai  point  à.m'aperoevmr  que  mon  ami  Gastagnac 
avait  l'habitude  de  lire  le  journal  au  quart  d'heure  de  Rabelais.  Cda 
TOUS  classe  un  homme. 


LE  TALION.  i63 

En  revaBche,  je  fis  la  connaissance  de  plusieurs  officiers  du  même 
régiment,  qui  rirent  beaucoup  avec  moi  de  cet  amphitryon  d*une 
nouvelle  espèce;  un  d'entre  eux,  nommé  Raymond  Dut^re,  brave 
garçon  et  qui  ne  manquait  certes  pas  de  mérite,  m'apprit  qu'à  son 
arrivée  au  régiment  pareille  chose  lui  était  advenue. 

—  Seulement,  ajouta-t-il,  comme  je  déteste  les  carotteurs,  j'ai  dit 
son  fait  à  Castagnac  devant  les  camarades...  Il  a  mai  pris  la  chose,  et 
ma  foi ,  BOUS  sommes  allés  faire  un  tour  hors  des  murs>  où  je  lut  ai 
administré  un  joli  coup  de  pointe ,.  ce  qui  lui  a  fait  un  tort  énonne, 
car  il  jouissait  d'un  grand  prestige  et  passait  pouv  le  bourreau  des 
crânes,  grâce  à  quelques  duels  heureux. 

Les  choses  en  étaient  là,  quand  vers  le  milieu  de  juin,  les  fièvres 
firent  leur  apparition  à  Constantine  ;  l'hèpital  reçut  n(Hi-8eulement 
des  militaires,  mais  un  assez  grand  nombre  d'habitants,  ce  qui  me 
força  d'interrompre  mes  travaux  pour  le  service. 

Dans  le  nombre  de  mes  malacfes  se  trouvaient  précisément  Casta- 
gnac et  Dutertre;  mais  Castagnac,  lui,  n'avait  pas  la  fièvre;  il  était 
atteint  d'une  affection  bizarre  appelée  delirium  trenîens^  état  de 
délire ,  de  tremblement  nerveux  particulier  aux  iti(ttvidus  adonnés  à 
Fabsinthe.  U  est  précédé  de  malaise,  d'insommie,  de  tressaillements 
soudains;  la  rougeur  de  la  face,  l'odeur  alcoolique  âe  l'haleine  le 
caractérisent. 

Ce  pauvre  Castagnac  se  jetait  à  bas  de  son  lit,  courait  à  quatre 
pattes  sur  le  plancher,  comme  pour  attraper  des  rats...  Il  poussait  des 
miaulements  terribles,  entrecoupés  de  ce  mot  cabalistique  prononcé 
d'un  aooent  de  fakir  en  extase  : 

—  Fatima!...  ôFatima!... 

Circonstance  qui  me  fit  présuma  que  te  pauvre  garpcm  pouvait 
bien  avoir  eu  jadis  quelque  amour  malheureux ,  dont  il  s'était  con- 
solé par  l'abus  des  liqueurs  spiritueuses. 

Cette  idée  m'inspira  même  en  sa  faveur  une  pitié  profonde  ;  c'était 
quelque  chose  de  pitoyable  que  de  voir  ce  grand  corps  maigre  bondir 
à  droite,  à  gauche...  puis  se-roidir  tout  à  coup  comme  une  bûche,  la 
face  pâle,  le  nez  bleu,  les  dents  serrées  :  on  ne  pouvait  assister  à  set 
crises  sans  frémir. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  exï  revenant  à  lui^  Castagnac  tie  Xïmk^ 
quait  pas  de  s'écrier  chaque  fras  : 

—  Qu'ai-je  dit,  docteur?  Âi-je  dit  quelque  chose  ? 

—  Mais  non,  lieutenant* 


lee  LE  TALION. 

Ces  oiseaux  hideux,  attirés  par  l'odeur  de  fat  chair,  n'attendaient 
que  mon  départ  pour  fondre  sur  leur  proie. 

Vous  dire  l'horreur  que  me  causa  cette  apparition  serait  chose 
impossible;  je  me  précipitai  vers  la  fenêtre....  Toutes  disparurent 
au  milieu  des  ténèbres,  comme  de  grandes  feuilles  mortes  emportées 
par  la  brise. 

Mais,  au  même  instant,  un  bruit  singutierfirappanM)nopeille...  un 
bruit  presque  imperceptible  dans  le  ^ide  de  l'abUne.  Je  m'inclinai, 
la  main  sur  la  barre,  regardant  dehors  et  retenant  mon  haleine  pour 
mieux  entendre. 

Au-dessus  de  l'amphithéâtre  se  trouvait  la  chambre  du  lieutenant 
Gastagnac  et  aunlessous,  entre  le  précipice  et  le  mur  de  l'hôpital,  pas» 
sait  un  sentier  large  tout  au  plus  d'un  pied,  et  tout  couvert  des  débris 
de  bouteilles  et  de  poteries  qu'y  jetaient  les  infirmiers. 

Or,  à  cette  heure  de  la  nuit,  où  le  moindre  bruit,  le  plus  léger 
soupir  devient  perceptible,  je  distinguais  les  pas  et  les  tâtonnements 
d'un  homme  marchant  sur  ce  rebord. 

—  Dieu  fasse,  me  disais-je,  que  la  sentinelle  ne  Tait  pas  vu  !  Qu'il 
hésite  une  seconde,  et  sa  chute  est  infaillible  ! 

Je  terminais  à  peine  cette  réflexion  qu'une  voix  rauque  étouCTée,  la 
voix  de  Gastagnac,  cria  brusquement  dans  le  silence  : 

—  Raymond...  où  vas-tu? 

Cette  exclamation  me  traversa  jusqu'à  la  moëUe  des  os.  Celait 
un  arrêt  de  mort. 

En  effet,  au  même  instant,  quelques  débris  glissèrent  sur  le  talus, 
puis  le  long  de  la  rampe  escarpée,  j'entendis  quelqu'un  se  cram- 
ponner avec  de  longs  soupirs. 

La  sueur  froide  me  découlait  de  la  face...  J'aurais  voulu  voir... 
descendre...  appeler  au  secours...  Ma  langue élail  glacée... 

Tout  à  coup  il  y  eut  un  gémissement...  puis  rien!...  Je  me 
trompe...  une  sorte  d*éclat  de  rire  saccadé  suivit...  Une  fenêtre  se 
referma  brusquement  avec  un  bruit  de  vitres  qui  se  brisent...  et  le 
silence  profond,  continu,  étendit  son  linceul  sur  ce  drame  épou* 
vantable. 

Que  vous  dirai-je,  mes  chers  amis?...  la  terreur  m'avait  fait  recu- 
ler jusqu'au  fond  de  la  salle...  et  là,  tremblant,  les  cheveux  hérissés, 
les  yeux  fixés  devant  moi,  je  restai  plus  de  vingt  minutes,  écoutant 
bondir  mon  cœur  et  cherchant  à  comprimer  de  la  main  ses  pul- 
sations. 


LE  TALION.  tt07 

Au  bout  de  ce  teinp&,  j'allai  machinalement  refermer  la  fenêtre  ; 
je  pris  la  lampe,  je  montai  Tescalier  et  je  suiyis  le  corridor  qui 
menait  à  ma  chambre. 

Je  me  couchai...  mais  il  me  fut  impossible  de  fermer  l'œil...  J'en- 
tendais ces  soupirs...  ces  longs  soupirs  de  la  victime...  puis  l'éclat  de 
rire  de  Tassasain  ! 

—  Assassiner  sur  la  grand'route,  le  pistolet  au  poings  me  di* 
sais-je,  c'est  afireux  sans  doute....  Mais  assassiner  d*un  mot...  sans 
danger!... 

Au  dehors  le  sirocco  s'était  âesé;  il  se  démenait  dans  la  plaine 
aTec  des  gémissements  lugubres,  apportant  jusqu'à  la  cime  du  roc  le 
aable  et  le  gravier  du  désert. 

Du  reste,  la  violence  même  des  sensations  qui  venaient  de  m'agiter 
me  faisait  éprouver  un  besoin  de  sommeil  presque  invincible... 
L'effroi  seul  me  tenait  éveillé...  Je  me  représentais  le  grand  Casta- 
gnac  en  chemise,  penché  hors  de  sa  fenêtre...  le  cou  tendu,  suivant 
du  regard  sa  victime  jusque  dans  les  profondeurs  ténébreuses  du 
précipice,  et  cela  me  glaçait  le  sang. 

—  C'est  lui!  me  disais-je,  c'est  lui  I...  S'il  se  doutait  que  j'étais 

Alors  il  me  semblait  entendre  les  planches  du  corridor  crier  sous 
un  pas  furtif...  et  je  me  levais  sur  le  coude...  la  bouche  entr'ou- 
verte,  prêtant  l'oreille. 

Cependant  le  besoin  de  repos  finit  par  remporter,  et  vers  trois 
heures  je  m'endormis  d'un  sommeil  de  plomb. 

n  était  grand  jour  lorsque  je  m'éveillai  ;  le  coup  de  vent  de  la 
nuit  était  tombé,  le  ciel  pur  et  le  calme  si  profond  que  je  doutai  de 
mes  souvenirs...  Je  crus  avoir  fait  un  vilain  rêve. 

Chose  étrange,  j'éprouvais  une  sorte  de  crainte  à  vérifier  mes 
impressions.  Je  descendis  remplir  mon  service,  et  ce  n'est  qu'après 
avoir  visité  toutes  mes  salles,  examiné  longuement  chaque  malade, 
que  je  me  rendis  enfin  chez  Dutertre. 

Je  frappe  à  sa  porte...  point  de  réponse...  J'ouvre...  son  lit  n'est 
pas  défait...  J'appelle  les  infirmiers...  j'interroge...  Je  demande 
où  est  le  lieutenant  Dutertre  :  —  personne  ne  l'avait  vu  depuis  la 
veille  au  soir... 

Alors  recueillant  tout  mon  courage,  j'entrai  dans  la  chambre  de 
Gastagnac. 

Un  rapide  coup  d'oeil  vers  la  fenêtre  m'apprit  que  deux  vitres 


168  LE  TALION. 

étaient  brisées.. •  Je  me  sentis  pâlir...  mais,  reprenant  aussitôt  mon 
sang-froid  : 

—  Quel  coup  de  vent  cette  nuit  !  m'écriai-je  ;  qu'en  dites-Yous , 
lieutenant? 

Lui,  tranquillement  assis,  les  coudes  sur  la  table,  sa  longue  figure 
osseuse  entre  les  mains,  faisait  mine  de  lire  sa  théorie.  Il  était  impas- 
sible, et  levant  sur  moi  son  morne  regard  ': 

—  Parbleu!  fit- il  en  m'indiquant  la  fenêtre,  deux  vitres  défon- 
cées... rien  que  ça...  hé  I  hé  !  hé! 

—  Il  parait,  lieutenant,  que  cette  chambre  est  plus  exposée  que 
les  autres...  ou  peut-être  aviez-vous  laissé  la  fenêtre  ouverte? 

Une  contraction  musculaire  imperceptible  brida  les  joues  du  vieux 
soudard. 

—  Ma  foi  non,  dit-il  en  me  regardant  d'un  air  étrange,  elle  «était 
fermée. 

—  Ah! 

Puis  m'approchant  pour  lui  prendre  le  pouls  : 

—  Et  la  santé...  comment  va-t-el)e? 

—  Mais  pas  mal. 

—  En  effet...  il  y  a  du  mieux...  un  peu  d'agitation!...  D*ici 
quinze  jours,  lieutenant,^ vous  serez  rétabli...  je  vous  le  pnmiets... 
Seulement  alors,  tâchez  de  vous  modérer...  plus  de  poison  vert... ou 
sinon...  prenez-y  bien  garde! 

Malgré  le  ton  de  bonhomie  que  je  m'efforçais  de  prendre,  ma  voix 
tremblait...  Le  bras  du  vieux  scélérat  que  je  tenais  dans  la  main  me 
produisait  l'effet  d'un  serpent...  J'aurais  voulu  fuir...  Et  puis  cet  œil 
fixe,  inquiet,  qui  ne  me  quittait  pas...  C'était  horrible  ! 

Pourtant  je  me  contins. 

Au  moment  de  sortir,  revenant  tout  à  coup  comme  pour  réparer 
un  oubli  : 

—  A  propos,  lieutenant,  Dutertre  n'est  pas  venu  vous  voir? 
Un  frisson  passa  dans  ses  cheveux  gris  : 

—  Dutertre? 

—  Oui...  il  est  sorti...  il  est  sorti  depuis  hier...  On  ne  sait  ce  qu'il 
est  devenu...  Je  supposais... 

-^  Personne  n*est  venu  md  voir ,  —  fit-il  avec  une  petite  toux 
sèche,  —  personne  ! 

Il  reprit  son  livre,  et  moi  je  refermai  la  porte,  convaincu  de  sdn 
crime  comme  de  la  lumière  du  jour. 


LE  TALION.  ^69 

Malheureusement,  je  n'avais  pas  de  preuves. 
^  Si  je  le  dénonce ,  me  disais-je  en  regagnant  ma  diambre ,  il 
niera. ••  c^est  évident...  et  s'il  nie,  quelle  preuve  pourrai-je  donner 
de  la  réalité  du  fait?...  Aucune!...  Mon  propre  témoignage  ne  sau- 
rait suffire...  Tout  Fodieùx  de  l'accusation  retombera  sur  ma  tête,  et 
je  me  serai  fait  un  ennemi  terrible  ! 

D'ailleurs  les  crimes  de  ce  genre  ne  sont  pas  prévus  par  la  loi.  En 
conséquence,  je  résolus  d'attendre...  de  surveiller  Gastagnac  sans  en 
avoir  l'air,  persuadé  qu'il  finirait  par  se  trahir.  Je  me  rendis  ensuite 
diez  le  commandant  de  place,  et  je  lui  signalai  simplement  la  dispa- 
rition du  liesutenant  Dutertre. 

Le  lendemain,  quelques  Arabes,  arrivant  au  marché  de  Constan- 
One  avec  leurs  ânes  chargés  de  légumes,  dirent  qu'on  voyait  de  la 
route  de  Philippeville  un  uniforme  suspendu  dans  les  airs  le  long 
des  rochers  de  la  Casba,  et  que  les  oiseaux  de  proie  volaient  autour 
par  milliers,  remplissant  le  ciel  de  leurs  cris. 
C'étaient  les  restes  de  Raymond. 

On  eut  des  peines  infinies  à  les  chercher,  au  moyen  de  cordes  et 
d'échelles  fixées  de  distance  en  distance  le  long  de  i'abtme. 

Les  officiers  de  la  garnison  s'entretinrent  deux  ou  trois  jours  de 
cette  étrange  aventure  ;  on  fit  mille  commentaires  sur  les  circons- 
tances probables  de  l'événement,  puis  on  causa  d'autre  chose...  On 
reprit  la  partie  de  bézigue  ou  de  piquet. 

Des  hommes  exposés  tous  les  jours  à  périr  n'ont  pas  un  grand 
fond  de  sympathie  les  uns  pour  les  autres  :  Jacques  meurt...  Pierre 
le  remplace...  Le  régiment  est  immortel  !  —  C'est  la  théorie  dite  hu- 
manitaire en  action  : 

a  Vous  êtes,  donc  vous  serez...  Car  étant,  vous  participez  de  l'être 
éternel  et  infini.  » 

—  Oui,  je  serai...  Mais  quoi?  — Voilà  la  question...  Aujourd'hui 
lieutenant  de  chasseurs. .  •  et  demain  une  motte  de  terre. . .  Gela  mérite 
qu'on  y  regarde  à  deux  fois. 

II 

Ua  position,  au  milieu  de  l'indifférence  générale,  était  pénible;  le 
silence  me  pesait  comme  un  remords.  La  vue  du  lieutenant  Casta- 
gnac  excitait  en  moi  des  mouvements  d'indignation,  une  sorte  de 
répulsion  insurmontable;  le  regard  terne  de  cet  homme,  son  sourire 


no  LE  TALION. 

ironique  me  glaçaient  lé  sang...  Lui-même  m'observait  parfois  à  la 
dérobée,  comme  poor  lire  au  fond  de  mon  âme.  • .  Ces  regards  fortUs, 
pleias  de  défiance,  ne  me  rassuraient  pas  du  tout. 

—  Il  se  doute  de  quelque  chose,  me  disais-je  ;  s*il  en  était  sur,  je 
serais  perdu...  Car  cet  homme  ne  recule  derant  rien. 

Ces  idées  m'imposaient  une  contrainte  intolérable...  Mes  travaux 
en  souffraient. ••  U  fallait  sortir  de  Tincertitude  à  t^ut  prix...  Mais 
comment? 

La  Providence  Tint  à  mon  aide. 

Je  traversais  un  jour  te  guichet,  sur  les  trois  heures  de  rapiès- 
midi,  pour  me  rendre  en  yiile,  quand  le  caporal  infirmier  aocouroi 
me  remettre  un  chiffon  de  papier  qu'il  venait  de  trouver  dans  la 
tunique  de  Raymond. 

—  C'est  une  lettre  d'une  particulière  nommée  Fatima,  me  dit  le 
brave  homme  ;  il  parait  que  cette  indigène  en  tenait  pour  le  liente-* 
nant  Dutertre...  J'ai  pensé,  major,  que  ça  pcnivait  vous  intéresser... 

La  lecture  de  celte  lettre  me  jeta  dans  un  grand  étonnement;  elle 
était  très-courte  et  se  bornait,  pour  ainsi  dire,  à  indiquer  l'heuBe  dL  le 
lieu  d'un  rendez-vous. .  •  Mais  quelle  révélalion  dans  la  signature  ! 

—  Ainsi  donc,  me  disais-je,  cette  exclamation  de  Castagnac  au 
plus  fort  de  ses  crises...  cette  exclamation  :  «  Fatima  !  ô  Fatima  !  »  est 
le  nom  d'une  femme...  et  cette  femme  existe...  Elle  aimait  Duter- 
tre!... Qui  sait?...  C'était  peut-être  pour  aller  à  ce  rendez-vous  que 
Raymond  m'avait  demandé  un  billet  de  sortie!...  Oui...  ouL..  la 
lettre  est  du  3  juillet...  C'est  bien  cela!  Pauvre  garçon...  Ne  pou- 
vant quitter  l'hôpital  pendant  le  jour,  il  s'est  hasardé  la  nuit  dans  cet 
affreux  chemin...  et  là...  Cassagnac  l'attendait... 

Tout  en  réfléchissant  à  ces  choses  „  je  descendais  le  roc  de  la  bsè- 
che,  et  bientôt  je  me  vis  en  face  d'une  voûte  de  briques  assez  basse, 
ouverte  au  vent  selon  l'usage  oriental. 

Au  fond  de  cette  voûte,  un  certain  Sidi  Houmaîum,  armé  d'une 
longue  cuiller  de  bois,  et  gravement  assis  sur  ses  babouches,  remuait 
dans  un  vase  d'eau  bouillante  la  poudre  parfumée  du  moka. 

Il  est  bon  de  vous  dire  que  j'avais  guéri  Sidi  Houmaîum  d'une 
dartre  maligne ,  contre  laquelle  les  médecins  et  les  chirurgiens  du 
pays  avaient  inutilement  employé  toutes  leurs  panacées  et  leurs 
annilettes.  Ce  brave  homme  me  gardait  une  véritable  reconnaissance* 

Tout  autour  de  la  baiéga  régnait  une  banquette  recouverte  de 
petites  nattes  en  sparterie,  et  sur  la  banquette  trônaient  cinq  ou  six 


LE  TALION.  171 

Maures  coiffês  chi  fez  rouge  à  flocon  de  soie  bleae,  la  paupière  demi 
dose,  le  chibouck  aux  lèvres,  sayourant  en  silence  Tarorae  du  tabac 
turc  et  de  la  fève  d*Ârabie. 

Je  ne  sais  par  quelle  inspiration  subite  ridée  me  vint  aussitôt  de 
consulter  Sidi  Houmaîum.  Il  est  de  ces  impulsions  bizarres  qu'on  ne 
peut  définir,  et  dont  nul  ne  saurait  pénétrer  la  cause. 

J*entre  donc  dans  la  botéga  d^un  pas  solennel,  à  la  grande  stupé- 
faction des  habitants,  et  je  prends  place  sur  la  banquette. 

Sidi  Houmaîum,  sans  avoir  Tair  de  me  reconnaître,  vient  me 
présenter  un  chibouck  et  une  tasse  de  café  brûlant. 

Je  hume  le  breuvage ,  j'aspire  le  chibouck ,  le  temps  s*écoule  len- 
tement, et  vers  six  heures,  la  voix  papelarde  du  muetzin  appelle  les 
fidèles  à  la  prière. 

Tous  se  lèvent  en  passant  la  main  sur  leur  barbe,  et  s'acheminent 
Ters  la  mosquée. 

Enfin  je  suis  seul*,  Sidi  Houmaîum,  promenant  autour  de  lui  un 
regard  inquiet,  s'approche  de  moi,  et  se  courbe  pour  me  baiser 
la  main. 

—  Seigneur  Taleb^  qu'est-ce  qui  vous  amène  dans  mon  humble 
demeure?...  Que  puis-je  pour  vous  rendre  service? 

—  Tu  peux  me  faire  connaître  Fatima. 

—  Fatima  la  Mauresque? 

—  Oui...  la  Mauresque. 

—  Seigneur  TcUeb,  au  nom  de  votre  mère ,  ne  voyez  pas  cette 
femme... 

—  Pourquoi? 

—  C'est  la  perdition  des  fidèles  et  des  infidèles...  Elle  possède  un 
charme  qui  tue...  ne  la  royez  pas!... 

—  Sidi  Homnaîum*,  ma  résolution  est  inébranlable...  Fatima 
possède  un  charme...  Eh  bien!...  moi...  je  possède  un  charme  plus 
grand...  Le  sien  donne  la  mort!...  Le  mien  donne  la  vie,  la  jeunesse, 
la  beauté...  Bis-lui  cela  Sidi  Houmaîum;  dis-lui  que  les  rides  de  la 
vieillesse  s'effacent  à  mon  approche. . .  Dis-lui  que  la  pomme  d'Béva. . . 
Cette  pomme  qui  nous  condamne  tous  à  mourir,  depuis  l'origine  des 

•  sfêdes...  j'en  ai  retrouvé  les  pépins...  que  je  les  ai  semés...  et  qu'il 
est  est  sorti  Tarbre  de  la  vie,  dont  les  fruits  savoureux  donnent  la 
grâce  de  Félemelle  jeunesse!...  Que  celle  qui  en  goûte...  fut-elle 
vieille...  laide  et  ratatinée  comme  une  sorcière...  Dis-lui  qu'elle 
reDalt...  que  ses  rides  s'elbcent...  que  sa  peau  devient  blanche  et 


172  LE  TALION. 

douce  comme  un  lis...  ses  lèvres  roses  et  parfumées  comme  la  reine 
des  fleurs. ••  Ses  dents  édaiantes  comme  celles  d'un  jeune  chacal.. • 

—  Mais  seigneur  Taleb^  s*écria  le  musulman,  Fatima  n'est  pas 
vieille...  elle  est,  au  contraire,  jeune  et  belle*. •  si  belle  même,  qu'elle 
ferait  Torgueil  d'un  sultan. 

—  Je  le  sais...  elle  n'est  pas  vieille...  mais  elle  peut  vieillir...  Je 
veux  la  voir!...  Souviens-toi,  SidiHoumaium,  souviens-toi  de  tes 
promesses. 

—  Puisque  telle  est  votre  volonté,  seigneur  Taleb^  revenez  demain 
à  la  même  heure...  Mais  rappelez-vous  bien  ce  que  je  vous  dis  : 
Fatima  fait  un  vilain  usage  de  sa  beauté. 

—  Sois  tranquille...  je  ne  l'oublierai  pas. 

Et  présentant  la  main  au  couUmglis  ^  \t  me  retirai  comme  j'étais 
venu,  la  tête  haute  et  le  pas  majestueux. 

Jugez  si  je  dus  attendre  avec  impatience  l'heure  de  mon  rendez* 
vous  avec  Sidi  Houmaîum...  Je  ne  me  possédais  plus...  Cent  fois  je 
traversai  la  grande  cour  de  la  Casba  pour  guetter  le  cri  du  Muetzin, 
tirant  le  chapeau  à  tout  venant,  et  causant  même  avec  la  sentinelle 
pour  tuer  le  temps. 

Enfin  le  verset  du  Coran  se  chante  à  la  cime  des  airs  ;  il  plane  de 
minaret  en  minaret  sur  la  ville  indolente...  Je  cours  à  la  rue  de  la 
Brèche,  Sidi  Houmaium  fermait  sa  botéga. 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je  tout  haletant. 

—  Fatima  vous  attend,  seigneur  Taieb. 

11  assujettit  la  barre,  et,  sans  autre  explication,  se  met  à  marcher 
devant  moi. 

Le  ciel  était  d'un  éclat  éblouissant.  Les  hautes  maisons  blanchies, 
véritable  procession  de  fantômes,  drapées  de  loin  en  loin  d'un  raycm 
de  soleil,  reflétaient  sur  les  rares  passants  leur  morne  tristesse. 

Sidi  Houmaîum  allait  toujours  sans  tourner  la  tête,  les  longues 
manches  de  son  bemous  balayant  presque  la  terre,  et  tout  en  mar- 
chant je  l'entendais  réciter  tout  bas  en  arabe  je  ne  sais  quelles  lita- 
nies semblables  à  celles  de  nos  pèlerins. 

Bientôt,  quittant  la  grande  rue,  il  s'engagea  dans  l'étroite  ruelle 
de  Suma,  où  deux  personnes  ne  sauraient  marcher  de  front.  Là, 
dans  la  bourbe  noire  du  ruisseau,  sous  de  misérables  échoppes, 
grouille  toute  une  population  de  savetiers,  de  brodeurs  sur  maroquin, 
de  marchands  d'épicesdes  Indes,  d'aloès,  de  dattes,  de  parfums  rares. 


LE  TALION.  n3 

les  uns  allant  et  venant  d'un  air  apathique,  les  autres  accroupis,  les 
jambes  croisées,  méditant  à  je  ne  sais  quoi  dans  une  atmosphère  de 
fumée  bleuâtre  qui  s'échappe  à  la  fois  de  leur  bouche  et  de  leurs 
narines. 

Le  soleil  d'Afrique  pénètre  dans  le  sombre  cloaque  en  lames  d'or, 
eCBeurant  ici  une  yieille  barbe  grise  à  nez  crochu  avec  son  chibouck 
et  sa  main  grasse  chargée  de  bagues  ;  plus  loin  le  profil  gracieux 
d'une  belle  juive  rêveuse  et  triste  au  fond  de  sa  boutique...  —  Ou 
bien  encore  l'étalage  d'un  armurier,  avec  ses  yatagans  effilés,  ses  lon- 
gues carabines  de  Bédouins  incrustées  de  nacre.  —  L'odeur  de  la 
fenge  se  confond  avec  les  émanations  pénétrantes  de  l'officine...  La 
lumière  sabre  les  ombres,  elle  les  découpe  en  franges  lumineuses, 
elle  les  tamise  de  ses  paillettes  éblouissantes  sans  parvenir  à  les 
dissiper. 

Nous  allions  toujours.  —  Tout  à  coup,  dans  l'un  des  détours 
inextricables  de  la  ruelle,  Sidi  Houmaîum  s'arrêta  devant  une  porte 
basse  et  frappa. 

—  Tu  me  suivras...  tu  me  serviras  d'interprète,  lui  dis-je  à  voix 
basse. 

—  Fatima  parle  le  français ,  me  répondit-il  sans  tourner  la 
tète. 

Au  même  instant  la  face  luisante  d'une  négresse  parut  au  guichet. 
Sidi  Houmaîum  lui  dit  quelques  mots  en  arabe...  La  porte  s'ou- 
vrit et  se  referma  subitement  sur  moi.  —  La  négresse  était  sortie 
par  une  porte  latérale  que  je  n'avais  pas  vue,  et  Sidi  Houmaîum 
était  resté  dans  la  ruelle. 

Après  avoir  attendu  quelques  minutes,  je  commençais  à  m'impa- 
tienter,  quand  une  porte  s'ouvrit  sur  la  gauche,  et  la  négresse  qui 
m'avait  introduit  me  fît  signe  d'entrer. 

Je  gravis  quelques  marches  et  me  trouvai  dans  une  cour  intérieure 
pavée  de  petits  carreaux  de  faïence  en  mosaïque.. •  Plusieurs  portes 
s'ouvraient  sur  cette  cour. — La  négresse  me  conduisit  dans  une  salle 
basse,  les  fenêtres  ouvertes,  garnies  de  rideaux  de  soie  à  dessins  mau- 
resques. Des  coussins  de  perse  violette  régnaient  tout  autour  ;  une  large 
natte  en  roseaux  couleur  d'ambre  couvrait  le  plancher,  des  arabes- 
ques interminables  de  fleurs  et  de  fruits  fantastiques  se  déroulaient  au 
plafond  ;  mais  ce  qui  d'abord  attira  mes  regards,  ce  fut  Fatima  elle- 
même,  accoudée  sur  le  divan,  les  yeux  voilés  de  longues  paupières 
à  dis  noirs,  là  lèvre  légèrement  ombrée,  le  nez  droit  et  fin,  les  bras 


174  LE  TALION. 

Uancs  diaiigés  de  loorcb  biaœlefs.  Elle  atuI  de  jdis  pieds  et  jouait 
noochalamiDeiit  avec  ses  petites  babouches  brodées  d'or  Tcrt,  «{uaïad 
je  m'arrêtai  sur  le  seail. 

Durant  quelques  secondes  la  Mauresque  m'obsenra  du  coin    de 
TcbU,  puis  un  fin  sourire  entr'ouTrit  ses  lèrres. 

^-Entrez,  seigneur  Takb^  fit-elle  d'une  toîx  nonchalante...  Sidi 
Houmaîum  m'a  prévenu  de  votre  visite...  Je  sais  le  motif  qui  yotis 
amène...  Vous  êtes  bien  bon  de  vous  intéresser  a  la. pauvre  Fatima, 
qui  se  fait  TÎeilIe...  car  elle  aura  bientôt  dix-sept  ans...  Dîx-sqpt  ans».  • 
rage  des  regrets  et  des  rides...  Fâge  des  repentirs  tardifs.».  —  Ah  ! 
seigneur  Takb^  asseyex-vous  et  soyez  le  bienvenu!..»  Vous  m'ap- 
portez la  pomme  d'Héva,  n'est*il  pas  vrai?...  la  pomme  qui  domie  la 
jeunesse  et  la  beauté...  Et  la  pauvre  Fatima  en  a  besoin! 

Je  ne  savais  que  répondre...  j'étais  confus...  mais  me  rappelant 
tout  à  coup  le  motif  qui  m'avait  conduit  là...  mon  sang  ne  fit  qu'un 
tour,  et  par  l'effet  des  réactions  extrêmes,  je  devins  froid  comme  le 
marbre. 

— Vous  raillez  avec  grâce,  Fatima,  répondis-Je  en  {«enantplaoe  sur 
un  divan,  j'avais  entendu  célébrer  votre  esprit  non  moins  que  votre 
beauté...  Je  vois  qu*on  a  dit  vrai. 

—  Ah  !  fit-elle...  et  par  qui  donc? 

—  Par  Dulertre... 

—  Dutertre? 

—  Oui...  Raymond  Dutertre...  le  jeune  officier  qui  est  tombé  daas 
l'abtme  de  Rummel...  —  Celui  que  vous  aimiez...  Fatima... 

Elle  ouvrit  de  grands  yeux  surpris. 

—  Qui  vous  a  dit  que  je  l'aimais  ?  fit-elle  &i  me  regardant  d'un 
air  étrange.. .  C'est  faux  1 — Est-ce  lui  qui  vous  a  dit  cela? 

— Non  • . .  mais  je  le  sais. . .  Cette  lettre  me  le  prouve. . . — Cette  lettre 
que  vous  lui  avez  écrite. . .  et  qui  est  cause  de  sa  mort. . .  Car  c'est  pour 
accourir  près  de  vous  qu'il  s'est  risqué  la  nuit  sur  les  rocbm%  de  la 
Casba... 

A  peine  avais-je  prononcé  ces  paroles,  que  la  Mauresque  se  leva 
brusquement,  les  yeux  étincelants  d'un  feu  sombre. 

—  J'en  étais  sûre!  s'écria-t-elle.  Oui...  quand  la  négresse  est 
venue  m'apprendre  le  malheur...  je. lui  ai  dit  :  <  Aissa.»%  C'est 
lui  qui  a  faut  le  coup...  C'est  lui  !  9  Oh  !  le  misérable  I... 

Et  comme  je  la  regardais  tout  stupéfait,  ne  sachant  ce  qu'elle  vou- 
lait dire,  elle  s'approcha  de  moi  et  me  dit  à  Toix  basse  : 


LE  TALION.  ns 

—  Mourra-t-il?..,  — ûreyez-Toua  qu'il  mourra  WentAt?—  Je 
vov^baie  le  voir  découper  ! 

EUe  m^ayait  saisi  le  bras  et  me  regardait  jusqu'au  fond  de  l'âme. 
Je  n'oublierai  j^nais  la  pâleur  mate  de  cette  tête...  Ces  grands 
yeux  noirs  écarquiUés*..  ces  lèvres  frémissantes... 

«-De  qui  parlez-'^vous  doK,  Faiima,  lui  dls-je  tout  ému?...  ExpU- 
cpieah¥CMRB...  Je  ne  tous  oompreods  fMis..* 

—  De  qui?  --  De  Gastagnacl...  —  Vous  êtes  Tcdeb  à  l'hôpiial... 
£h  bien ,  donnez-lui  du  poison...  —  C'est  un  brigand  !  —  Il  m'a 
forcée  d'écrbre  à  l'officier  de  venir  ici...  moi...  je  ne  youkispaa*..  Et 
pouriaut  ce  jeune  homme  me  poursuivait  d^uis  longtemps. ..  mais 
je  savais  que  Castagnac  avait  une  mauTaise  idée  contre  lui.  Alors 
CMome  je  refusais,  il  m*a  menacée  4e  sortir  de  l'hôpital  pour  Tenir 
me  battre  si  je  n'écrivais  pas  tout  âesaiie.«.  Tenez...  voici  sa  lettre... 
Je  vous  dts  que  c'est  un  brigand  !... 

Il  me  r^gne,  mes  ebers  amis,  de  tous  véfébsr  tout  ce  que  la 
Marcsque  m*apprtt  sur  le  CMnpte  de  Castagnac*  Elle  me  raconta 
l'histoire  de  leur  liaison...  Après  l'avoir  séduite,  il  l'avait  tx>rrompue, 
et  depuis  deux  ans  k  misânaUe  exploitait  le  déshonneur  de  cette 
malheureuse  :  —  Non  content  de  cela,  il  la  battait  ! 

Je  sortis  de  chez  Fatima  le  oœur  oppressé.  —  Sidi  floumaïum 
m'attendait  à  la  porte...  Ntius  nedesoemÛmes  la  ruelle  de  Suma  c6te 
acMe. 

—  Prenez  garde,  me  dit  le  wulaugKs  en  m'observant  du  coin 
de  l'œil,  prenez  garde,  seigneur  Taleb...  Vous  êtes  bien  pâle...  le 
mauvais  ange  plane  sur  votre  tète  !... 

Je  serrai  la  main  de  ce  brave  homme  et  lui  répondis  : 

—  Ne  crains  rien  1 

Ma  résolution  était  prise  :  sans  pa*dre  une  minute...  je  nicmtai  à 
laCasba...  J'entrai  dans  l'hôpital  et  |e  frappai  à  la  porte  de  Cas* 
tagnae* 

—  Entrez! 

Il  paraît  que  l'expression  de  nm  figure  n'annonçait  rien  de  bon  ; 
car  en  m'apercevant  il  se  leva  tout  interdit. 

-»  Tiens  !  c'est  vous,  fit-il  en  s'e£forçant  de  sourire...  Je  ne  vous 
attendais  pas... 

Pour  toute  réponse,  je  lui  montrai  la  lettre  qu'il  avait  écrite  à 
Fatima. . .  Il  pâlit ,  et  l'ayant  regardée  quelques  secondes  il  voulut  se 
précipiter  sur  moi  ;  mais  je  l'arrêtai  d'un  geste. 


176  LE  TALION. 

—  Si  TOUS  faîtes  un  pas ,  lui  dis-Je  en  portant  la  main  à  la  garde 
de  mon  épée,  je  tous  tue  comme  un  chien!...  —  Vous  êtes  un 
misérable. ••  Vous  ayez  assassiné  Dutertre...  J'étais  à Tamphithéàtre, 
j'ai  tout  entendu...  —  Ne  niez  pas!  —  Votre  conduite  envers  cette 
femme  est  odieuse...  Un  officier  français! ...  descendre  à  un  tel  degré 
d'infamie!...  Écoutez...  Je  devrais  vous  livrer  à  la  justice...  mais 
votre  déshonneur  rejaillirait  sur  nous  tous...  S'il  vous  reste  un  peu 
de  cœur...  tuez-vous  !...  Je  vous  accorde  jusqu'à  demain...  Demain, 
à  sept  heures,  si  je  vous  retrouve  vivant. ..  je  vous  conduirai  moi- 
même  chez  le  commandant  de  place. 

Ayant  dit  ces  choses,  je  me  retirai  sans  attendre  sa  réponse,  et  je 
courus  donner  l'ordre  à  la  sentinelle^  d'empêcher  le  lieutenant  Cas- 
tagnac  de  sortir  de  l'hôpital  sous  aucun  prétexte.  Je  recommandai  de 
même  une  surveillance  toute  spéciale  au  concierge ,  le  rendant  res- 
ponsable de  ce  qui  pourrait  survenir  en  cas  de  négligence  ou  de  fai- 
blesse ,  puis  je  m'acheminai  tranquillement  vers  la  pension  comme 
si  de  rien  n'était.  J'y  fus  même  plus  gai  que  d'habitude  et  prolongeai 
mon  diner  jusqu'après  huit  heures. 

Depuis  que  le  crime  de  Gastagnac  m'était  prouvé  matériellement, 
je  me  sentais  impitoyable  :  Raymond  me  criait  vengeance. 

Après  le  diner,  je  me  rendis  chez  un  marchand  de  résine;  j'y  fis 
l'acquisition  d'une  torche  poissée,  telle  que  nos  spahis  en  portent  dans 
leurs  carrousels  de  nuit...  puis,  rentrant  à  l'hôpital,  je  descendis 
directement  à  l'amphithéâtre,  ayant  soin  d'en  fermer  la  porte  à 
double  tour. 

La  voix  du  muetzin  annonçait  alors  la  dixième  heure ,  les  mos- 
quées étaient  désertes,  la  nuit  profonde. 

Je  m'assis  en  face  d'une  fenêtre ,  respirant  les  tièdes  bouffées  de  la 
brise  et  m'abandonnant  aux  rêveries  qui  m'étaient  si  chères  autrefois. 
—  Que  de  souffrances,  que  d'inquiétudes  j  avais  éprouvées  depuis 
quinze  jours  !  —  Toute  mon  existence  passée  ne  m'en  offrait  pas  de 
semblables  :  il  me  semblait  être  échappé  des  griffes  dé  l'esprit  des 
ténèbres,  et  jouir  de  ma  liberté  reconquise. 

Le  temps  s'écoulait  ainsi  ;  déjà  la  ronde  avait  deux  fois  relevé  les 
sentinelles ,  quand  tout  à  coup  des  pas  rapides ,  furtife,  se  firent 
entendre  dans  l'escalier...  Un  coup  sec  retentit  à  la  porte. 

Je  ne  répondis  pas. 

Une  main  fébrile  chercha  la  clef... 

—  C'est  Gastagnac,  me  dis-je  tout  ému. 


l.E  TALION.  477 

Deux  secondes  se  passèrent. 

—  Ouvrez!  cria-t-on  du  dehors. 

Je  ne  m'étais  pas  trompé,  c'était  lui  !  —  On  prêta  Toreille,  puis 
une  épaule  essaya  d'ébranler  la  lourde  porte  de  chêne. 

n  y  eut  un  silence...  On  écouta  de  nouveau...  —  Moi...  je  res- 
tai immobile...  retenant  mon  baleine...  —  Quelque  chose' fut  jeté 
sur  les  marches...  Les  pas  s'éloignèrent...  Je  venais  d'échapper  à  la 
mort. 

Mais  qu'allail-il  advenir? 

Dans  la  crainte  d'une  nouvelle  tentative  plus  violente,  j'allai  pous- 
ser les  deux  gros  verrous  qui  faisaient  de  l'amphithéâtre  une  véri- 
table prison. 

C'était  peine  inutile:  car,  en  revenant  m'asseoir,  jevis  déjà  l'ombre 
de  Gastagnac  s'avancer  sur  la  courtine.  La  lune ,  levée  du  côté  de 
la  ville,  projetait  l'ombre  de  l'hôpital  sur  le  précipice...  —  Quelques 
rares  étoiles  scintillaient  à  l'horizon...  Pas  un  souffle  n'agitait  l'air. 

Avant  de  s'engager  sur  la  rampe  dangereuse^  le  vieux  soudard  fit 
halte,  regardant  ma  fenêtre...  Son  hésitation  fut  longue. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  il  fit  le  premier  pas,  marchant  le  dos 
appliqué  contre  le  mur...  Il  était  arrivé  au  milieu  de  la  rampe,  et  se 
flattait  sans  doute  déjà  d'atteindre  le  talus  qui  descend  à  la  Casba... 
Quand  je  lui  jetai  le  cri  de  mort  : 

—  Raymond,  où  vas-tu  ? 

Mais,  soit  qu'il  fût  prêt  à  tout  événement. . .  soit  qu'il  eût  plus  de 
sang-froid  que  sa  victime,  le  misérable  ne  bougea  point  et  me  répon- 
dit avec  un  éclat  de  rire  ironique  : 

— Ah  !  ah!  vous  êtes  là...  docteur...  Je  m'en  doutais...  Attendez, 
je  reviens...  Nous  avons  un  petit  compte  à  régler  ensemble. .. 

Alors,  allumant  ma  torche  et  l'avançant  au-dessus  du  précipice  : 

—  Il  est  trop  tard!  m'écriai-je ;  regarde,  scélérat...  Voici  ton 
tombeau  ! 

Et  les  immenses  gradins  de  l'abime...  avec  leurs  rochers  noirs... 
luisants...  hérissés  de  figuiers  sauvages,  s'illuminèrent  jusqu'au  fond 
de  la  vallée. 

C'était  un  coup  d'œil  titanique...  —  La  lumière  blanche  de  la 
poix,  descendant  d'étage  en  étage  entre  les  rochers...  agitant  leurs 
grandes  ombres  dans  le  vide,  semblait  creuser  les  ténèbres  à  l'infini. 

J'en  fus  saisi  moi-même,  et  reculai  d'un  pas,  comme  frappé  de 
vertige...  Mais  lui...  lui  qui  n'était  séparé  du  gouffre  que  par  la  lar- 

Tmm  XI.  —  42*  LIrraiion.  12 


178  LE  TALION. 

geur  d*une  brique,  de  quelle  terreur  ne  dutr-il  pas  être  foudroyé  I 

Ses  genoux  fléchirent...  ses  mains  se  cramponnèrent  au  mur...  — 
Je  m'avançai  de  nouveau.  ••  Une  énorme  chauve-souris,  chassée  par 
la  lumière,  commença  sa  ronde  funèbre  autour  des  murailles  gigan- 
tesques, comme  un  rat  noir  aux  ailes  anguleuses  nageant  dans  la 
flamme...  et  tout  au  loin...  bien  loin...  les  flots  du  Rummel  scintil- 
lèrent dans  rimmensité. 

—  Grâce!  cria  Tassassin,  d*une  voix  cassée,  grâ.,.ce  ! 

Je  n*eus  pas  le  courage  de  prolonger  son  supplice,  et  je  lançai  ma 
torche  dans  Tespace.  —  Elle  descendit  lentement,  balançant  sa 
flamme  échevelée  dans  les  ténèbres,  éclairant  tour  à  tour  les  assises 
de  Tabime,  et  semant  les  broussailles  de  ses  étincelles  éblouissantes. 

Elle  n'était  plus  qu'un  point  dans  la  nuit,  et  descendait  toujours, 
quand  une  ombre  passa  devant  elle  conune  la  foudre...  —  Je  com* 
pris  que  justice  était  faite! 

En  remontant  l'escalier  de  l'amphithéâtre,  quelque  chose  flik 
sous  mon  pied...  Je  me  baissai...  C'était  mon  épée.  —  Gastagnac, 
avec  sa  perfidie  habituelle,  avait  résolu  de  me  tuer  avec  ma  prqire 
épée,  pour  faire  croire  à  un  suicide. 

Du  reste,  comme  je  l'avais  prévu,  la  porte  de  ma  diambre  était 
forcée,  mon  lit  bouleversé,  mes  papiers  épars  ;  il  avait  fait  une  visite 
en  règle  chez  moi... 

Gelte  circonstance  dissipa  complètement  le  sentiment  de  pitié 
involontaire  que  m'inspirait  la  fin  du  misérable. 


Q 


DE  L'ALIMENTATION  PUBLIOUE 

SOUS  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISES 
PAU  CHARLES  LOCANDRE. 


TROISIÈME  PARTIE. 

I. 

LES   BOISSONS.  l'iMPOT   DES   AIDES. 

Le  yin,  la  bière,  le  cidre,  le  lionillon  ou  bouillie,  c'est-à-cBre 
Toan  de  son  fermentée,  et  à  partir  du  seinème  siècle  Teau-de-Tie, 
lalles  sent  les  bmssons  que  lums  trouTons  mentionnées  comme  en* 
tnot  dans  la  consommation  habîtoelle  arut  diverses  époques  de  notre 
histoire. 

A  ifoelle  date  i*osage  du  vin  s*estMl  répandu  dans  la  Gaule?  C*est 
ee  qa'il  nous  parait  difficile  de  préciser.  La  vieille  histoire  des  Gaulois 
envahissant  Tltalie  sous  la  conduite  de  Brennus,  l'an  380  avant 
Jésus^hrist,  pour  le  seul  plaisir  de  boire  du  vin  et  d'en  rapporter 
des  ceps  de  vigne,  est  de  tout  point  inadmissible.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
probable,  c^est  que  la  vigne  fut  introduite  chez  nous  par  tes  popula- 
tions  grecques  du  littoni  de  la  Méditerranée,  et  par  les  Romains  lors 
des  premières  colonisations  du  Midi.  Au  temps  de  Pline,  c'est-à-dire 
an  premier  siècle  de  notre  ère,  de  nombreux  vignobles  existaient 
dans  le  Languedoc ,  le  Dauphiné ,  l'Auvergne,  la  Bourgogne  et  le 
Berri*;  et  dès  le  quatrième  siècle  la  culture  de  la  vigne  s'était  avan«> 

i.  Voir  les  38%  39% éO«  et  41  «Livraisons. 

2.  Voir  sur  Brenniis,  Pline,  liv.  Xfl,  chap.  i  ;  sur  rintroduction  des  vignes  par 
ks  colonies  romaîoesy  Pline,  liv.  VII,  cbap.  v  ;  Sirabon,  liv.  IV  ;  Athénée,  liv. 
ly,  cbap.  n  ;  sur  les  vignobles  i^anlois,  Pline,  Hv.  XII,  chap.  i  ;  liv.  XIV,  passim. 
—Suétone  dit  que  Domitien  fit  arracher  les  figues  de  la  Gaule,  et  d'autres  aU'- 
teuTs  flyoutent  que  ces  vignes  fureot  replantées  par  Probus,  après  la  révolte  de 
Proculus  et  de  Bonosus,  en  l'an  281.  Ces  deux  pereonnges,  ayant  réclamé 
l'empire  des  Gaules,  de  l'Espagne  et  de  TAngieterre,  furent  battus  par  Probas, 
et  celui-ci,  après  sa  victoire,  accorda  aux  Gaulois,  aux  Espagnols,  et  aux 


180  DE  L'ALIjMENTATION  PUBLIQUE 

cée  assez  loin  Ters  le  Nord.  L'empereur  Julien,  qui  habitait  Paris  en 
358,  yante  la  qualité  du  yin  que  Ton  récoltait  aux  environs  de  cette 
Tille;  et  Ton  peut  croire  que  les  conquérants  germains  fayorisèrent 
l'industrie  vinicole,  car  la  loi  salique  édicté  des  peines  sévères  contre 
ceux  qui  volent  des  ceps  ou  des  raisins;  Gharlemagne,  en  798,  con- 
firma ces  dispositions,  et  en  813  il  ordonna  déplanter  des  vignes 
dans  ses  domaines  partout  où  cette  culture  avait  chance  de  réussir. 
Du  treizième  au  quinzième  siècle,  la  production  des  vins  français 
avait  pris  un  certain  développement,  et  la  vigne  était  même  cultivée 
en  grand  dans  certaines  régions,  telles  que  la  Normandie  et  la  Picar- 
die, où  de  notre  temps  elle  a  complètement  disparu  ^ 

La  bière,  fort  répandue  sous  le  nom  de  cervoise ,  date  chez  nous 
d'une  époque  fort  ancienne,  car  les  historiens  de  l'antiquité  nous 
apprennent  que  les  femmes  gauloises  s'en  frottaient  le  visage  'pour 
conserver  la  fraîcheur  de  leur  teint. 

Les  conquérants  germains  en  faisaient  aussi  une  grande  consom- 
mation, et  le  nombre  considérable  d'ordonnances  et  de  statuts  de  métier 
relatifs  à  la  brasserie  qui  se  rencontrent  sous  les  rois  de  la  troisième 
race  prouvent  que  cette  consommation  était  active  à  l'époque  du 
moyen  âge^.  Quant  au  cidre,  nous  croyons  qu'à  l'origine  on  dési- 
gnait sous  ce  nom  toute  espèce  de  boisson  fabriquée  avec  des 
fruits  autres  que  le  raisin,  y  compris  les  baies  des  arbustes  sau- 


Bretons,  pour  les  récompenser  sans  doute  d*ôtre  restés  fidèles  à  sa  cause, 
l'autorisation  de  planter  des  vignes  et  de  faire  du  Tin  :  a  Gallis  omnibus  et 
Hispanis  ac  Britannis  hinc  permisit  ut  vîtes  haberent  et  vinum  conficerent,  •  dit 
Yopiscus  dans  son  dix- huitième  chapitre.  Cette  autorisation  de  Probus  impli* 
que  évidemment  une  interdiction  antérieure  et  confirme  ce  que  dit  Suétone, 
à  propos  de  Domitien. 

1.  Dans  les  temps  modernes^  cette  culture  a  toujours  rétrogradé  du  nord- 
ouest  au  sud;  ce  fait  tient-il,  comme  on  l'a  dit,  au  refroidissement  du  climat 
ou  à  des  causes  purement  économiques?  C'est  ce  qu'il  est  assez  difficile  de 
décider.  On  peut  croire  aussi  que  nos  aïeux ,  qui  assaisonnaient  leurs 
aliments  avec  de  l'huile  de  baleine,  n'avaient  pas  le  goût  très-délicat, 
et  qu'ils  se  contentaient  de  qualités  très  inférieures.  Ajoutons  qu'ils  faisaient 
subir  aux  vins  une  foule  de  préparations  avec  du  miel,  de  la  cannelle,  de 
la  coriandre,  et  autres  aromates,  de  manière  à  en  changer  tout  à  fait  le  goût 
Ces  préparations  étaient  désignées  sous  le  nom  d'hypocras.  Voir  Hoefer,  His- 
toire de  la  chimie,  1. 1,  p.  449. 

2.  En  1369,  le  nombre  des  brasseurs  de  Paris  était  de  vingt  et  un.  Voir 
Becuei/  des  ordonn.,  t.  V,  p.  222,  223. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  i8i 

Tages  '  ;  mais  cTéjà  sous  Charlemagne  on  Toit  paraître ,  sous  le  nom 
de  pomatium,  le  véritable  cidre  de  pommes,  et  sous  celui  de  pira" 
titan^  le  cidre  de  poires  ou  poiré.  Il  paraîtrait  même  que  l'empereur 
des  Francs  ne  dédaignait  pas  ces  boissons,  car  il  veut  que  la  fabrica- 
tion en  soit  confiée  à  des  ouvriers  expérimentés,  qu'il  désigne  sous 
le  nom  de  ciceratores  ^.  Au  douzième  et  au  treizième  siècle,  le  cidre 
dans  la  Normandie  n'était  pas  moins  populaire  que  de  nos  jours ,  et 
à  cette  date  il  fut  même  célébré  sur  le  mode  épique  dans  le  poëme 
laUn  consacré  par  Guillaume  Le  Breton  à  la  gloire  de  Philippe- 
Auguste*. 

L^eau-de-vie,  mentionnée  officiellement  pour  la  première  fois  en 
France  dans  une  ordonnance  de  1514  qui  en  règle  la  fabrication  et 
la  vente,  n'était  à  l'origine  qu'une  sorte  de  panacée  à  laquelle  on 
attribuait  le  don  de  rajeunir  les  vieillards  et  de  prolonger  l'existence. 
Gomme  les  autres  médicaments,  elle  se  vendait  chez  les  apothicaires; 
mais  les  empiriques  l'avaient  tellement  préconisée  que  l'usage  s'en 
popularisa  rapidement.  Le  commerce  auquel  elle  donnait  lieu  ayant 
pris  une  grande  extension,  elle  fut  pour  la  première  fois  soumise 
à  Timpôt  en  16S9,  et  déjà  à  cette  date  elle  occasionnait  de  tels  dé- 
sordres, que  dans  plusieurs  villes  les  magistrats  municipaux  en  prohi- 
bèrent la  vente  dans  les  cabarets ,  et  défendirent  même  aux  cabare- 
tiers  d'en  boire,  car  il  faut  rendre  cette  justice  à  notre  ancienne 
législation,  que  si  elle  était  complètement  étrangère  aux  plus  simples 
principes  de  l'économie  sociale,  elle  cherchait  du  moins  à  sauvegar- 
der la  morale  et  la  santé  publiques. 

Les  conditions  dans  lesquelles  se  trouvaient  placés  la  production» 
le  commerce  et  la  fabrication  des  boissons  n'étaient  pas  plus  favo- 
rables que  celles  où  se  trouvaient  placées  les  céréales,  la  viande 
et  les  autres  denrées  alimentaires,  car  d'un  côté  comme  de  l'autre 
c'étaient  le  même  mode  de  possession  de  la  terre,  les  mêmes  charges 
fiscales,  la  même  minutie  dans  la  réglementation.  Examinons  parti- 
culièrement ce  qui  se  rapporte  au  vin,  en  commençant  par  la  culture 
de  la  vigne. 

Dans  les  temps  féodaux,  l'une  des  charges  les  plus  lourdes  de  la  pro- 

i .  Dans  la  vie  d'un  saint  breton,  citée  par  M.  Delisle,  d'après  dom  Lobineau, 
Hist.  de  Bretagne,  t.  Il,  c.  xxv,  on  lit  en  effet  ce  passage  :  Potus  talis  erat 
qualis  ex  arborum  succis  malorumve  agrestium  condiri  posset* 

2.  Baluzii  capitularia,  t.  I,  p.  337. 

3.  Voir  Léopold  Delisle,  Études  sur  l'agriculture  en  Normandie,  p.  4. 


im  DE  L»ALrMENTATION  PUBLIQUE. 

dudion  yinicole  était  sans  aucun  doute  le  bcm  de  vendanges^  qui  occa- 
sionnait aux  producteurs  des  pertes  graves.  Ce  ban  de  vendanges  é\ali^ 
on  le  sait,  le  droit  qu'ayaient  un  grand  nombre  de  feudataires  de 
fixer  à  leur  convenance  le  moment  où  devait  commencer  la  récolte 
du  raisin.  Par  suite  de  cette  fixation  il  fallait  souvent,  dans  les 
vignobles  hâtifs,  laisser  les  grappes  se  gâter  sur  les  ceps,  tandis  que 
dans  d'autres  on  était  obligé  de  les  cueillir  avant  leur  maturité,  sous 
peine  de  les  voir  saisis  par  le  seigneur,  quand  on  avait  devancé  ses 
ordres.  Le  ban  de  vendanges  existait  encore  en  i789  dans  TAnjou, 
le  Maine,  le  Bourbonnais  et  le  Berri. 

Les  redevances  en  nature,  imposées  à  la  terre  soit  par  la  dtme,  soit 
par  le  code  féodal,  apportaient,  ainsi  que  nous  Tavons  déjà  dit,  de 
grands  obstacles  à  la  rénovation  des  cultures,  et  il  résultait  de  là  que 
^es  vignes  qui  se  trouvaient  dans  des  terrains  peu  favorables  y  dépé- 
rissaient souvent  pendant  de  longues  années  sans  aucun  profit  pour 
les  propriétaires  ou  les  vignerons,  tandis  que  Ton  ne  pouvait  en 
planter  dans  des  cantons  où  le  succès  était  assuré.  Les  pouvoirs 
publics  d'ailleurs,  surtout  dans  les  derniers  temps,  se  trouvaient 
tellement  pressés  par  la  disette,  qu'ils  ne  savaient  plus  comment  suf- 
fire aux  besoins  du  pays,  et  Ton  vit  à  plusieurs  reprises,  sous 
Louis  XIV  et  Louis  XV,  le  gouvernement  donner  l'ordre  d'arracher 
les  vignobles  '  pour  en  faire  des  terres  à  blé,  conune  si  le  blé  pouvait, 
sans  un  long  repos  de  la  terre,  succéder  à  la  vigne.  De  pareilles  me- 
sures avaient  pour  seul  eflet  de  rendre  le  vin  plus  rare  sans  que  le 
blé  fût  plus  abondant  ;  et  il  fallait  certes  que  le  manque  de  grains  ait 
occasionné  de  bien  cruelles  souffrances,  pour  que  l'état  ait  ainsi  sacri&é 
une  exploitation  qui  était  pour  lui  la  source  d'un  revenu  considérable, 
non-seulement  à  cause  des  aides,  mais  encore  à  cause  des  tailles, 
attendu  que  les  tenanciers  des  terres  cultivées  en  vignes  payaient  dans 
la  répartition  de  ce  dernier  impôt  une  somme  plus  forte  que  pour  les 

1  Pour  juger  de  l'absurdité  d'une  pareille  mesure  il  faut  voir  ce  qui  se 
passe  aujourd'hui  et  quel  énorme  contingent  l'industrie  yinicole  apporte  à  la 
fortune  publique.  Sur  sii  cent  quarante  mille  hectares  dont  se  compose  le 
département  de  l'Hérault,  cent  quarante  mille  sont  cultivés  en  \ignobles 
donnant  un  produit  de  deux  cents  millions.  Dans  certaines  années,  il  y  a  des 
hectares  qui  donnent  deux  mille  fr.  de  bénéfice  net.  Dans  le  même  départe- 
ment, un  domaine  de  seize  hectares  a  rapporté  de  1851  à  1858,  c'est-à-dire 
pendant  sept  ans,  dix-neuf  mille  six  cent  quatre-vingt-douze  fr.  net  par  hec- 
tare. On  voit  par  là  quelle  perte  énorme  le  gouvernement  faisait  subir  au 
pays  en  faisant  arracher  les  vignes. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  183 

terres  cultivées  en  blé,  les  premières  étant  regardées  comme  don- 
nant un  revenu  supérieur. 

La  vigne  et  ses  produits  étaient,  comme  les  autres  produits  de  Ta- 
griculture,  soumis  simultanément  aux  impôts  ecclésiastiques,  féo- 
daux et  royaux.  Le  raisin  payait  d*abord  la  dtme  à  TÉglise,  et  cette 
dime  était  générale  comme  celle  du  blé;  il  payait  ensuite,  ainsi 
que  le  vin,  aux  possesseurs  des  fiefs  une  foule  de  droits  qui  remon- 
taient à  l'origine  même  de  la  féodalité ,  puisqu'on  en  trouve  la  trace 
dès  Tan  S38'.  Ces  droits  variaient  à  Tinfini,  et  les  plus  répandus 
étaient  :  le  carteiaçe,  qui  correspondait  au  champart,  et  qui  con- 
sistait dans  le  prélèvement  du  quart  de  la  récolte  ;  —  le  vinagcy  qui 
s'acquittait  avant  que  le  vin  fût  tiré  de  la  cuve  pour  être  mis  en 
baril  ;  —  le  liage,  pris  sur  les  lies  vendues  en  détail  ;  —  le  forage  ou 
affùTuge^  redevance  en  nature  payée  au  seigneur  pour  avoir  le  droit 
de  mettre  enseigne  et  de  détailler  ;  —  le  célérage^  le  chantelage^  le 
traînage,  le  rouage,  le  timonage^  etc. ,  prélevés  sur  les  celliers,  les 
caves  et  chantiers,  les  voitures  employées  aux  transports. 

Outre  les  prestations  en  argent  ou  en  nature,  la  féodalité  imposait 
encore  à  ses  vassaux  des  corvées  pour  la  culture  de  ses  vignes,  et, 
pour  le  voiturage  de  ses  vins,  des  charrois  qui  prenaient  le  nom  de  re- 
nade,  quand  ils  étaient  fails  par  une  charrette  attelée  de  quatre  bœufs, 
et  de  bouade  quand  la  charrette  n'était  attelée  que  de  deux  bœufs. 
La  féodalité  avait  de  plus  un  privilège  pour  la  vente  de  ses  pro- 
duits. Ce  privilège ,  c'était  le  banvin^,  en  vertu  duquel  chaque  sei- 
gneur, dans  l'étendue  de  son  fief,  avait  seul  le  droit  de  vendre  du  vin 
pendant  quarante  jours  de  Tannée.  Au  lieu  de  se  restreindre  et  de 
s'amoindrir  par  la  suite  des  temps,  ce  monopole,  également  préju- 
diciable aux  producteurs  et  aux  consommateurs,  prit  dans  les  derniers 
siècles  de  la  monarchie  un  développement  nouveau ,  car  il  fut  attri- 
bué aux  secrétaires  du  roi,  aux  bourgeois  de  Paris  et  à  une  foule  de 
fonctionnaires  d'un  ordre  inférieur.  Louis  XIV  en  fit  même  un  objet 
de  trafic,  et,  par  un  édit  d'août  1702,  il  le  mit  en  vente  dans  toutes 
les  provinces  où  les  aides  n'avaient  point  cours,  et  l'adjugea  à  tous 
ceux  qui  voulurent  l'acquérir,  quel  que  fût  leur  rang. 

Comme  plusieurs  autres  droits  féodaux,  quelques-unes  des  rede- 
vances dont  nous  venons  de  parler  furent  adoucies ,  modifiées  ou 

1 .  Rerum  gallicanm  et  franciearum  scriptares,  t.  lY,  p.  619. 

2.  Voir  Du  Gange»  au  mot  :  bannum  vinû 


184  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

supprimées,  soit  par  râffranchissement  des  communes,  soit  par  rin- 
tervention  des  rois,  soit  par  le  rachat  qu'en  firent  les  populations, 
soit  enfin  par  la  vérification  des  titres  qui  eut  lieu  au  moment  de  la 
rédaction  des  coutumes;  mais  un  bon  nombre  subsista  jusqu*à  la 
réYolution,  et,  par  suite  des  progrès  du  pouvoir  royal  et  de  la  marche 
du  pays  vers  Tunité  politique,  le  vin  et  les  autres  boissons  devinrent, 
à  partir  du  quatorzième  siècle,  l'objet  des  mesures  fiscales  les  plus 
rigoureuses  de  la  part  des  gouvernements.  Ces  impôts  formèrent, 
avec  la  gabelle  du  sel,  le  principal  revenu  de  Tancienne  monarchie  ; 
et  si  Ton  a  lieu  de  s'étonner  que  la  fiscalité  ait  frappé  de  préférence 
ces  deux  objets  de  première  nécessité,  il  est  juste  de  reconnaître,  en 
tenant  compte  de  la  situation  économique  du  pays,  qu'il  était  difficile 
qu'il  en  fût  autrement.  £n  efiet,  dans  le  moyen  âge  proprement  dit, 
une  partie  des  ressources  qui  constituent  nos  budgets  modernes 
n'existaient  pas.  Tout  portait  donc  d'une  part  sur  la  terre  par  la 
taille,  et  de  l'autre  sur  les  vivres  et  les  boissons  par  les  aides  et  les 
gabelles,  car,  pour  subvenir  aux  besoins  de  l'État,  il  fallait  néces- 
sairement chercher  la  matière  imposable  dans  des  denrées  d'une  con- 
sommation universelle  et  journalière.  Temporairement  perçues  à 
l'origine  et  levées  du  consentement  des  états  généraux,  dans  des 
circonstances  extraordinaires,  les  aides  devinrent  permanentes  à  par- 
tir du  règne  de  Charles  V,  et,  depuis  cette  époque  jusqu'à  la  révolu- 
tion, elles  allèrent  toujours  en  augmentante 

Nous  avons  vu  pour  les  gabelles  du  sel  le  pays  divisé  en  trois  zones 
difierenles  :  pays  d'impôts  ;  —  pays  de  vente  volontaire  ;  —  pays  de 
franc-salé.  Le  même  fait  se  reproduit  pour  les  aides,  et  l'on  dis- 
tingue :  les  provinces  sujettes  aux  aides  ;  —  les  provinces  abonnées  ; 
—  les  pays  d'état. 

Vers  1740,  les  provinces  sujettes  aux  aides  étaient  représentées 
par  les  généralités  d'Alençon,  d'Amiens,  de  Bourges,  de  Caen,  de 
Châlons,  de  la  Rochelle,  de  Lyon,  de  Moulins,  d'Orléans,  de  Paris, 
de  Poitiers,  de  Rouen,  de  Soissons,  de  Tours,  et  les  élections 

1.  On  trouvera  le  détail  des  objets  soumis  aux  aides  vers  le  milieu  du 
dix-huitième  siècle  dans  le  Traité  général  des  droits  d'aides,  de  Lefebvre  de 
la  Bellande^  en  cherchant  à  la  table,  pour  les  renvois  principaux,  les  mots 
bétail,  bois,  cendres,  soude,  gravelées,  charbon  de  bois  et  de  terre,  contrôle^ 
domaine  et  barrage,  drogueries,  écorces  d'arbres,  entrées,  foin,  marchandises, 
marque  des  fers,  marque  d'or  et  d'argent,  paille,  papier,  pied  fourché.  On 
consultera  également  la  note  de  la  page  7  de  l'introduction. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  485 

d'Auxerre,  de  Bar-sur-Seine,  de  Mâœn,  d'Angouléme  et  de  Bour- 
ganeuf.  C'était  donc,  on  le  yoit  par  cette  énumération ,  les  plus 
anciennes  enclayes  de  la  monarchie  française  qui  étaient  soumises 
à  la  perception  des  aides.  Dans  ces  diverses  circonscriptions,  nom- 
mées pays  (faideSy  les  droits  sur  les  boissons  étaient  perçus  directe- 
ment par  les  fermiers  de  l'État  ;  —  les  provinces  abonnées  payaient, 
soit  une  somme  une  fois  faite  au  moment  de  l'établissement  d'une 
aide ,  soit  une  somme  annuelle,  que  l'on  nommait  devoir  en  Bre- 
tagne, équivalent  en  Languedoc.  [ — Les  pays  (fêtas,  après  s'être 
imposés  eux-mêmes,  percevaient  les  contributions  pour  leur  compte 
et  les  reversaient  ensuite  au  trésor  royal  à  titre  de  don  gratuit.  La 
différence  entre  ces  diverses  circonscriptions  administratives  consis- 
tait donc  surtout  dans  le  mode  de  recouvrement,  puisque  l'on  payait 
partout  ;  mais  la  quotité  proportionnelle  de  l'impôt  changeait 
d'une  localité  à  l'autre  ;  chaque  joays  d!étas,  àxdiC^Q  province  abon" 
nécy  chaque  pays  d'aides  avait  ses  tarifs  particuliers,  et  dans  ces  der- 
niers pays  eux-mêmes  le  tarif  variait  d'une  généralité  à  l'autre. 

Les  aides  générales  les  plus  importantes  établies  sur  les  boissons 
depuis  le  quatorzième  siècle,  c'est-à-dire  depuis  l'époque  où  les 
impôts  sur  le  vin  devinrent  permanents,  étaient  : 

1^  Le  gros  et  augmentation,  désignés  aussi  sous  le  nom  de  parisis, 
sou  et  6  deniers  pour  livre  ;  —  2°  les  anciens  et  les  nouveaux  S  sous  ; 
—  3**  l'annuel  ;  —  4"*  le  gros  manquant  ;  —  8°  le  quatrième  ;  —  6"*  le 
huitième  réglé  ;  —  7*  la  subvention  à  l'entrée  ;  —  8"  la  subvention 
par  doublement;  —  9^  les  entrées  des  villes. 

Le  gros  remonte  à  l'année  1356;  il  fut  institué  pour  la  rançon  du. 
roi  Jean;  mais,  comme  tous  les  impôts  du  moyen  âge,  il  survécut  aux 
circonstances  exceptionnelles  qui  l'avaient  fait  établir  :  perçu,  ainsi 
que  son  nom  l'indique,  sur  la  vente  en  gros,  il  n'atteignait  point  seu- 
lement les  marchands  de  vin  de  profession,  mais  les  vignerons  et  les 
propriétaires  qui  se  trouvaient  assimilés  aux  marchands,  attendu  que, 
pour  tirer  parti  de  leurs  vignobles,  ils  étaient  obligés  de  vendre  l'excé- 
dant de  leur  consommation.  Le  gros,  jusqu'en  1688,  fut  indistincte- 
ment levé  sur  toutes  les  personnes  qui  récoltaient  du  vin  ;  mais  à 
cette  époque  on  exempta  ceux  qui  ne  récoltaient  que  trois  muids. 

Le  gros  manquant  remonte  à  l'ordonnance  du  18  juin  1834; 
il  se  levait  sur  les  vins  consommés  chez  les  propriétaires  au  delà  de 
la  quantité  qu'ils  avaient  déclarée  nécessaire  à  leur  usage;  le  gros 
manquant  était  aussi  désigné  sous  le  nom  ^ impôt  du  trop  bu. 


iH  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

Le  htntiime  réglé  et  le  quatrième  éqQÎfalaieiit,  ainsi  que  leur 
nom  i'indiqpie,  smt  an  huitième,  soit  au  quart  de  la  yaleor  mardiande 
des  boissons.  Ayant  d'atteindre  ce  tam,  ils  avaient  siûtî  une  propor- 
tion ascendante  Tiaiment  extraordinaire,  car,  à  Torigine,  ils  n*étaient 
que  du  centième. 

La  subvention  à  F  entrée^  cxièt  par  Tédit  de  noTembre  1640,  con* 
sistait  en  un  droit  per^  dans  tous  les  pays  où  les  aides  aTaient 
cours  sur  le  lin  entrant  dans  les  Tilles  et  bourgs,  ainsi  que  dans  les 
▼illages  de  Télection  de  Paris  qui  OHuptaient  cent  dnqnante  feux,  et 
dans  ceux  des  autres  élections  qui  n*en  comptaient  que  cent  vingt. 

JS annuel j  établi  en  1632,  était  une  espèce  de  droit  de  patente  qui 
se  payait  par  tous  ceux  qui  faisaient  le  commerce  des  boissons. 

Les  anciens  et  les  nouveaux  5  sols  formaient  deux  contributions  : 
Tune  de  8  sols  par  muid  de  vin*  créée  en  1S61,  sur  toutes  sortes  de 
personnes  privilégiées  ou  ihmo,  à  Tentrée  des  villes  et  bourgs  fermés; 
l'autre  établie  de  la  même  manière  eq  1 581 . 

La  subvention  par  doublement  s'acquittait  à  la  sortie  du  royaume 
et  des  provinces  où  les  aides  avaient  cours,  sur  les  bmssons  qui  déjà 
avaient  acquitté  la  subvention  à  l'entrée. 

Les  entrées  des  villes  étaient  levées  dans  la  généralité  d'Amiens, 
la  ville  et  l'élection  de  Paris,  et  dans  les  villes  de  Rouen  et  de  Caen. 

Ces  diverses  omtributions  n'étaient  point  établies  simultanément 
sur  tous  les  points  du  royaume.  Ainsi,  pour  nous  en  tenir  à  quelques 
exemples,  le  gros  n'avait  cours  que  chms  les  généralités  de  Paris, 
d'Amiens,  de  Châlons  et  de  Soissons;  le  huitième  était  perçu  dans 
dix  généralités,  et  le  quatrième  dans  quatre  seulement. 

Aux  droits  dont  nous  venons  de  parier  et  qui  avaient  un  caractère 
d'universalité  s'ajoutaient ,  suivant  les  lieux ,  une  foule  de  droits 
particuliers  également  afierents  au  trésor  royal,  tels  que  :  le  tarif 
ctAlençon^  la  cloison  d Angers,  le  sol  pour  pot  et  les  9  livres 
18  sols  par  tonneau  de  Picardie.  Du  reste,  pour  donner  à  nos  lec- 
teurs une  idée  exacte  de  ce  qu'étaient  les  aides,  nous  allons  indi- 
quer les  droits  levés  sur  le  vin,  à  Paris,  en  1680.  Yoîd  ce  que  nous 
avons  trouvé  : 

1*  Les  premiers  5  sols;  —  2*  les  anciens  et  les  nouveaux  5  sok; 

1.  Voir,  pour  l'historique  de  ces  droits,  Traité  général  des  droits  d'aides, 
!'•  partie,  310  et  suiv.  pour  le  gros;—  \9i,  pour  les  anciens  et  nouveaux  cinq 
sols  ;—  et  pour  le  reste,  n«  partie,  p.  74  ;—  V  partie,  341  ;—  !!•  partie,  71  ;— 
l'«partie,  219;t6td.,  230. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  i87 

—  3"*  les  30  sols  par  muid;  —  4^  les  S  sols  des  pauvres;  —  S^  la 
oeintore  de  la  reine;  —  6*  les  10  sols  de  la  ville  ;  —  V  les  10  solsdu 
canal;  —  8"*  les  10  sols  des  bâtardeaux;  —  9^  les  quarante-cinq  sols 
des  rivières;  —  10*  les  3  livres  par  muid;  —  11*  le  domaine;  — 
12*  Tancienet  le  nouveau  barrage;  — 13®  les  20  sols  de  Sedan,  ainsi 
noounés  parce  qu'ils  avaient  été  établis  pour  payer  la  solde  d*une 
garnison  de  buit  mille  bommes  cbargés  sous  Henri  lY  de  la  défense 
de  cette  ville  ;  — 14®  les  20  et  1 0  sols  de  subvention  ;  — 15®  Taugmen- 
tation  du  barrage;  —  16®les2  sols  pour  livre  de  ces  trois  droits;  ce  qui 
constituait,  comme  le  surcens  pour  le  cens,  un  impôt  de  Timpôt  ;  — 
17®  le  parisis;  —  1 8®  le  sol  pour  livre  sur  la  vente  ;  —  19®  les  20  sols 
de  Thôpital;  —  20®  les  6  deniers  pour  livre.  Outre  les  contributions 
ci«des6us,  le  vin,  dans  la  capitale,  payait  encore  le  droit  de  çros  et 
le  détail  sur  la  vente.  Voilà  quelle  était  la  part  de  l'État.  Venait 
ensuite  la  ville,  qui  levait  onze  autres  droits,  et  les  hôpitaux^  qui  en 
levaient  quatre  ;  soit  pour  une  seule  localité  et  pour  une  seule  boisson 
tcenk-sept  droits  différents.  Les  vingt  premières  impositions  men- 
tionnées plus  haut  furent  totalisées  par  l'ordonnance  de  1680  sous 
les  noms  de  droits  réunis ,  et  continuèrent  à  être  perçues  avec  les 
quinze  aulresjusqu'à  la  révolution.  La  somme  totale  en  1756  s'élevait 
à  38  livres  12  sols  4  deniers  4/5  par  muid^ 

A  dater  de  1321  on  voit  paraître  dans  le  commerce  des  vins  les 
charges  en  titre  d'office;  ces  charges,  entre  autres  celle  des  courtiers 
qui  paraît  la  plus  ancienne,  avaient  pour  objet  à  l'origine  de  faciliter 
les  transactions  et  de  surveiller  la  bonne  qualité  des  marchandises; 

i.  Voir  Traité  général  des  droits  d'aides,  p.  6  et  suîv.  —  Le  môme  mode  de 
perception  fut  appliqué  au  cidre,  au  poiré  et  à  la  bière.  Après  la  réunion 
des  droits,  en  1680,  l'équivalent  fut  fixé  pour  le  cidre  à  35  sols  par  muid, 
plus  la  vente  en  gros,  le  droit  d'augmentation,  le  quatrième,  le  droit  de 
subvention,  et  la  vente  en  détail.  Cette  dernière  fut  fixée  pour  le  cidre  à  la 
moitié  de  ce  qu'elle  était  pour  le  vin,  et  pour  le  poiré  à  la  moitié  de  ce 
qu'elle  était  pour  le  cidre.  \oir  Delamarre,  Traité  de  la  police,  t.  III,  p.  766, 
767.  Â  la  même  date,  la  bière  payait  à  Paris,  pour  les  droits  réunis,  37  sols 
6  deniers  ;  plus  le  vingtième  pour  la  vente  en  gros,  le  droit  d'augmentation 
de  8  sols  par  muid,  le  détail  qui  était  de  3  liv.  10  sols,  et  le  quatrième  parisis. 
Sous  le  règne  de  Louis  XV,  des  contributions  nouvelles  furent  créées  pour  la 
bière  dans  les  principales  villes  du  royaume  :  c'était  le  courtage,  le  jaugeage,  la 
subvention,  le  contrôle,  et  l'inspection  des  boissons.  Le  bouillon,  qui  n'était» 
comme  nous  l'avons  dit,  que  de  l'eau  de  son  fermentée,  payait  la  moitié  de 
ce  que  payait  la  bière. 


188  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

mais  plus  tard  elles  prirent  un  caractère  exclusivement  fiscal,  et  elles 
devinrent  pour  le  gouvernement  un  objet  de  spéculation.  Quand  le 
trésor  avait  besoin  d'argent  on  en  créait  un  certain  nombre  auxquelles 
on  attachait  la  perception  de  divers  droits.  Ceux  qui  voulaient  s'en 
rendre  propriétaires,  et  toucher  par  cela  même  les  revenus  qu'elles 
produisaient,  payaient  à  TÉtat  une  somme  une  fois  faite,  et  jouissaient 
des  bénéfices  qui  étaient  attribués  à  leur  titre.  Ces  bénéfices  étaient 
nécessairement  prélevés  sur  les  producteurs  et  les  consommateurs;  la 
charge  une  fois  vendue  le  gouvernement  en  faisait  souvent  l'objet 
d'une  spéculation  nouvelle,  tantôt  en  élevant,  tantôt  en  abaissant  le 
chifire  des  droits  afférents  à  la  fonction  ;  quand  les  tarifs  étaient  aug-- 
mentes,  les  titulaires,  dont  les  revenus  augmentaient  proportionnel- 
lement, payaient  une  nouvelle  finance  pour  accroissement  de  recettes; 
quand  les  tarifs  étaient  réduits,  comme  ils  se  trouvaient  en  perte,  ils 
payaient  pour  que  les  choses  fussent  remises  sur  l'ancien  pied.  Cette 
industrie  prit  un  grand  développement  sous  Louis  XIV  et  sous 
Louis  XY;  au  dix-septième  siècle,  le  nombre  des  offices  de  la  halle 
aux  vins  de  Paris  était  de  huit  cent  quatre-vingt-^douise,  et  en  1730 
on  créa  d'un  seul  coup  quatre-vingts  jaugeurs  et  mesureurs,  cent 
vingt  jurés  vendeui*s  et  contrôleurs  de  boissons,  quatre-vingi-dix 
courtiers  commissionnaires,  cent  vingt  rouleurs  de  tonneaux,  cent 
quarante  chargeurs  et  déchargeurs  de  vin,  cent  vingt  inspecteurs, 
cent  soixante  vérificateurs  de  lettres  de  voiture,  cent  vingt  courtiers 
commissionnaires  pour  la  vente  et  la  revente,  cent  vingt  inspecteurs 
gourmets  ^  La  plupart  des  titulaires  ne  remplissaient  aucune  fonc- 
tion, attendu  que  ces  fonctions  étaient  le  plus  souvent  illusoires,  et 
ils  se  contentaient  de  percevoir  les  droits.  Du  reste,  les  ministres  et 
les  agents  supérieurs  des  grandes  administrations  ne  se  dissimulaient 
point  la  parfaite  inutilité  de  la  plupart  des  offices;  ils  n'y  voyaient  rien 
autre  chose  qu'un  emprunt  déguisé,  et  ils  ne  s'en  cachaient  pas,  témoin 
le  contrôleur  général  des  finances  Desmarestqui,  proposant  un  jour  à 
Louis  XI Y  la  création  de  nouveaux  offices,  trouva  le  monarque  assez 
peu  disposé  à  ratifier  la  mesure,  par  ce  motif  que  les  offices  étaient 
tellement  insignifiants ,  que  l'on  ne  trouverait  personne  pour  les 
acheter.   «  Yotre  Majesté,  répondit  Desmarest,    ignore  l'un  des 
plus  beaux  privilèges  des  rois  de  France,  qui  est,  que,  lorsque 

1.  Voir  sur  les  courtiers,  jurés-vendeurs  et  jaugeurs  de  vin  de  Paris,  Dela^ 
marre.  Traité  de  la  police,  i.  III,  p.  577,  583,  595,  C05,  624,  641,  659. 


sous  L'ancienne:  monarchie  française.         ^89 

le  roi  crée  une  charge,  Dieu  crée  aussitôt  un  sot  pour  Tacheter  ^  » 
Les  droits  afférents  aux  emplois  dont  nous  Tenons  de  parler  ajou- 
taient aux  aides,  déjà  si  lourdes,  une  surtaxe  considérable,  et,  comme 
exemple,  nous  rappellerons  que,  de  1625  à  1674,  les  jurés-vendeurs 
et  contrôleurs  des  vins  payèrent  au  trésor  royal,  pour  Paris  seule- 
ment, la  somme  de  2,182,370  livres,  qu'ils  durent  nécessairement 
récupérer,  capital  et  intérêts,  sur  les  consonunateurs  ;  mais  cette  sur- 
taxe elle-même  n'était  pas  le  seul  inconvénient,  car  les  formalités  de 
perception  de  tous  les  droits  attachés  aux  divers  offices  entraînaient 
des  embarras  et  des  retards  qui  paralysaient  les  transactions  de  la 
manière  la  plus  fâcheuse. 

Âpres  avoir  payé  l'impôt  royal  par  les  aides  et  les  droits  des  offices, 
le  vin  et  les  autres  boissons  retombaient  pour  la  troisième  fois  sous  le 
coup  de  cet  impôt  par  les  octrois  des  villes,  lesquels  ne  pouvaient,  on 
le  sait^  être  perçus  qu'en  vertu  d'une  autorisation  octroyée  par  les 
rois^.  C'est  de  là  qu'est  venu  leur  nom.  Temporaires  comme  les 

I.  Pour  donner  au  lecteur  une  idée  exacte  de  ce  qu'était  le  trafic  des 
offices  de  la  part  de  l'État,  nous  avons  réunifici,  en  prenant  pour  guide  Delà- 
marre  et  les  indications  relevées  dans  le  Traité  de  la  policey  le  tableau  des 
finances  payées  par  les  seuls  vendeurs-jurés  et  contrôleurs  de  vins  de 
1625  à  1674.  C'est  d'après  ce  tableau  que  nous  donnons  ci*dessus  le  chilTre 
de  2,183,370  liv. 

1625.  —  Le  droit  de  vente  et  de  contrôle,  qui  était  de  iO  sols  pour  chaque 
mnid  de  vin,  est  converti  en  4  deniers  pour  livre  du  prix  de  la  vente.  Les 
jurés- vendeurs,  pour  ce  nouveau  tarif  qui  augmente  notablement  leurs  profits, 
payent  la  somme  de  146,800  liv. 

1633.  —  Ils  obtiennent  une  nouvelle  augmentation  de  droits,  moyennant 
94,743  liv. 

d635.  —  Un  nouveau  tarif  leur  est  concédé  au  prix  de  200,380  liv. 

1639.  —  Aux  deniers  sur  la  vente  on  ajoute  4  deniers  pour  livre,  comme 
droit  de  perception.  Cet  accroissement  se  paye  à  TÉtat  375,447  liv. 

1643.  —  Les  droits  sur  la  vente  sont  portés  à  12  deniers  pour  livre,  et  les 
jurés-vendeurs  payent  à  cette  occasion  405,000  liv. 

1645.  —  On  parle  de  supprimer  les  jurés-vendeurs,  et  ceux-ci,  pour  être 
maintenus  en  charge,  payent  72,000  liv. 

1646.  —  De  nouveaux  offices  de  jurés-vendeurs  et  contrôleurs  sont  créés 
au  prix  de  550,300  liv.  On  exhausse  en  môme  temps  les  droits. 

1652.  —  Les  jurés-vendeurs  et  contrôleurs  payent  16,500  liv.  pour  que  le 
tarif  de  leurs  droits  soit  maintenu. 

1674. —  Ils  payent  au  roi  174,000  liv.  pour  être  confirmés  dans  leurs 
fonctions. 

2«  Le  produit  des  octrois  était  principalement  appliqué  dans  le  moyen  âge 
aux  travaux  de  fortification  des  villes,  attendu  qu'avant  la  création  des 


/ 


192  DE  L'âLIHENTâTION  PUBLIQUE 

l*'  mars  1545, 12  a^ril  1547,  décembre  1557,  tentèrent  sans  succès 
de  porter  l'ordre  et  la  lumière  dans  ce  chaos.  Golbert  essaya  de  nou- 
velles réformes  et  réalisa  d'importantes  améliorations;  mais,  comme 
sous  Henri  IV,  le  bien  qui  se  fit  pendant  son  ministère  tenait  à  sa  per- 
sonne, et  à  sa  mort  tout  retomba  dans  le  même  désordre.  Il  était 
difficile,  en  effet,  qu'il  en  fût  autrement  en  présence  de  la  diversité 
des  juridictions,  de  la  division  du  sol,  de  la  différence  des  tarifs, 
du  nombre  infini  d'ordonnances  et  d'arrêts  qui  s'étaient  accumulés 
pendant  plusieurs  siècles,  en  se  contredisant  les  uns  les  autres,  tout 
en  gardant  chacun  force  de  loi.  On  se  touvait  tout  à  la  fois  en 
présence  des  ordonnances  royales,  des  arrêts  des  cours  des  aides,  des 
arrêts  du  conseil,  des  arrêts  du  parlement  et  des  baux  de  fermes,  qui, 
chaque  renouvellement,  créaient  une  législation  nouvelle.  11  résultait 
de  là  une  infinité  de  questions  particulières,  une  multiplicité  de 
règlements  qui  rendait  la  perception  des  plus  difficiles  ^  Les  contri- 
buables, sous  le  coup  d'une  lé^slation  aussi  compliquée,  aussi  con- 
fuse, se  trouvaient  sans  cesse  exposés  à  des  contraventions;  les  con- 
sommateurs ne  voyaient  dans  les  agents  du  fisc  que  les  instruments 
aveugles  de  la  fortune  des  fermiers  ;  la  contrebande  à  main  armée 
s'était  organisée  comme  pour  les  gabelles  dans  toute  l'étendue  du 
royaume;   et  la  compression  s'augmentait  en  raison  même  des 
embarras  et  des  difficultés  du  recouvrement. 

Du  moment  qu'il  était  détaché  du  cep,  le  raisin  devenait  l'objet 
de  la  surveillance  la  plus  minutieuse.  S'agissait-il,  par  exemple,  de  le 
transporter  d'un  lieu  dans  un  autre,  ou  de  le  faire  entrer  dans  une 
ville ,  on  était  tenu  de  déclarer  s'il  devait  être  mangé  comme  fruit  ou 
converti  en  vin  ^.  Les  voituriers  ou  les  marchands  devaient,  à  toute 
réquisition  des  commis ,  représenter  des  certificats  qui  en  consta- 
taient la  provenance,  et  qui  étaient  délivrés,  aux  lieux  d'expédition , 
par  les  officiers  de  justice,  les  marguilliers  ou  les  curés.  Ces  disposi- 
tions, prescrites  dès  l'année  1391,  furent  confirmées  par  des  ordon- 
nances en  date  de  1404  et  1677. 

1.  C'est  ce  que  constate  Lefebvre  de  la  Bellande,  dans  rintroduction  de 
son  excellent  Traité,  p.  iO  et  87.  Ce  traité,  dédié  à  la  cour  des  aides,  fut  com- 
posé dans  le  but  de  porter  quelque  lumière  dans  cette  confusion,  car  la  cour 
des  aides  elle-même  avait  fini  par  ne  plus  se  retrouver  dans  le  dédale  de  ses 
propres  lois.  Voir  sur  cette  cour  Touvrage  ci-dessus  indiqué,  1I«  part.,  p.  25 
et  suiv.,  et  VEncyclopédie  de  Diderot,  au  mot  :  Cwr  des  aides, 

2.  Traité  général  des  droits  d'aides,  Impart,  p.,  31,  35. 


sous  L'AiNCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  193 

Du  moment  que  le  vin  coulait  du  pressoir,  ce  n'était  plus  de  la  sur- 
veillance, mais  de  l'inquisition.  Là  où  le  gros  avait  cours,  personne 
dans  Vintérieur  même  de  sa  propre  maison  ne  pouvait  transporter  son 
vîn  des  cuves  dans  sa  cave  sans  avoir  obtenu  un  congé  de  remuage. 
Pour  prévenir  la  fraude  sur  les  droits  de  vente,  on  obligeait  les  pro- 
priétaires et  les  vignerons  à  déclarer  d'avance ,  de  la  manière  la  plus 
précise,  quelle  serait  leur  consommation  de  l'année ,  et  à  justifier  à 
toute  réquisition  des  commis  la  destination  qu'ils  avaient  donnée  à 
leurs  vins.  Tout  ce  qui  excédait  la  quantité  fixée  pour  leur  approvi- 
sionnement personnel  était  sujet  à  confiscation ,  cet  excédant  étant 
œnsidéré  com.me  destiné  au  commerce  *. 

Les  droits  sur  la  vente  en  détail  étant  de  beaucoup  les  plus  élevés, 
les  fermiers  des  aides  s'appliquaient  à  trouver  partout  des  détaillants, 
et  ils  considéraient  comme  tels  les  propriétaires  des  maisons  qui 
louaient  une  chambre  garnie,  les  mattres  d'école  qui  prenaient  des 
élèves  en  pension,  les  chefs  de  fabrique  qiii  nourrissaient  leurs 
ouvriers,  et  même  les  pères  et  mères  qui,  en  mariant  leurs  enfants, 
faisaient  aux  nouveaux  époux  des  présents  de  vin  ^. 

Grâce  à  l'excellence  de  ses  crus,  la  France  aurait  pu  trouver  des 
ressources  considérables  dans  l'activité  du  commerce  intérieur  et  les 
exportations  à  l'étranger;  mais  ici  encore  la  fiscalité  tuait  les  échanges. 
Le  commerce  intérieur  des  vins  était  soumis  aux  mêmes  entraves 
législatives  que  celui  des  blés,  et  il  s'arrêtait  devant  les  mêmes 
obstacles  matériels  ^. 

A  l'intérieur,  les  vins  rencontraient  à  chaque  pas  les  douanes  des 
provinces,  les  péages  des  ponts  et  rivières,  les  droits  de  travers  perçus 
par  les  villes^.  Ainsi,  chaque  muid  transporté  par  la  Seine  ou  ses 
affluents  payait,  au-dessus  de  Paris,  51  sous  i  denier,  et  au-dessous 
de  Paris,  jusqu'à  Rouen,  S4  sous  ^.  Sur  un  grand  nombre  de  points, 

i.  Arrêts  de  la  cour  des  aides,  du  2  sept.  1733,  et  du  2S  juillet  1750. 

2.  Arrôt  du  conseil,  du  5  déc.  1742. 

3.  La  plupart  des  provinces,  fidèles  à  leur  système  prohibitif,  gardaient 
leurs  vins  pour  elles-mêmes  comme  elles  gardaient  leurs  blés.  Au  treizième 
siècle,  les  baillis  royaux  en  empochaient  la  sortie  en  dehors  des  territoires 
soumis  à  leur  autorité.  Voir  Rec,  des  ordonn.,  t.  V,  p.  75. 

4.  En  1633,  ces  péages  furent  convertis  sur  la  Seine  en  un  impôt  uni- 
que, qui  fut  appelé  les  quarante-cinq  sols  des  rivières. 

n.  Au  dix-septième  siècle,  chaque  muid  de  vin  qui  traversait  la  ville 
de  Rouen  parfait  3  liv.  4  s.,  et  dans  le  siècle  suivant  5  liv.  15  s.  6  d*  Voir 
Forbonnais,  Becherehes  sur  les  finances  de  la  France,  t.  III,  p.  214  et  suiv. 

Tome  XI.  —  4  2*  LÎTraison.  1 3 


194  D£  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

les  boissons  qui  ne  faisaient  qne  traverser  les  villes  acquittaient  les 
mêmes  droits  que  celles  qui  devaient  se  consommer  sur  place,  et 
à  Paris  même  le  passe-debout  en  franchise  n'était  accordé  qu'aux 
vins  destinés  à  être  transportés  par  mer,  et  dans  les  derniers  temps 
par  le  canal  de  Picardie.  Les  voituriers  devaient  faire  rédiger  leurs 
lettres  de  voiture  par-devant  notaire ,  et  dans  plusieurs  provinces^ 
entre  autres  dans  llle-de-France,  leur  itinéraire  était  invariablemoit 
tracé.  Ceux  qui  amenaient  à  Paris  des  eaux-de-vie  de  Blois  ou  d*Or« 
léans  devaient  passer  par  Étampes  et  par  Ârpajon,  et  y  faire  viser 
leurs  lettres  en  acquittant  des  droits  de  contrôle.  Les  autres  routes 
étaient  réputées  obliques  et  faux  passages.  Ils  ne  pouvaient  voyage 
la  nuit,  et,  à  Paris,  ils  ne  devaient  entrer  que  par  certaines  barrières, 
les  autres  étant,  conune  les  routes,  réputées  faux  passages. 

Le  manque  absolu  d'uniformité  entre  les  impôts  et  les  mesures  de 
jauge  des  différentes  provinces,  ainsi  que  la  nécessité  de  rétablir  suivant 
les  lieux  l'équation  entre  les  tarifs  et  les  mesures,  occasionnaient  des 
embarras  extrêmes  quand  on  passait,  par  exemple,  des  pays  où  les 
aides  avaient  cours  dans  {e&  provinces  abonnées^  les  pays  (TétatSy  ou 
les  provinces  réputées  étrangères  ' .  Dans  les  pays  d'aides  eux-mêmes, 
il  était  presque  impossible  d'établir  les  compensations^  attendu  qu'il 
y  avait,  pour  les  tonneaux  de  vin,  cinquante-huit  jauges  différentes^. 
De  là  des  contraventions,  des  discussions,  des  procès  et  des  saisies 
continuels.  Pour  remédier  à  cet  inconvénient^  les  fermiers  eurent 
recours  à  l'Académie  des  sciences,  qui  décida  que  les  diverses  jauges 
seraient  ramenées  à  l'^lon  du  muid  de  Paris ,  dont  la  contenance 
fui  évaluée  à  huit  pieds  cubes;  mais,  par  malheur,  les  commis  n'é- 
taient pas  des  savants  ;  ils  s'épuisaient  en  efforts  pour  opérer  la  coo- 
v^raîon,  et  l'embarras  ne  disparut  que  le  jour  où  l'unité  de  mesures 
fut  réalisée  par  la  révolution,  en  même  temps  que  l'unité  adminis- 
trative. 

Les  lois  qui  régissaient  l'exportation  hors  du  royaume  n'étaient  ni 
plus  rationnelles,  ni  plus  favorables  à  l'activité  des  transactions.  Un 
droit  diflérent  selon  les  provinces  frappait  les  vins  à  la  sortie,  et  le 
muid  de  vin  médiocie,  en  passant  à  l'étranger,  payait  sur  tel  point 

!•  Voir  sur  ces  distmctions  entre  les  diverses  provinces  Textrait  du  Compte 
rendu  <m  roi,  par  M.  Necker,  contrûlenr  général  des  finances,  en  1784,  dans 
\t  Moniteur  de  il99,  p.  51  et  suir. 

2.  On  en  trouvera  le  tableau  dans  le  Traité  de$  droits  d'aides,  'Ih  part., 
p.  158,  159. 


sous  L'ANGIËiNNE  MQNARCUIE  FRANÇAISE.  195 

des  frontières  i6  livres  de  traite  foraine,  tandis  que^  sur  tel  autre,  la 
même  mesure  de  vin  fin  ne  payait  que  6  livres  ^  Dans  quelques 
ports  d*Q|cportaUon ,  les  règlements  sur  les  entrepéts  équivalaient 
parfois  à  une  prohibition  complète  du  commerce.  Ainsi  à  Dieppe  il 
4t^U  défendu  à  cmn  qui  voulaient  charger  des  viiuf  pour  l'étranger 
4^  fe^  entreposer  pendant  plus  de  six  semaines  ;  passé  (^  temps,  il; 
fiJUait  ou  Iss  «mbarqufer  ou  les  faire  sortir  de  la  ville,  ce  qui  avait 
évidemment  pour  but  de  renouveler^  autant  que  possible,  le  paye*< 
ment  des  droits  d'entrepôt  et  de  circulation.  A  Nantes,  au  dix-hui- 
tième siècle,  l'inspecteur  aux  boissons  ne  permettait  pas^que  les  vins 
destinés  à  l'étranger  séjournassenl  dans  cette  ville  plus  de  trois  joijirs, 
quand  ils  y  arrivaient  par  terre  y  et  plus  de  huit  jou,r3 ,  quand  ils  y 
arrivaient  par  eau  ^.  Sous  la  coup  de  pareilles  exigences,  il  était  impos- 
fi})la  au  commerce  français  de  satisfaire  à  la  conspmmiation  extérieure 
avec  la  régularité  et  Tà-propos  qui  font  le  succès  des  affîûres. 
l^  entraves  de  notre  adouni^ration  se  faisaient  senjlir  aux  étrangers 
qui  s'approvisionnaient  cliez  nous,  en  même  temps  que  notre  système 
Q^oal  ajoutait  aux  prix  de  nos  produits  une  s^i^taixe  considérable.  Il 
l^ulla  de  là  que  l'exportation  devint  à  peu  près  nulle,  et  que  nos  vins 
fins  furent  à  peu  près  remplacés  partout  par  les  vins  d'Espagne  et  de 
P^HTtugal.. 

Noius  avons  vu  |out  à  Vb^e^re  comlnen  la,  circulation  intérieure 
était  entravée;  nous  allons  m^ntenant  indiquer  quelques-unes  des 
mesures  qui  s'ajoutaient  à  ce$  entraves  pour  paralyser  le  petit  comr 
n^rce  et  le  détailles  vins  et  autres  boissons.  Grossir  les  recettes,  tel 
4tAit  1^  seul  but  que  se  proposaient  les  fermiers  des  aides,  sans  s'ia- 
^éter  en  aucune  façon  des  producteurs  ou  des  çw^WWAtetU's.  ti 
Wffim  d'Q«  S€^l  «xempl^  et  d'un  seul  iuipèt  pi^mr  (iiire  jug^r  de  l'efrn 
frit  qui  préaidait  à  la  répartitioa.  En  1759,  les  B^arcî^ds  d^  vin 
qui  faisaient  ^n  n^ême  temps  le  gros  et  le  détail  payaient  l'annuel 
d'abord  oomiue  vendeurs  en  gros  -,  ils  le  payaient  u^e  seconde  foi| 
om^à  ve^ideura  m  détail,  et,  de  pl^s,  ijs  le  payaient  pour  chucwe 
^  caves  ou  n^gasins  qu'ils  pouvaient  a^oir  en  dehors  de  leurs  mai^ 
sws;  mais  ce  n'était  point  encore  tout  :  chacune  des  boissons  dont  ils 
iMPaboA  fCfmm^nw  était  frappée  d'nne^  qontrihutipn  nouvelle  ;  Teau- 
d^i^^  vendue  en  gros  payait  un  annuel;  }^  vin,  le  cidire  et  \e  poir^ 

K  Forbonnais,  Recherches  sur  les  finances,  t.  iU,  p.  9. 
2.  W.,  IMd.,  t.  III,  p.  155. 


<96  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

en  payaient  un;  la  bière  en  payait  un,  et  ces  trois  anmiels  étaient  de 
nouyeau  imposés  aux  mêmes  boissons  pour  la  vente  en  détail  ' . 

Les  rouages  de  cet  étrange  système  se  compliquaient  encore  d'une 
foule  de  distinctions  entre  les  propriétaires  de  vignes  et  les  mar- 
chands de  vin,  puis  entre  les  marchands  de  vin,  les  cabaretiers  et 
les  tavemiers,  entre  les  vins  récoltés  sur  place  pour  la  consommation 
et  les  vins  d*achat.  On  retrouvait  là  une  sorte  de  casuistique  fiscale,  où 
l'esprit  du  moyen  âge  s'était  conservé  avec  toutes  les  catégories, 
toutes  les  subtilités  de  la  scolastique.  Les  marchands  de  vin  propre- 
ment dits  avaient  particulièrement  la  spécialité  de  la  vente  en  gros; 
les  tavemiers  ne  vendaient  que  du  vin  tiré  à  la  pièce  par  pot  ou  par 
pinte,  mais  ils  ne  pouvaient  faire  asseoir  les  buveurs  dans  leurs  mai* 
sons;  les  cabaretiers,  au  contraire^  tout  en  débitant  leurs  boissons  de 
la  même  manière^  pouvaient  fournir  à  leurs  pratiques  des  sièges  et 
des  tables,  et  faire  asseoir  les  buveurs,  c'est  ce  que  Ton  appelait  ven^ 
dre  à  F  assiette^  à  la  condition,  toutefois,  qu'ils  ne  donneraient  point 
à  manger,  ce  qui  était  réservé  aux  aubergistes.  Puis^  à  côté  des  mar- 
chands, venaient  les  vendeurs  privilégiés^  qui  appartenaient  aux 
classes  les  plus  diverses,  soit  à  Paris^  soit  dans  les  provinces.  C'étaient 
entre  autres,  pour  Paris,  les  personnes  faisant  partie  de  la  bourgeoi- 
sie de  la  capitale,  lesquelles  pouvaient,  dans  de  certaines  limites,  faire 
le  trafic  des  vins  de  leur  récolte;  c'étaient  encore  les  officiers  du  par- 
lement ^,  les  marguilliers  de  Notre-Dame,  les  archers  de  la  ville, 
quelques  soldats  du  corps  des  Cent-Suisses,  etc.  Les  mêmes  privi- 
lèges pour  la  vente  existaient  dans  les  provinces,  en  dehors  des  mar- 
chands de  profession.  Sur  quelques  points,  principalement  dans  les 
villes  de  communes^  ces  privilèges  s'étendaient,  pour  les  vins  récoltés 
dans  la  banlieue,  à  tous  les  bourgeois  sans  distinction;  sur  d  autres 
points,  en  Bretagne,  par  exemple,  ils  étaient  limités  à  certaines  rues  et 
même  à  certaines  maisons.  Pour  les  diverses  catégories  de  marchands 
comme  pour  les  diverses  catégories  de  privilégiés,  le  tarif  de  l'impôt 
variait  sans  cesse,  et  l'on  comprend  quels  devaient  être  les  embarras 
de  la  perception  quand  il  fallait  faire  la  part  de  chacun,  établir  par 
actes  authentiques  la  provenance  des  vins  pour  distinguer  les  vins 
du  cru  et  les  vins  d'achat,  ou  vérifier  chez  les  propriétaires  ou  les 
vignerons  ce  qu'ils  avaient  consommé  et  ce  qu'ils  avaient  pu  vendre. 

i.  Trotté  des  droits  d'aides,  part.  Il,  p.  79-80. 
2.  il6C.  des  ofdonn,,  t.  XVII,  p.  2i^  84,  iOl. 


sous  L'ANCIExNNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  197 

Il  £Eiut  lire  dans  louvrage  même  de  Lefebyre  de  la  Bellande  Tana- 
lyse  des  dix  mille  actes  législatifs  qui  régissaient  la  matière ,  pour  se 
faire  une  idée  exacte  des  efforts  d'imagination  vraiment  surprenants 
qu^airaient  fait  les  pouvoirs  publics  pour  tirer  de  l'impôt  des  bois- 
sons jusqu'au  moindre  denier  qui  pouvait  être  ramassé  par  le  fisc. 
On  voit  là  quelle  était  la  profonde  inintelligence  de  h,  cour  des 
aides,  l'avidité  des  fermiers  généraux,  et  comment  tout  était  orga- 
nisé pour  arriver  droit  aux  conséquences  que  Ton  voulait  éviter. 
En  effet,  en  enlevant  aux  producteurs  et  aux  marchands  toutes  les 
chances  d'un  bénéfice  légitime,  on  les  poussait  à  la  fraude;  en  faisant 
de  la  ferme  des  aides  une  exploitation  privée  et  l'instrument  de  la 
fortune  scandaleuse  des  financiers,  on  lui  avait  fait  perdre  ce  caractère 
de  grande  administration  d'utilité  publique  qui  impose  toujours  un 
certain  respect;  aux  iniques  exactions  des  traitants  les  contribuables 
répondaient  par  la  rébellion,  et  la  contrebande  était  devenue  un 
métier  que  les  troupes  royales  elles-mêmes  exerçaient  en  grand, 
comme  pour  les  gabelles,  et  qu  elles  pratiquaient  à  main  armée  jus- 
^lu'aux  barrières  de  Paris  ^  Alléchés  par  les  profits  qu'assurait  aux 
fraudeurs  l'excessive  exagération  deç  droits ,  les  commis  des  aides 
s'associaient  avec  les  vignerons  et  les  marchands,  ou  trafiquaient  pour 
leur  propre  compte,  afin  de  frauder  plus  à  l'aise.  Il  était  difficile  qu'il 
en  fût  autrement  avec  le  personnel  inférieur  de  l'administration  des 
aides,  et  un  fait  fera  juger  de  ce  qu'était  ce  personnel;  ce  fait,  le  voici  : 
dans  tous  les  corps  de  métier,  pour  exercer  la  plus  humble  industrie, 
il  fallait  donner  un  bon  témoignage  de  sa  conduite  et  de  sa  probité. 
Dans  les  aides,  au  contraire,  du  moment  que  l'on  était  présenté  à  la 
requête  des  fermiers,  on  devait  être  reçu  par  la  cour,  sans  aucune 
information  de  vie  et  mœurs  ^.  Turcaret,  on  le  voit,  savait  choisir  ses 
agents,  et  peu  s'en  fallait  même  qu'il  ne  leur  demandât  un  certificat 
d'immoralité.  ' 

La  pénalité  était  proportionnée  aux  rigueurs  de  la  perception.  A  la 
moindre  résistance,  les  commis  avaient  droit  de  tuer.  Les  simples  con- 
traventions étaient  passibles  d'une  amende  qui  variait  entre  iOO  livres 
et  1,000  livres.  Les  faux  en  matière  de  congés  et  de  marques  étaient 

1 .  Toir  pour  le  rôle  des  soldats  dans  la  contrebande  au  sujet  des  aides 
Ordonn.  de  i6S0,  titre  IV,  art.  4;  déclaration  du  31  janTier  1717,  et  du  12 
juillet  1723. 

2.  Arrêts  du  conseil  des  15  janvier  1718,  21  juin  1720,  arril  1722 ,  10  oct. 
ilU ,  21  juin  1729. 


198  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

punis,  pour  la  première  fois,  du  fouet  et  d'un  bannissement  de  cinq 
ans  hors  de  l'élection  où  le  délit  avait  été  commis,  et  d'une  amende 
qui  ne  pouvait  être  moindre  du  quart  des  biens  du  coupable.  La  réci- 
dive entraînait  neuf  ans  de  galères  et  la  confiscation  de  la  moitié  des 
biefus.  Dans  les  cas  de  rébellion,  les  six  principaux  habitants  des  com^ 
munes  où  le  désordre  avait  eu  lieu  étaient  solidaires  des  amenda 
prononcées  contre  les  auteurs  ou  les  fauteurs  du  tumulte. 

Le  résultat  d'une  pareille  organisation  fut  désastreux  pour  les 
finances  royales,  car  par  les  fermiers  généraux  il  enlevait  au  tréMnr 
une  partie  de  l'argent  des  contribuables;  par  l'excès  des  impMs, 
il  tuait  la  consommation,  et  le  gouvernement,  pour  retrouver  ran- 
gent dont  il  avait  besoin ,  était  contraint  d'augmenter  les  droMs 
quand  la  consommation  diminuait.  Les  règlements  vetatoires  a«ny 
quels  étaient  soumis  les  propriétaires  de  vignes  leur  faisaient  soijk 
vent  abandonner  cette  culture,  dont  ils  n'étaient  point  les  maîtres 
puisque  des  édils  royaux  pouvaient  les  contraindre  à  détruire  leurs 
vignobles.  Le  ban  de  vendanges  enlevait  aux  vignerons  la  Kbre 
exploitation  de  leurs  récoltes  ;  le  banvin  leur  enlevait,  pendant  im 
certain  temps,  la  faculté  d'écouler  lears  prpdnits.  Les  tarifs  des  droits, 
qui  étaient  hors  de  toute  proportion  avec  la  fortune  publique,  restm- 
gnaient  l'usage  du  vin  entreun  petit  nombre  de  consommateurs;  le  com- 
merce intérieut*  était  ralenti  par  mille  entraves;  nos  produits  avaierit 
cessé  d'avoir  cours  sur  les  marchés  étrangers,  et  Tune  des  principaleB 
richesses  de  la  France  était  complètement  tarie.  Par  une  voie  diK- 
rente,  mais  toujours  par  le  même  système,  on  était  arrivé,  pour  les 
vignes,  aux  mêmes  conséquences  que  pour  le  blé,  c'est-è-dire  a 
décourager  et  à  restreindre  la  production,  et,  par  cela  même,  à  aug^ 
monter  la  misère.  De  longs  ressentiments  s'amassèrent  dans  Jes 
esprits  contre  cette  administration  pleine  d'iniquités,  et  dès  les  pre^ 
miers  jours  de  la  révolution,  quand  le  peuple  eut  brûlé  les  bureaux 
•des  gabéleurs,  le  second  acte  de  sa  colère  fut  de  brûler  les  registres 
des  aides. 

LI 

TARIFICATION   DES  DENRÉES   ALIMENTAIRES.   —  LOIS   DE  MAXIMUM. 

Pour  donner  à  notre  étude  sur  la  question  des  subsistances  la 
rigueur  qu'on  est  en  droit  de  demander  aux  recherches  historiques, 
nous  aurions  voulu  déterminer  d'une  manière  précise  le  prix  des 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  199 

denrées  alimentaires  comparé  à  ce  qu'il  est  aujourd'hui,  en  détermi- 
nant en  même  temps  dans  le  passé  le  rapport  qui  existait  entre  le  prix 
de  ces  denrées  et  celui  des  journées  de  travail.  Nous  aurions  pu  don- 
ner ainsi  par  des  chiflres  le  tableau  comparatif  de  la  misère  et  du 
bien-être  entre  le  moyen  fige  et  notre  temps.  Mais  d*at)ord  il  eût  fallu 
pour  cela  fixer  d'une  manière  exacte,  à  toutes  les  périodes,  la  valeur 
relative  de  l'argent,  et  c'est  là  sdon  nous  une  chose  impossible.  Ce 
travail,  il  est  vrai,  a  été  tenté  par  un  grand  nombre  d'érudits  ;  mais 
ils  se  sont  tous,  nous  le  pensons,  laissé  prendre  à  des  hypothèses. 
P(Hir  arriver  à  une  comparaison  exacte  entre  l'ancienne  monarchie  et 
répoque  moderne  et  déterminer  à  des  dates  extrêmes  l'aisance  des 
populations  par  rapport  à  la  valeur  de  l'argent,  il  faudrait,  en  effet, 
établir  en  même  t^nps  une  proportion  exacte  entre  les  conditions  du 
travail,  les  salaires,  les  charges  publiques,  les  poids  et  mesures;  il 
faudrait  tenir  compte  de  toutes  les  altérations  des  monnaies;  or,  com- 
ment arriver  en  semblable  matière  à  un  résultat  satisfaisant  quand 
Fun  des  termes  du  rapport  reste  presque  toujours  inconnu?  II  nous 
parait  même  impossible,  en  ce  qui  touche  la  valeur  comparée  de  l'ar- 
gent, d'arriver  à  ime  proportion  exacte,  et  sans  entrer  ici  dans  tous 
les  développements  que  comporte  la  discussion  de  ce  sujet,  nous 
croyons  pouvoir  dire  que  la  plupart  des  évaluations  manquent  abso- 
lument de  bases  certaines  et  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  sage,  c'est  de 
s*en  trair  à  quelques  appréciations  générales  ^ 

1.  L'opinion  que  nous  émettons  ici  est  tellement  opposée  aux  idées  géné- 
ralement admises,  elle  contredit  d'une  manière  si  formelle  les  travaux  de 
plusieurs  érudits  que  le  public  tient  justement  en  grande  estime,  que  nous 
ayons  hésité  d*abord  à  rexprimer  ;  mais  plus  nous  avons  étudié  la  question, 
plus  nous  nous  sommes  convaiDCu  que  nous  étions  dans  le  vrai,  et  ce  qu'on 
vient  de  lire  était  écrit  depuis  quelques  mois,  quand  l'Académie  des  sciences, 
dans  le  compte  rendu  du  concours  de  statistique  pour  l'année  1859,  est 
venoe  de  tous  points  nous  confirmer  dans  uotre  manière  de  v<Hr.  «Votre  com- 
mission, est-il  dit  dans  le  rapport,  a  eu  à  examiner  deux  ouvrages,  dont  les 
titres  offrent  des  sujets  d'un  grand  intérêt  public;  il  s'agit  en  effet,  dans  l'an, 
du  pria?  du  blé,  et  dans  l'autre,  du  paupérisme,  Haliieurensement,  il  suffit  de 
prononcer  ces  mots  pour  que  les  hommes  qui  en  ont  un  peu  approfonéfi  le 
sens,  et  qui  savent  ce  qu'il  enferme  de  difficultés,  désespèrent  snr-le  -champ 
du  résultat  positif  des  travaux  qu'on  peut  leur  présenter;  car,  jusqu'ici,  il 
n'a  pas  été  possible  d'obtenir,  sur  ces  questions  si  importantes,  des  rensei- 
gnemenls  capables  de  les  dégager  des  doutes  et  des  obscurités  qui  les  envi- 
ronnent depuis  si  longtemps.  L'auteur  du  travail  sur  le  prix  du  blé  soumis 
au  jugement  de  l'Académie  est  M.  Duffand,  ingénieur  en  chef  des  ponts  et 


200  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

Occupons  nous  d'abord  du  blé. 

A  partir  des  dernières  années  du  treizième  siècle,  on  commence  à 
rencontrer  quelques  renseignements  suivis  sur  les  prix  des  céréales, 
et  de  cette  époque  à  la  révolution  française  le  fait  le  plus  remar- 
([uable  que  présentent  les  mercuriales  des  blés,  ce  sont  les  fluctua- 
tions des  prix,  leurs  variations  excessives  et  presque  instantanées. 
Dans  le  savant  Traité  de  la  police^  que  Térudition  contemporaine  a 
tant  de  fois  mis  à  contribution  sans  le  citer,  Delamarre  donne  uoe 
série  de  mercuriales  pour  les  marchés  de  Paris  ;  il  résulte  de  ces  mer- 
curiales que  le  setier  de  cette  ville,  dont  on  connaît  Texacte  capacité, 
et  qui  équivalait  à  cent  cinquante  *litres,  varie  dans  lapériodede  1300 
à  1400  entre  un  minimum  de  13  s.  et  un  maximum  de  1  liv.  9  s.  4  d.; 
— dans  le  quatorzième  siècle,  le  minimum  est  de  4  liv.,  le  maximum 
de  8  liv.;  dans  le  quinzième,  le  minimum  est  de  2  liv.  8  s.,  le  maxi- 
mum de  17  liv.  L'écart  entre  les  deux  prix  extrêmes  devient  de  plus  en 
plus  considérable  au  fur  et  à  mesure  que  Ton  approche  de  notre 
temps.  Depuis  la  mort  de  Charles  IX  jusqu'à  la  mort  de  Louis  XIV, 
les  cours  des  blés  subissent  les  plus  grands  et  les  plus  brusques  chan- 
gements; et^  suivant  la  juste  remarqjie  de  M.  Leber,  ils  atteignent 
parfois  des  prix  exorbitants  qui  cessent  d'être  en  rapport  avec  les 
autres  prix  du  commerce  \  En  février  1659,  le  muid  de  blé  vaut  à 
Paris  1S8  livres;  en  1662,  au  mois  de  mars,  il  se  vend  283  livres; 
au  mois  de  juin,  346  livres;  au  mois  de  septembre,  339  livres,  et  au 
mois  de  dcc43mbre  .294;  ce  qui  donne  pour  deux  années  un  écart  de 
188  livres  entre  les  prix  les  plus  bas  et  les  plus  élevés.  Des  faits  ana- 
logues se  reproduisent  sans  cesse,  sur  tous  les  points  de  la  France,  au 
quatorzième  aussi  bien  qu'au  dix-huitième  siècle.  Ainsi,  en  juillet 
1354,  le  blé,  dans  une  grande  partie  du  royaume,  se  paye  50  sols  le 
setier,  et  le  mois  suivant  il  se  paye  6  sols;  en  1724  il  est  à  25  livres 

chaussées,  dans  le  département  de  la  Vienne,  qui  a  étudié  le  prix  des  blés 
depuis  trois  siècles  sur  le  marché  de  Poitiers.»  Le  rapport  qui  rend  compte  de 
cette  étude  fort  savante  et  fort  bien  faite  résout  tout  à  fait  dans  notre  sens 
la  question  de  la  comparaison  des  valeurs.  Ce  rapport  dit  en  propres  termes  : 
«  De  môme  que  Ton  ne  pourrait  faire  la  statistique  du  passé,  à  moins  qu'il 
n*y  ait  eu  un  enregistrement  immédiat  de  tous  les  faits  con'élatifs,  de  même 
il  est  à  peu  près  impossible  de  connaître  la  valeur  passée  des  marchandises» 
en  les  comparant  à  Targent,  à  moins  qu'il  n'y  ait  eu  une  constatation  de  tous 
les  faits  de  la  vie  humaine  dans  lesquels  enlrc  l'argent.  » 

i.  De  Vappréciation  de  la  fortune  privée  au  moyen  âge.  Paris,  1847,  in-8*, 
p.  10  et  suiv. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  204 

e  setier,  et  en  1725  à  100  livres  ^  Notre  ancien  système  économique 
devait  nécessairement  produire  ce  résultat,  car  la  culture  des  céréales 
dcHninant  dans  les  assolements,  les  ressources  alimentaires  se  trou- 
vaient, pour  une  partie  de  la  population,  absolument  taries  du  mo- 
ment que  la  récolte  des  blés  était  insuffisante.  Déplus,  comme  les  lois 
sur  les  accaparements  rendaient  les  réserves  fort  rares,  chaque 
année  se  trouvait  réduite  à  sa  propre  récolte,  et  le  défaut  de  cir- 
culation empêchait  complètement  l'équilibre  de  se  rétablir  au 
moyen  des  importations  étrangères;  la  hausse  prenait  tout  à  coup  des 
proportions  extraordinaires,  et  le  blé  devenait  alors  un  objet  de  luxe, 
dont  les  classes  riches  pouvaient  seules  user. 

Il  est  encore  un  autre  fait  qu'il  importe  de  constater,  ce  sont  les 
différences  considérables  que  les  prix  présentent  souvent  d'une  pro- 
Tince  ou  même  d'une  ville  à  l'autre.  Ces  difierences  ne  tiennent  pas 
seulement  à  la  diversité  des  conditions  climatériques  où  peuvent  se 
trouver  dans  la  même  année  des  zones  territoriales  souvent  rappro- 
chées les  unes  des  autres;  elles  tiennent  surtout,  comme  nous  l'avons 
indiqué  déjà,  à  l'isolement  dans  lequel  se  renfermaient  les  provinces  et 
les  communes,  ainsi  qu'aux  privilèges  de  certaines  villes  qui  accapa- 
raient comme  Lyon  les  approvisionnements  destinés  aux  localités  voi- 
sines, ou  qui  procédaient  comme  Paris,  quand  on  craignait  une  disette, 
par  voie  de  réquisition  et  de  contrainte.  Cette  dernière  ville,  à  cause 
de  son  titre  de  capitale,  fut  toujours  particulièrement  favorisée,  et  il 
semblait  que  les  rois  tenaient  à  honneur  d'y  faire  manger  le  pain  à 
meilleur  compte  que  partout  ailleurs.  C'était  leur  bonne  ville,  leur 
ville  privilégiée;  ils  oubliaient  volontiers  les  provinces,  pour  lui  assurer 
des  avantages  exceptionnels,  et  c'est  ainsi  qu'en  1662,  Colbert  usa 

1.  Cette  môme  année  1725  le  blé  valait  à  Versailles  82  livres  le  setier.  Le 
commissaire  de  police  de  Versailles,  Narbonne,  dont  les  fonctions  répondaient 
à  pea  près  à  celles  d'un  préfet  d'aujourd'hui^  attribue  cette  cherté  aux  mau- 
vaises manoeuvres  que  Von  fait  sur  les  blés.  Le  pain  valait  8  à  9  s.  la  livre  et  la 
viande  5  sols,  ce  qui  confirme  ce  que  nous  avons  dit  dans  notre  précédent 
article,  que  la  viande  de  boucherie  n'était  point  recherchée  comme  elle  doit 
l'être.  Trois  ans  plus  tard,  en  1728,  le  pain  à  Versailles  ne  valait  plus  que  1  sol, 
6  deniers.  A  Paris,  en  1739,  le  pain  vaut  2  sols  6  deniers  ;  en  1740  il  en  vaut  5 
et  la  viande  vaut  8  s.,  car  Paris,  par  exception,  en  consomma  toujours  des 
quantités  relativement  plus  fortes.  Ces  renseignements  tirés  des  papiers  de 
Narbonne,  conservés  à  la  bibliothèque  de  Versailles,  nous  ont  été  com- 
muniqués par  le  savant  bibliothécaire  de  cette  ville,  M.  Leroi,  à  qui  l'on 
doit  plusieurs  publications  historiques  très-intéressantes. 


202  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

d*uae  si  grande  pression  pour  y  faire  arriver  des  Ués,  qu'il  parvint  à 
y  maintenir  le  prix  du  muid  à  346  livres,  tandis  que  dans  les  pro* 
vinces  voisines  la  même  mesure  en  valait  650  ;  du  reste,  en  oompa- 
rant,  autant  que  le  comporte  l'obscurité  du  sujet,  ce  qui  se  passait 
autrefois  avec  ce  qui  se  .passe  aujourd'hui,  on  peut  dire  que  dans  les 
années  de  disette  le  prix  du  blé  dépassait  quatre  ou  cinq  fois  le  maxi- 
mum auquel  il  peut  s'élever  de  nos  jours. 

En  nous  occupant  plus  haut  de  la  boulangerie,  nous  avons  dit  que 
le  pain  était  parfois  très-eber  quand  le  blé  était  à  bon  compte  ;  ce  fiiit 
est  attesté  par  de  nombreux  documents,  surtout  dans  le  dix-huitième 
siècle;  les  enquêtes  administratives  et  le  Journal  de  F cEoocat  Barbier 
nous  en  donnent  la  preuve.  En  174S,  entre  autres,  le  pain  augmente 
tout  à  coup  de  six  sols  la  livre,  malgré  l'extrême  abondance  de  la 
récolte;  en  1751,  il  se  maintient  encore  à  un  prix  très-élevé  ettoot  à 
fait  hors  de  proportion  avec  celui  du  blé,  quoique  la  moisson  ait  été 
abondante  et  qu'on  ait  eu  des  réserves  de  l'année  précédente  ^  Les 
différences  considérables  qui  existaient,  ainsi  que  nous  venons  de  le 
dire,  dans  les  prix  des  blés  pour  des  localités  souvent  très-rappro- 
chées  les  unes  des  autres,  existaient  également  dans  les  prix  du  paio. 
Amsi,  en  1725,  malgré  les  efforts  des  administrateurs  de  Paria,  le 
pain  valait  quatre  sols  dans  cette  ville  et  deux  sous  dans  les  provinces, 
tandis  qu'à  d'autres  moments  le  même  fait  se  produisait  en  sens 
inverse. 

La  viande  de  boucherie,  dans  les  temps  ordinaires,  était  netalive* 
ment  moins  chère  que  le  pain.  Il  en  était  de  même  des  fèves  gA  des 
pois,  dont  la  culture  était  très-développée,  parce  qu'elle  alternait  dans 
les  assolements  avec  celle  du  blé.  Quant  au  poisson,  il  atteignit  tou- 
jours des  prix  élevés,  sans  doute  à  cause  des  frais  de  transport  et  de 
la  grande  consommation  qui  s'en  faisait  les  jours  maigres.  Il  en  fut 
de  même  du  sel,  àcausedes  gabelles^;  de  même  encore  du  vin,  à  cause 
des  aides;  la  bière,  qui  suivait  le  cours  des  grains,  atteignait  parfbb 
comme  les  grains  eux-mêmes  des  prix  excessifs,  et  dans  les  temps  de 
famine,  la  fabrication  en  était  complètement  interdite.  Limité  à  la  Nor- 

{ .  Sur  le  prix  du  pain  au  dix-huitième  siècle,  voir  Journal  de  Barbier, 
Paris,  <857,  8  vol.  in-18,  t.  I,  p.  402,  403,  410,  441,  l.  m,  p.  178,  Îl7, 
t.  V,  p.  115,213. 

2.  Au  quinzième  siècle,  dans  les  temps  ordinaires,  mie  livre  de  sel  coûtait 
cinq  fois  plus  qu'une  livre  de  pain,  et  ce  fait  était  d'autant  plus  regret- 
table que  la  consommation  en  était  très-grande,  principalement  à  cause  de 
la  salaison  des  porcs  et  du  poisson. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  203 

iMifiéie  et  à  quelques  enclaTes  de  la  Bretagne,  du  Maine  et  de  TAnjou, 
le  cidre  formait  dansées  régions  la  principale  boisson  des  campagnes; 
mais  sim  prix  subit  de  grandes  Yariations,  et  telles  étaient  les  vicissi- 
tudes de  la  fortune  publique,  les  invasions  subites  de  la  détresse, 
qo*an  1710  le  seller  de  pommes  valait  dans  la  ville  de  Caen  120  fr. 

Les  diverses  périodes  de  notre  histoire  où  les  denrées  alimentaires 

paraissent  avoir  atteint  leur  maximum  relatif  sont  le  neuvième  siècle^ 

le  dixième,  le  onzième,  le  quinzième  et  le  seizième,  et  c'est  un  faft 

remarquable  que  les  époques  du  moyen  âge  où  les  populations  eurent 

le  moins  à  sooffiir  de  la  disette,  c'est-ànlire  le  douzième  et  le  trei* 

xième  siècle,  sont  précisément  celles  où  la  noblesse,  emportée  par  les 

croisades  vers  FOrient,  laissa  respirer  le  pays  qu'elle  livrait  sans  cesse 

aux  d^astatioDs  des  guerres  privées.  Au  seizième  siècle,  une  hausse 

ertrème  se  tmanttèska  sur  toutes  les  denrées  ;  mais  cette  hausse  était 

inrqporfionnelie  à  ravilissement  du  prix  de  l'argent  qu'avait  ooca- 

Bionnéla  découverte  de  l'Amérique  ^  On  pourrait  croire  qu'en  raison 

même  de  l'abondance  du  numéraire,  l'aisance  était  devenue  beaucoup 

plus  grande^  s'était  étendue  à  toutes  les  classes  de  la  nation,  mais 

il  était  loin  d'en  fitre  ainsi.  La  bourgeoise  des  villes  fui  à  peu  près 

seuk  à  profiter,  par  le  commerce,  de  l'accroissement  du  capital,  et 

c'est  véritablement  de  cette  époque  que  date  sa  fortune  ;  mais  les  eon^ 

ditions  restèrent  les  mêmes  pour  les  habitants  des  campagnes,  parce 

que  la  société  était  constituée  de  telle  sorte  que  pas  une  parcelle  de 

œt  or  nou^neau  ne  venait  féconder  le  sol  ^uisé  de  la  vieille  France 

et  ranimer  une  agricuituve  ruinée  qui  n'avait  pas  môme  les  ressources 

do  crédit  pour  réparer  ses  désastres* 

En  même  temps  qu'il  réglementait  les  procédés  de  l'industrieet  les 
ppooédés  de  l'agriculture,  le  moyen  âge,  essentiellement  fonnalîste, 
m  prit  de  même  k  mglemeirfer  le  prix  des  denrées  alimentâmes, 

i.  Un  chapon  qui,  en  1501,  se  payait  quatre  sols,  en  valait  quinze  en  1S96,; 
une  pinte  de  vin,  qu'on  avait  pour  quatre  deniers  au  commencement  du 
siècle,  est  taxée  à  trois  sols  en  i577;  de  dix-huit  sols  quatre  deniers,  la  voie 
de  bois  s'était  élevée,  en  1575,  à  quatre  livres  quinze  sols.  E.  Levasseur, 
Eût  des  classes  ouvrières  en  France,  t.  II,  p.  53.  —  Le  penchérissement  doitt 
nons  parlons  est  cuiâensement  constaté  dans  un  Mémoire  présenté  en  1586 
à  la  reine  mère,  par  un  écrivain  anonyme,  qui  s'intitule  fidèle  serviteur  du 
r<n.  Ce  Mémoire,  qui  donne  de  curieux  renseignements  sur  Talimentation 
-du  leîsième  siède,  a  été  publié  par  M.  Edouard  Poomier,  dans  le  tome  VU 
des  Variétés  hUtoriques,  pcrécieux  répertoire  où  le  savant  éditeur  a  réuni  une 
foule  de  pièces  depuis  longtemps  introurables. 


204  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

croyant  conjurer  par  des  tarifs  les  disettes  cruelles  qui  yenai^it 
sans  cesse  le  surprendre.  Sans  être  permanentes  et  générales,  les 
lois  de  maximum  sont  cependant  assez  frécpientes  dans  notre  his- 
toire * . 

Parmi  celles  qui  concernent  les  blés,  Tune  des  plus  anciennes  qui 
nous  soient  parvenues  fut  promulguée  par  Charlemagne,  dans  un 
capitulaire  de  Tan  794.  Cette  taxe  rendit  la  baisse  impossible,  et 
Gharlemagne  fut  le  premier  à  protester  contre  sa  propre  ordonnance, 
en  décrétant  que  les  grains  récoltés  sur  ses  domaines  seraient  vendus  à 
moitié  prix.  Les  blés  furent  encore  tarifés  plusieurs  fois  depuis,  entre 
autres  en  805,  en  806,  puis  sous  Philippe  le  Bel,  sous  le  roi  Jean, 
sous  Charles  YIII^  en  1488,  sous  Louis  XIY,  en  1693.  Les  taxes 
promulguées  par  les  rois  s'étendaient  nécessairement  à  Tensemble 
du  royaume,  et  Ton  comprend,  sans  qu'il  soit  besoin  d'insister,  com- 
bien était  contraire  au  simple  bon  sens  l'uniformité  de  prix  imposée 
sur  une  aussi  vaste  étendue  et  dans  des  conditions  de  production  si 
différentes.  A  côté  des  taxes  générales  sur  les  grains,  il  y  en  eut  un 
grand  nombre  de  particulières  établies,  soit  par  les  juges  des  sièges 
royaux,  soit  par  les  magistrats  des  communes,  soit  par  les  seigneurs 
haut-justiciers,  qui  réclamaient,  chacun  de  son  côté,  le  droit  de  ré- 
gler souverainement  la  police  alimentaire. 

La  taxe  sur  le  pain  fut  imposée  à  partir  de  la  fin  du  XIII*  siècle 
dans  un  grand  nombre  de  localités,  mais  la  plupart  du  temps  elle 
était  fixée  d'une  manière  tout  à  fait  arbitraire ,  et  sans  qu'on  ait 
cherché  à  garantir  les  intérêts  de  la  fabrication  en  déterminant  les 
prix  de  vente  d'après  les  prix  de  revient.  Le  premier  essai  qui,  d'après 
nos  recherches,  ait  été  fait  à  ce  sujet,  remonte  pour  Paris  à  Tannée 
1419.  Cet  essai  eut  lieu  en  présence  des  commissaires  du  Châtelet. 
Quelques  années  plus  tard,  il  fut  décidé  que  les  mesureurs  de  grains 
seraient  tenus  de  donner  chaque  semaine  les  mercuriales  des  mar- 
chés, et  c'était  d'après  ces  mercuriales  que  le  prévôt  de  Paris  publiait  la 
taxe.  Il  en  était  de  même  dans  un  grand  nombre  de  villes,  et  la  taxa* 
tion  était  faite,  suivant  les  lieux,  par  les  officiers  du  roi,  ceux  des  sei- 
gneurs ou  des  communes. 

Outre  les  taxes  générales  sur  les  blés  dont  nous  venons  de  parler, 

i .  On  sait  qu'à  Rome  le  blé  était  taxé  ;  mais,  à  c6té  de  la  taxe,  il  y  avait  pour 
le  peuple  les  distributions  gratuites,  et  comme  la  plupart  des  blés  qui  nour- 
rissaient l'Italie  étaient  tirés  du  dehors,  cette  taxe  était  uniquement  ùnposée 
dans  l'intérêt  des  populations  latines. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  20:i 

les  rois  essayèrent  à  diverses  reprises  d'en  imposer  sur  toutes  les 
autres  denrées  alimentaires;  Fordonnance  du  roi  Jean,  promulguée 
en  1350,  offre  à  cet  égard  un  ensemble  complet  de  législation  ;  le  prix 
des  viyres  les  plus  divers  est  tarifé  dans  cet  acte  législatif  avec  l'exac- 
titude d'un  compte  de  ménage  ;  mais  Tordonnance  ne  fut  jamais 
rigoureusement  exécutée,  pas  plus  que  celle  de  1567,  qui  avait  égale- 
ment établi  une  loi  de  maximum. 

Ce  que  l'autorité  royale  ne  pouvait  faire  que  très-difficilement 
pour  Tensemble  du  royaume,  les  pouvoirs  locaux  le  faisaient  souvent 
pour  les  circonscriptions  territoriales  qui  leur  étaient  soumises.  Dans 
quelques  provinces,  telles  que  l'Anjou  et  le  Maine,  les  tarifs  étaient 
fixés  par  les  coutumes  ;  dans  les  villes  de  communes,  ils  étaient  fixés 
par  les  magistrats  municipaux.  Cependant  la  tarification  n'était 
point  permanente ,  et  elle  alternait  avec  la  liberté,  suivant  que  les 
années  étaient  plus  ou  moins  abondantes.  Les  aubergistes  seuls 
paraissent  avoir  été  soumis  aux  tarifs  d'une  manière  permanente  et 
régulière. 

Le  poisson  est  de  toutes  les  denrées  celle  qui  fut  le  plus  générale- 
ment et  le  plus  constamment  taxée.  La  viande  le  fut  plus  rarement, 
surtout  à  Paris.  En  1725,  un  arrêté  de  police  en  date  du  9  novembre 
la  partagea  en  trois  catégories,  en  fixant  le  prix  de  la  livre  à  7  sols 
pour  la  première  catégorie  et  à  6  sols  pour  la  seconde  ;  mais  cette 
mesure  fut  vivement  désapprouvée  par  le  public,  et  nous  trouvons  à 
ce  sujet  la  note  suivante  dans  les  papiers  de  Delamarre  :  ce  Ce  n'est 
point  notre  usage  à  Paris  de  fixer  le  prix  de  la  viande  ;  le  grand 
nombre  de  provisions  qui  nous  sont  nécessaires,  les  différentes  dis- 
tances des  lieux  d'où  elles  nous  sont  amenées,  ne  nous  permettent 
pas  d'autre  attention  que  d'en  attirer  l'abondance.  Le  seul  attrait  du 
gain  que  les  marchands  des  provinces  se  proposent  est  capable  de 
les  mettre  en  mouvement  pour  nous  les  fournir,  au  lieu  qu'une  fixa- 
tion qui  bornerait  leur  avidité  diminuerait  à  proportion  leur  empres- 
sement ^  •  »  Ces  réflexions  sont  fort  sages,  mais  la  vérité  qu'elles  expri- 
ment avait  tardé  bien  longtemps  à  se  faire  jour,  et  à  l'époque  où 
Delamarre  écrivait  les  lignes  que  nous  venons  de  citer,  la  plupart  des 
localités  s'en  tenaient  encore  aux  vues  économiques  du  moyen  âge. 

Quant  aux  boissons,  vins,  cidres  et  bières^  on  en  voit  presque  tou- 
jours le  prix  déterminé  soit  par  des  ordonnances  royales^  soit  par  les 

«.  Collection  Delamarre,  t.  88,  48. 


206  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

polices  urbaines,  ce  qui  s'explique  par  ce  fait  que  les  boissons  étanl 
soumises  à  des  impôts  de  consommation  réglés  diaprés  les  prix  de 
Tente,  les  rois  aussi  bien  que  les  communes  avaient  intérêt  à  mainte- 
nir ces  prix  au-dessus  d'un  certain  niveau,  a&n  d'éviter  la  dimiautioa 
de  leur  revenu.  C'était  donc  uniquement  dans  Tinlérêt  du  fisc  et  biU— 
lement  dans  l'intérêt  du  consommateur  que  le  tarif  des  boissons  était 
établi. 

Les  altérations  fréquentes  que  subirent  les  monnaies  sous  l'aocLenne 
monarchie  et  tes  brusques  changements  ds  leur  valeur  ne  furent  pas 
non  plus  sans  influence  sur  l'établissement  des  tarifs  alimentaires^ 
parce  qu'on  voulait  à  Taide  de  ces  tarifs  rétablir  la  proportion  entre  la 
valeur  des  monnaies  et  le  prix  des  marchandises.  C'est  aussi  dans  cette 
altération  des  monnaies  qu'il  faut  chercher  quelquefois  la  cause  de 
ces  baisses  ou  de  ces  renchérissements  instantanés  dont  nous  avooa 
parlé  plus  haut.  Ce  lait  est  très-clairement  et  très-formellement  indi^ 
que,  pour  l'année  1343,  dans  le  passage  suivant  des  grandes  chro^ 
niques  de  Saint-Denis  :  a  En  cest  an  le  roy  fis!  cheoir  sa  monnoie  par 
telle  condicion,  que  ce  qui  valoit  xii  deniers  de  le  monnoie  courant, 
ne  voudroit  que  ix  deniers...  dont  il  advint  que  blés  et  vins  et  autres 
vivres  vindrent  à  grant  défaut  et  à  grant  cbierté,  pour  laquelle  chose 
le  peuple  commença  à  murmurer  et  à  crier,  et  disoient  qu#  cette 
chierté  estoit  pour  la  cause  que  cbascun  attendoit  à  vendre  se  choses 
jusque  à  tant  que  la  bonne  monnoie  courust.  Et  fu  la  claineur  du 
peuple  si  grant  que  le  roy  fist  cheoir  du  tout  les  monnoies  devant 
dites;  et  nonobstant  la  clameur  du  peuple,  le  vin,  les  blé$  Qt  autrçs 
vivres  estoient  plus  chierement  vendus  que  devant.  » 

Lors  même  qu'elles  fixaient  le  prix  des  vivresaveçrmtentiond'assuref 
m  pays  la  vie  à  bon  compte,  les  administratioUiS  de  l'aocienne  monar^ 
chie  retombaient  encore  dans  cette  erreur  que  nous  avons  déjà  signalé^ 
plusieurs  fois»  c'cstnà-dire  qu'eu  sacrifiant  tout  au  consommateur  içUes 
arrêtaient  complètement  l'essor  de  la  production*.  Pour  que  les  taxe» 
alimentaires,  d'ailleurs,  eussent  été  rationnellement  établies,,  il  eut  Uni* 
jours  fallu  maintenir  une  exacte  propcyction  entre  ces  taxes  d'une  part, 
les  salaires  et  les  charges  publiques  de  l'autre.  Il  eût  de  plus  falh) 
tenir  compte  de  l'activité  du  travail  ;  et  c'est  précisément  ce  que  Ton 
se  gardait  bien  de  faire,  IiOrsqu'oi;i  dit  aujourd'hui  :  qu'importe  que 
le  pain  soit  clier,  pourvu  que  la  journée  se  paye  bien  et  que  les  affaire^ 
marchent,  on  exprime  un  fait  très-vrai.  Mais  au  moyen  âge,  quand 
le  pain  était  cher,  les  afiTaires  ne  marchaient  pas  toujours,  tant  s'en 


sous  L'ANCIENNE  MOiNARCHlE  FRANÇAISE.  207 

fant»  car  les  causes  qui  paralysaient  ragricullure  paralysaient  égale- 
maat  Tindustrie  ;  les  crkes  du  travail  étaient  aussi  Inrusques  que  les 
fluctnatioDS  du  prix  des  denrées  alimentaires,  et  la  misère  pouvait 
quelqaefioîs  être  très-graode  quand  ces  prix  étaient  modiques* 


Nous  ¥oîd  mamteoant  arrivé  au  terme  de  notre  travail;  arrêtons- 
nous  et  résumonsHtious  ' . 

Ce  qui  résulte  jusqu'à  la  d^nière  évidence  des  faits  nombreux  que 
nons  Tenons  d'analyser  confirme  pleinement  ce  que  nous  avons  dit 
au  dâmt  même  de  cette  étude,  à  savoir,,  qu'il  faut  chercher  surtout 
dans  la  constitution  économique  et  administrative  de  la  société  la 
causede  ces  disettes,  de  ces  famines,  de  celle  difficulté  de  vivre,  qui, 
pendant  tant  de  siècles,  jettent  le  désespoir  au  sein  des  populations 
de  la  France.  En  efiet,  en  prenant  pour  point  de  départ  de  la  question 
alimentaire  l'étude  de  la  propriété  territoriale,  nous  avons  vu  cette 
propriété  érigée  en  monopole  ;  la  plus  grande  partie  du  sol  est  immo- 
bilisée aux  mains  de  la  noblesse  et  du  clergé;  dans  le  servage,  ce 
n'est  point  la  terre  qui  apparti^  au  paysan  qui  la  cultive,  c'est  le 
paysan  qui  appartient  à  la  terre  ;  dans  le  vasselage,  les  fruits  du  tra*- 
vail  agricole  sont  en  grande  partie  absorbés  par  les  impôts  de  toute 
nature  :  par  l'impôt  féodal  ,qui  n'est  qu'un  tribut  payé  à  la  suzerai* 
neté,  et  qui  ne  profite  qu'aux  individus  d'une  seule  et  même  caste  ; 
—  par  rimpôt  royal ,  inégalement  réparti,  rejeté  tout  entier  par 
les  privilèges  sur  les  classes  industrielles  et  agricoles,  arbitraire- 
ment  taxé,  inégalement  perçu  et  hors  de  toute  proportion  avec  les 
resseiurœs  de  ceux  qui  l'acquittent,  attendu  qu'ils  forment  la  partie 
la  plus  pauvre  de  la  nation.  L'argent,  qui  fertilise  le  sol,  manque 
absolument,  car  l'agriculture  reste  complètement  ai  dehors  du  mou- 
raient conunercial,  et,  sous  ce  rapport,  la  triste  situation  de  la 

t.  Def  vis  la  publication  de  nos  précédents  articles,  il  nous  est  tombé  socs 
les  yeux  un  ciuieuK  travail  de  M.  Àlpbimse  Peillet,  intitulé  :  Vn  chapitre  inédit 
(k  rbistùire  de  la  Fronde.  C'est  un  tableau  fort  curieux  et  fort  bien  fajLt  de  la 
triste  situation  du  pays  durant  la  période  qui  s*étend  de  4640  à  1660.  Nous 
^voas  trouvé  dans  les  nombreux  documents  recueillis  par  M.  FeHlet  une 
conirmalion  nouvelle  de  tout  ce  que  nous  aToos  dit,  an  début  de  cette  étude, 
sur  le  dix-septième  siècle.  H.  Feillei  publiera  prochainement  ca  travail 
complet  sous  le  litre  de  :  les  Misères  de  la  Fronde  et  saint  Yincmi  de  FomI.  ' 


208  DE  L  ALIMENTATION  PUBLIQUE. 

France,  dans  la  seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle,  est  telle  que  le 
capital  d'exploitation  qui,  à  cette  date,  s'élève  en  Angleterre  à  250  fir. 
par  hectare,  s'élève  à  peine  chez  nous  à  45  fr.  pour  la  même  quan- 
tité de  terre.  Les  charges  qui  pèsent  sur  le  sol  absorbent  les  profits 
qu'il  peut  donner.  La  production  se  ralentit,  et  quelquefois  même 
elle  s'arrête  complètement. 

Les  lois  qui  régissent  l'exploitation  ne  sont  pas  moins  désastreuses. 
Par  les  clauses  des  fermages,  le  cultivateur  est  soumis,  comme  l'oa- 
vrier  des  villes  par  les  statuts  des  corporations,  à  la  consigne  des  vieux 
usages;  par  la  trop  courte  durée  des  baux  il  est  condamné  à  tra- 
vailler au  jour  le  jour,  sans  s'inquiéter  pour  l'avenir  de  cette  terre 
toujours  prête  à  lui  échapper.  Habitués  à  tout  réglementer,  le  travail 
des  bras  aussi  bien  que  les  consciences,  les  pouvoirs  publics  réglemen- 
tent l'agriculture  sans  tenir  compte  de  la  différence  des  lieux  et  de 
l'imprévu  de  la  nature;  ils  procèdent  avec  un  aveugle  empirisme, 
abstraction  faite  de  toute  ex])érience  et  de  tout  examen,  attendu  qu'en 
vertu  même  de  leur  principe,  basé  sur  l'autorité  absolue  et  l'irres- 
ponsabilité, ils  sont  naturellement  conduits  à  se  croire  infaillibles. 
En  sacrifiant  tout,  ainsi  que  nous  l'avons  montré,  à  la  culture  exclu- 
sive des  céréales,  ils  épuisent  le  sol,  préparent  la  stérilité  par  le 
manque  de  fumiers,  et  le  jour  où  la  récolte  en  blé  vient  à  faire  défaut, 
la  famine  arrive  avec  ses  plus  terribles  désastres,  le  pays  ne  possédant 
en  dehors  du  blé  que  de  très-faibles  ressources,  et  se  trouvant  par 
cela  même  dénué  de  toute  compensation  '.  Entravé,  lorsqu'il  s'agis- 
sait de  produire,  par  les  usages  législatifs  et  sa  propre  ignorance,  le 
cultivateur  se  voyait  sans  cesse  menacé  lorsqu'il  s  agissait  de  conser- 
ver ses  produits.  En  retour  des  charges  accablantes  qu'il  avait  à  sup- 
porter, les  lois  ne  lui  donnaient  qu'une  protection  insuffisante,  et  la 
brutalité  sauvage  des  gens  de  guerre,  ainsi  que  le  gibier  privilégié 
des  seigneurs,  venaient  sans  cesse  anéantir  les  fruits  de  son  travail. 

A  ces  causes  déjà  si  nombreuses  de  misère  s'ajoutaient  encore  les 
lois  qui  présidaient  au  commerce  des  céréales,  à  leur  circulation,  à 
leur  répartition  sur  les  divers  points  du  territoire.  Les  circonscrip- 
tions féodales,  les  villes,  les  provinces,  nous  l'avons  montré  surabon- 
damment, étaient  complètement  isolées  les  unes  des  autres;  par  suite 

i.  Ce  fut  très-probablement  le  manque  de  compensation  dans  les  années 
où  la  disette  des  céréales  se  faisait  sentir  et  Tépuisement  du  sol  par  la  cul- 
ture mal  entendue  des  blés,  qui  conduisirent  Parmentier  à  chercher  et  à  pro- 
pager de  nouvelles  denrées  alimentaires. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  200 

de  leur  organisation  morcelée  et  de  leur  autonomie  égoïste,  elles  ne 
s'aidaient  point,  ne  se  secouraient  point  mutuellement;  la  disette  et 
Tabondance  se  trouvaient  souvent  localisées  à  quelques  lieues  de  dis- 
tance, et  le  mal  s'aggravait  encore  de  la  multiplicité  des  péages,  des 
octrois,  de  la  difficulté  des  transports,  de  la  violation  des  droits  de 
propriété  par  l'inféodation  des  routes  et  des  rivières  au  profit  de  cer- 
tains seigneurs  ou  de  certaines  villes.  Le  cultivateur  qui  voulait  ven- 
dre ses  blés  était  toujours  contraint  de  les  vendre  à  la  baisse  ;  une 
fois  arrivé  sur  les  marchés,  il  n'en  était  plus  maître,  et  il  se  voyait 
placé  sans  cesse  sous  le  coup  des  réquisitions  forcées  et  des  lois  sur 
l'accaparement;  mais  ces  lois  elles-mêmes,  si  contraires  à  l'agricul- 
ture, allaient  directement  contre  leur  but;  et,  tout  en  détruisant  les 
réserves,  elles  créaient  l'agiotage  clandestin  et  le  pacte  de  famine. 

Les  détails  que  nous  avons  donnés  sur  la  meunerie  et  la  boulan- 
gerie nous  ont  présenté  des  faits  tout  aussi  contraires  aux  plus  sim- 
ples notions  de  l'économie  sociale.  La  banalité  des  fours  et  des  mou- 
lins constituait,  pour  les  populations,  la  plus  lourde  charge,  et  les 
soumettait  en  certains  lieux,  par  la  verte  monte  et  la  suite  de  mou- 
Un^  aux  plus  dures  vexations;  astreint  à  la  police  la  plus  minu- 
tieuse et  la  plus  imprévoyante,  également  entravé  pour  ses  achats  et 
pour  ses  ventes,  le  métier  de  la  boulangerie  était  ruiné  par  les  tarifs 
à  la  baisse  que  lui  imposaient  les  pouvoirs  locaux;  et,  sous  Ie]coup  des 
fausses  mesures  qui  le  régissaient,  le  prix  du  pain,  dans  des  années 
de  récolte  abondante,  atteignait  parfois,  suivant  les  lieux,  des  prix 
excessifs. 

La  production  du  bétail,  nous  l'avons  prouvé,  ne  se  trouvait  point 
dans  de  meilleures  conditions.  Les  ressources  de  l'élevage'  étaient 
considérablement  restreintes  par  suite  des  tendances  exclusives  qui 
portaient  l'agriculture  vers  le  blé  ;  les  prairies  artificielles  étaient  peu 
nombreuses;  les  pâturages  naturels,  soumis  aux  seigneurs,  n'étaient 
concédés  à  titre  usager  aux  populations  qu'à  des  conditions  souvent 
très-onéreuses  ;  ceux  qui  appartenaient  aux  communes  ne  donnaient 
que  de  faibles  produits  ;  la  féodalité  prélevait  sur  les  troupeaux  de 
nombreuses  redevances,  et  le  commerce  de  la  boucherie,  qui  rencon- 
trait pour  ses  approvisionnements  les  mêmes  obstacles  que  le  com- 
merce des  blés  ou  la  boulangerie,  se  trouvait  placé  sans  cesse  entre 
les  menaces  des  lois  qui  lui  ordonnaient,  sous  les  peines  les  plus 
sévères,  de  fournir  des  viandes  à  la  consommation,  et  une  agriculture 
appauvrie  qui  n'avait  point  de  bestiaux. 

Tome  XI.  —  42*  Livrai^iOti.  1  4 


2iO  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

Les  reMOoroes  inépuisables  que  pouvait  présenter  la  pèche  oMière 
et  fluviale  étaient  égalisent  compromises  et  considérablemeni  disais 
nuées  par  les  lois  qui  régissaient  la  propriété  des  eaux  ou  les  vedb- 
yances  fiscales  auxquelles  était  soumis  le  poisson;  et  tandis  que, 
d'une  part,  on  prenait  de  sages  précautions  pour  la  consenratioD  des 
espèces,  de  l'autre  on  ruinait  par  les  gabelles  la  pèche  maritime,  la 
plus  productive  de  toutes. 

Ainsi  dans  ce  déplorable  système,  tout  s'enchaînait  avec  une 
logique  fatale;  une  réglementation  oppressive  concourait  sur  tous  ks 
points  à  l'anéantissement  des  ressources  de  la  nature  et  du  tavail  de 
l'homme.  Le  fisc  venait  à  son  tour  mettre  une  main  impitoyable  sur 
les  objets  de  première  nécessité  ;  toujours  besoigneuse,  parce  qu'elle 
fut  toujours  prodigue,  surtout  dans  les  derniers  siècles,  l'andenne 
monarchie  avait  ajouté  à  la  valeur  vénale  des  denrées  alimentaires 
une  surtaxe  considérable  par  les  péages  des  routes,  par  les  péages  des 
rivières,  par  les  droits  des  marchés,  par  les  offices,  par  les  aides,  par 
les  fermes,  par  le  domaine  ;  à  certaines  époques,  elle  était  allée  jus* 
qu'à  imposer  les  blés ,  jusqu'à  imposer  le  pain;  car,  ainsi  que  noos 
l'avons  dit,  comme  elle  n'avait  pas  les  ressources  multiples  et  variées 
de  nos  budgets,  c'était  sur  la  nourriture  et  les  boissons  qu'elle  bisait 
porter  principalement  les  charges  fiscales.  Enfin,  en  diverses  occa- 
sions, elle  en  vint  jusqu'à  taxer  les  vivres,  pour  augmenter  la  quo- 
tité de  l'impôt  en  augmentant  leur  prix. 

De  vastes  portions  de  territoire  délaissées  par  les  cultivateurs ,  des 
domaines  abandonnés  que  l'État  met  à  la  disposition  du  premier 
occupant,  l'agriculture,  ruinée  et  découragée,  manquant  de  bras  et 
de  capitaux,  le  chiffre  de  la  population  des  campagnes  restant  sta— 
tionnaire  ou  diminuant  dans  une  {Nroportion  considérable,  les  villes 
encombrées  de  vagabonds  et  de  mendiants,  la  culture  de  la  vigne. 
Tune  des  plus  grandes  richesses  de  notre  sol,  tuée  par  les  aides, 
le  tableau  que  présente  le  passé  de  la  France.  Nous  avons  cité 
de  témoignages  pour  que  Ton  ne  nous  accuse  point  d'exagérer,  et 
c'est  dans  les  documents  législatib  eux-mêmes  que  nous  avons  cher- 
ché nos  preuves.  Il  est  d'ailleurs  un  fait  qu'on  ne  saurait  mécon- 
naître  :  c'est  qu'à  travers  tout  le  moyen  âge  jusqu'à  la  révolution  fran- 
çaise, une  longue  et  sourde  protestation  ne  cesse  de  se  faire  entendre 
contre  l'organisation  sociale  ;  cette  protestation  éclate  dans  les  requêtes 
et  les  suppliques  des  communes,  dans  les  cahiers  des  états  généraux  et 
provinciaux,  dans  les  émeutes  et  les  insurrections,  car  cette  andenne 


sous  L*AP<C]ENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  211 

mcmarchie,  que  quelques  historiens  s'obstinent  encore  à  représenter 
comme  l'idéal  de  Toitire  et  de  la  soumission  au  principe  d'autorité, 
D*oflre,  au  contraire,  quand  on  descend  dans  la  réalité  des  faits, 
qu'une  suite  de  troubles  et  de  désordres  ;  la  règle  inflexible  et  ira- 
muable  est  partout,  dans  l'ordre  civil  comme  dans  Tordre  religieux; 
naaifi  sous  les  apparences  extérieures  de  la  discipline  règne  une  anar* 
chie  profonde,  et,  comme  l'antiquité  païenne,  la  monarchie  a  ses 
révoltes  serviles  dans  les  insurrections  qui  ensanglantèrent  la  Nor« 
Boandie  en  997  et  en  i034;  dans  Thérésie  socialiste  des  Yandois, 
dans  le  mouyement  communal,  dans  la  jacquerie ,  dans  l'émeute 
cabocbienne,  dans  ces  associations  redoutables  d'aventuriers,  malan^ 
drins  ou  tard-venus^  qui,  ne  trouvant  pas  leur  place  dans  la  société 
régolière,  se  font  une  industrie  du  meurtre  et  du  pillage  ;  elle  a  les 
mhpieds,  la  contr^nde  armée  des  aides  et  des  gabelles  ;  et  dans  les 
villes  industrielles,  des  émeutes  sans  nombre  pour  le  prix  des 
salaires  ou  le  prix  du  pain.  Faut-il  s'en  étonner,  et  n'étaît<-ce  point 
là  une  conséquence  inévitable  de  la  constitution  même  d'une  société 
basée  sur  l'exclusion ,  d'une  société  où  l'inégale  distribution  des 
droits  devait  nécessairement  faire  perdre  la  notion  de  l'égalité 
des  devoirs,  où  l'activité  humaine,  asservie  et  comprimée  dans  oe 
qu'elle  avait  de  légitime  et  de  moral,  était  sans  cesse  refoulée  sur 
elle-même?  En  présence  d'une  pareille  organisation,  si  de  plus 
grands  désordres  n'ont  point  agité  le  royaume,  c'est  qu'au-dessus  de 
toutes  ces  misères  brillait  la  lumière  du  christianisme  ;  c'est  que  la 
reb'gîon,  seul  Uen,  seul  frein  et  seule  espérance  des  hommes  aa 
milieu  de  cette  barbarie,  leur  enseignait  à  se  résigner  et  à  souffrir^ 
et  leur  montrait  devant  la  mort  et  devant  Dieu  cette  égalité  qu'ils 
dierchaient  en  vain  sur  la  terre. 

Comment  un  pareil  état  de  choses  a-t41  pu  se  maintenir  pendant 
un  aussi  long  espace  de  temps?  Comment  les  bonnes  intentions  de 
plusieurs  de  nos  rois,  les  aspirations  du  peuple  vers  une  condition 
meilleure,  les  efforts  de  la  charité  chrétienne,  les  grands  hommes 
qui  sont  notre  gloire,  jurisconsultes,  écrivains,  administrateurs,  sonfr^ 
ils  restés  impuissants  à  réformer  de  pareils  abus? 
Voici^  selon  nous,  oe  qui  explique  cette  impuissance  : 
Jusqu'au  seizième  siècle,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'avéaement  de  la 
méthode  expérimentale  inaugurée  par  Bacon,  on  procède  exclusive- 
ment en  économie  sociale  par  des  formules  empiriques,  qui  se  perpé- 
tuent de  siècle  en  siècle  sans  que  l'on  s'avise  jamais  de  les  soumettue 


212  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

à  l'observation  des  Mis.  On  sent  le  ma],  on  s'en  plaint  aTec  amer- 
tume, mais  quand  il  s*agit  d*y  porter  remède,  on  s'arrête  à  la  suriaœ  : 
on  muJtiplie  les  règlements,  mais  ces  r^lements,  minutieux  jusqu'à 
devenir  impraticables,  laissent  subsister  toutes  les  bases  sur  lesquelles 
repose  l'organisation  sociale,  c'est-à-dire  la  constitution  féodale  de  la 
propriété,  l'inégalité  des  classes,  l'inégalité  des  charges,  le  manque 
absolu  de  justice  distributive  dans  la  répartition  des  impôts,  le  mor- 
cellement du  royaume  par  les  fiefis  et  par  les  provinces,  la  confusion  ou 
la  contradiction  des  pouvoirs.  Seule,  au  milieu  de  ce  chaos,  la  royauté 
représente  l'unité  politique  et  administrative,  mais  cette  unité  qu'elle 
poursuit  et  qu'elle  prépare  se  dérobe  sans  cesse  à  ses  efforts,  car  pour 
la  réaliser  dans  la  pratique,  elle  serait  forcée  de  faire  table  rase  du 
droit  féodal  dont  elle-même  est  issue,  le  roi  n'étant  en  réalité  que  le 
suzerain  de  tous  les  fiefs  de  France  ;  eUe  serait  forcée  de  faire  table 
rase  des  privilèges  provinciaux  ou  communaux  ;  mais  ces  privilèges 
elle  ne  peut  les  détruire,  car  elle  les  a  reconnus,  accordés  ou  sanc- 
tionnés, et  c'est  par  eux  qu'elle  a  rattaché  les  villes  et  les  provinces  à 
la  couronne.  Les  institutions  en  apparence  les  plus  libérales  sont 
aussi  impuissantes  que  la  royauté  pour  accomplir  les  grandes  réfor- 
mes économiques  dont  le  pays  tout  entier  sent  impérieusement  le 
besoin,  parce  qu'elles  se  retrouvent  en  présence  des  mêmes  obstacles. 
Expression  de  l'esprit  des  trois  ordres  qui  constituent  la  représenta- 
tion politique  de  la  nation ,  les  états  généraux ,  tout  en  exprimant 
des  vœux  fort  sages,  tout  en  signalant  de  graves  abus,  maintien- 
nent toujours  sévèrement  les  distinctions  des  diverses  castes  qui 
les  composent;  la  noblesse  y  défend  ses  privilèges;  le  dergé  y 
défend  ses  exemptions  d^impôts  et  ses  dîmes,  comme  le  tiers  état 
y  défend  le  monopole  de  ses  maîtrises,  l'indépendance  de  ses  com- 
munes, ses  franchises  militaires  et  fiscales  ;  toutes  les  grandes  me- 
sures émanées  des  rob  et  qui  ont  pour  but  l'intérêt  général  viennent 
se  briser  sans  cesse  contre  le  droit  particulier;  et  dcTant  chaque  réforme 
partielle  surgissent  des  difficultés  qui  tiennent  à  l'ensemble  du  système 
et  à  l'organisation  consacrée  par  les  siècles.  S'agit-il,  par  exemple,  de 
supprimer  la  vénalité  des  offices?  il  faut  rembourser  les  charges. 
'S'agit-il  d'abolir  les  maîtrises?  le  titre  de  maître  est  une  propriété 
dont  il  faut  indemniser  le  titulaire.  Il  en  est  de  même  pour  la  sup- 
pression des  redevances  féodales.  Mais  où  trouver  l'argent,  quand 
déjà  le  pays  est  accablé  d'impôts,  quand  chaque  jour  ajoute  au  déficit? 
Les  deux  derniers  siècles  de  la  monarchie  nous  offrent,  du  reste,  plus 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE  213 

d*un  exemple  des  difficultés,  on  pourrait  dire  des  impossibilités  que 
rencontrait  le  gouYemement  lorsqu'il  s'agissait  d'opérer  les  plus  sages 
améliorations.  Colbert  réclame  Tabolition  des  brevets  d'apprentis- 
sage, et  les  corporations  l'emportent  sur  Colbert. 

Kn   1766,  on  présente  au  parlement  un  édit  qui  supprime  les 
jurandes,  et  le  parlement  le  repousse  comme  attentatoire  au  droit  de 
propriété.  Quelques  années  plus  tard  nous  voyons  Turgot  essayer, 
d*afaord  comme  intendant  de  Limoges,  l'application  de  mesures  très- 
utiles  aux  intérêts  de  l'agriculture,  et,  comme  ministre,  étendre  ces 
mêmes  mesures  à  l'ensemble  du  royaume;  des  résistances  invincibles 
viennent  paralyser  ses  efiforts.  En  1776,  il  abolit  les  maîtrises  et  les 
corporations  ;  Tannée  suivante  il  est  obligé  de  les  rétablir  ;  mais  l'édit 
qui  les  reconstituait  en  les  modifiant  ne  fut  pas  même  appliqué 
dans  tout  le  royaume,  les  parlements  de  Toulouse,  d'Âix,  de  Bor- 
deaux, de  Besançon,  de  Rennes  et  de  Dijon,  ayant  refusé  de  Tenre- 
gistrer,  de  telle  sorte  que  l'industrie  française  se  trouva  placée  sous 
deux  régimes  différents.  Des  faits  identiques  se  produisent  lorsqu'il 
s'agit  de  changer  l'assiette  de  l'impôt ,  de  faire  payer  les  privilégiés, 
d'autoriser  la  circulation  des  grains,  d'améliorer  la  condition  des  per- 
sonnes. Les  réformes  les  plus  urgentes  viennent  se  heurter  contre  le 
respect  des  traditions,  l'autorité  du  droit  ancien,  l'inviolabilité  des 
abus  sauvegardés  par  les  castes,  car  ces  réformes  soulèvent  toujours 
par  quelque  point  les  plus  hautes  questions  sociales,  telles  que  l'abo- 
lition des  privilèges,  l'égalité  des  droits,  l'unité  du  pouvoir,  l'unité 
administrative,  la  liberté  du  travail  ou  la  constitution  delà  propriété. 
On  ne  pouvait  en  accomplir  une  seule  sans  toucher  aux  bases  mêmes 
de  Tordre  social,  sans  provoquer  de  tous  côtés  les  résistances  les  plus 
vives.  Il  fallait  donc,  pour  fonder  un  droit  nouveau,  rompre  avec  le 
passé  tout  entier,  en  effaçant  jusqu'à  ses  ruines.  Ce  fut  l'œuvre  de  la 
révolution  française,  véritable  liquidation  économique  d'une  société 
qui  ne  pouvait  plus  vivre  et  ne  pouvait  pas  se  réformer.  Aujourd'hui 
que  les  acteurs  de  ce  drame  terrible  sont  entrés  dans  la  postérité, 
l'histoire  a  fait  la  juste  part  des  grandeurs  et  des  crimes.  La  cons- 
cience du  genre  humain  a  flétri  les  bourreaux,  la  pitié  des  âmes 
généreuses  a  réhabilité  les  victimes  ;  mais  à  quelque  point  de  vue 
qu'elle  se  place,  l'histoire  est  unanime  à  reconnaître  que  l'ancien 
régime  était  fatalement  condamné  à  disparaître  devant  les  prin- 
cipes de  89,  parce  que  ces  principes,  en  s'appuyant  tout  à  la  fois  sur 
la  justice,  la  science  et  l'égalité  proclamée  par  le  christianisme. 


214    DE  L'ALIMENT.  PUBL.  SOUS  L'ANC.  MONARGH.  FRANC. 

réalisaient  les  vœux  inutilement  formulés  depuis  tant  de  siècles  par 
cette  majorité  de  la  nation  sur  laquelle  pesait  l'exclusion  et  qui 
supportait  toutes  les  diarges.  L'histoire  a  reconnu  également  qu*il 
était  impossible  de  changer  Tordre  économique  sans  reDoare- 
1er  la  théorie  du  droit  politique,  sans  déplacer  la  notion  du 
pouvoir,  et  qu'il  n'y  avait  pas  de  moyen  terme  entre  des  réformes 
partielles  et  une  rénovation  radicale.  N'est-ce  pas  en  effet  de  cette 
rénovation  que  datent,  ajms  une  si  longue  immobilité,  les  immensa 
progrès  réalisés  depuis  un  demi-siècle  dans  l'économie  sociale?  Cette 
rénovation  a  fait  un  peuple  avec  des  castes  ;  elle  a  constitué  dans  Tor- 
dre politique  et  administratif  cette  unité  que  la  royauté  avait  pour- 
suivie au  prix  de  tant  d'efforts  sans  parvenir  à  la  fonder.  Par  la  sup- 
pression des  douanes  intérieures  et  des  péages,  par  l'uniformité  des 
poids  et  mesures,  elle  a  donné  au  conmierce  sa  puissante  expansion; 
par  l'aboUticni  des  maîtrises  et  des  jurandes,  elle  a  fait  disparaître  le 
monopole  du  travail  et  assuré  à  chacun  le  développement  de  son 
intelligence  et  de  sa  force  ;  elle  a  mis  fin  à  la  tyrannie  des  gabelles,  i 
la  longue  et  inique  spdiation  des  traitants ,  à  l'inégale  et  injuste 
répartition  des  impôts  ;  enfin,  en  ce  qui  toudie  la  question  alinaen- 
taire,  elle  a  doublé  les  forces  du  travail  agricole  et  quintuplé  ses  pro- 
duits, en  le  laissant  agir  selon  ses  intérêts  et  ses  besoins,  en  lui  don- 
nant le  trafic  pour  auxiliaire,  et  par  le  trafic  le  capital  et  le  crédit; 
elle  a  conjuré  la  famine,  en  arrachant  l'agriculture  à  la  régle- 
mentation étouffante  qui  Fimmobilisait  dans  la  routine,  en  établis- 
sant entre  les  diverses  zones  du  territoire  la  libre  circulation  des 
subsistances,  en  un  mot  en  fécondant  la  terre  par  la  liberté. 


FIN. 


o 


GOETHE  ET  SCHILLER 

PAR  M.  SAINT -RENÉ  TAILLANDIER 


CORRESPONDANCE  ENTRE  GŒTHE  ET  SCHILLER 


VI 

WALLENSTEIN 

{17»8) 

• 

An  moment  où  s'ouvre  l'année  1798,  Schiller  a  déjà  écrit  les  deux 
premiers  actes  de]  Wallemtein.  La  pièce  n'est  pas  encore  divisée 
comme  elle  le  sera  plus  tard.  Ce  grand  cycle  waliensieinien,  ainsi 
que  l'appelle  Gœthe  en  ses  Annales,  ces  trois  pièces  (comédie, 
drame,  tragédie)  qui  sont  enchaînées  l'une  à  l'autre,  et  dont  l'ensemble 
ne  formera  pas  moins  de  onze  actes,  Schiller  espère  encore  les  ajus- 
ter dans  le  cadre  d'un  seul  drame.  Peu  à  peu,  on  le  Terra  dans  les 
lettres  qui  suivent,  son  premier  plan  se  modifie.  Les  conseils  de 
Gœthe  et  ses  réflexions  propres  le  décident  à  diviser  son  œuvre  en 
trois  parties  à  la  fois  unies  et  distinctes.  Le  8  janvier,  il  écrivait  à 
KcBrner  :  «  J'attends  Gœthe  id  dans  huit  jours  ;  ce  sera  une  époqne 
importante  dans  mon  travail,  car  je  lui  lirai  tout  ce  que  j'ai  déjà  fidt 
de  moo  Wailenstein.  Je  suis  impatient  de  connattre  wa  avis,  bien 
qa'en  somme  je  me  croie  assuré  de  l'impresàon  que  mon  œuvre  doit 
(mduire  sur  tout  esprit  cultivé.  Je  sois  obligé  d'avouer,  en  effet,  que 
je  sois  fort  content  de  mon  travail  et  qu'il  m'arrive  maintes  fois  d'en 
être  étonné  moi-même.  Tu  n'auras  pas  à  y  regretta  l'ardeur,  Tins- 
pration  intime  de  mes  meilleures  années,  et  cependant  tu  n'y 
retBouvcrais  rien  de  ma  brutalité  d'ak»^»  Le  calme  puissant,  la  force 

I.  Voiries  37«,  3S-,  39*,  40» et  «•  livraisoûs. 


216  GOETHE  ET  SCHILLER. 

contenue  de  l'imagination  obtiendront  ton  suffrage.  Sans  doute,  ce 
n*est  pas  une  tragédie  grecque  et  ce  ne  peut  en  être  une. . .  Le  sujet  est 
trop  riche,  c'est  tout  un  monde  en  petit,  et  Texposition  seule  m'a 
entraîné  à  des  développements  extraordinaires.  »  Cette  expositioa 
dont  parle  ici  Schiller,  c'est-à-dire  la  peinture  des  soldats  et  des  offi- 
ciers du  duc  de  Friedland,  formera  deux  pièces  séparées,  une  comé- 
die-prologue, le  Camp  de  WaUenstein^  et  un  drame,  les  Piccolo- 
mini;  mais  c'est  seulement  au  mois  de  septembre  que  le  poète,  sur 
les  conseils  de  Gœthe ,  fera  subir  à  son  œuvre  cette  transformation 
définitive. 

Il  y  était  préparé ,  du  reste ,  par  ses  méditations  personnelles  et 
les  difficultés  sans  nombre  qu'il  rencontrait  sur  sa  route.  Les  lettres 
de  Schiller  à  Kœrner  sont  ici,  comme  en  maintes  circonstances,  le 
commentaire  et  le  complément  de  sa  correspondance  avec  Gœthe.  Le 
15  juin  1798,  il  épanchait  ses  plaintes  dans  le  cœur  de  son  ami  de 
Dresde  :  a  II  faut  bien  se  garder  d'attaquer  un  sujet  compliqué, 
immense,  ingrat,  comme  l'est  mon  Wallenstein y  un  sujet  où  le 
poète  est  obligé  d'épuiser  toutes  ses  ressources  pour  animer  une 
matière  rebelle.  Ce  travail  me  dérobe  le  doux  calme  de  ma  vie,  il 
m'enchaîne  à  un  point  fixe,  il  ne  me  permet  pas  d'avoir  l'esprit  pai- 
siblement ouvert  à  d*autres  impressions.  Je  suis  harcelé  maintenant 
par  la  nécessité  de  finir,  et  en  même  temps  l'horizon  de  mon  œuvre 
s'élargit  toujours  devant  moi,  car  plus  on  avance  dans  l'exécution 
d*une  œuvre  d'art,  plus  on  aperçoit  clairement  les  exigences  du  sujet 
et  les  lacunes  qu'on  n'avait  pas  d'abord  soupçonnées.  »  Lorsque 
Schiller  adressait,  à  Kœrner  ces  confidences  et  ces  plaintes  d'artiste, 
il  sentait  déjà  que  son  cadre  trop  étroit  éclatait  entre  ses  mains.  Gœthe 
n'eut  pas  de  peine  à  le  persuader,  quand  il  lui  conseilla  de  substituer 
à  son  premier  projet  le  cycle  wallensieinien.  Le  30  septembre,  après 
des  conversations  décisives  avec  Gœthe,  Schiller  donnait  à  Kœrner 
cette  importante  nouvelle  :  «  Pour  faire  de  mon  prologue  une 
œuvre  indépendante  de  la  pièce  et  qui  puisse  être  représentée 
seule ,  je  l'ai  beaucoup  augmentée ,  je  l'ai  augmentée  de  la  moitié 
certainement,  je  l'ai  remplie  d'un  grand  nombre  de  figures  nou- 
velles; et  c'est  maintenant,  je  puis  le  dire,  un  tableau  très -vif 
d'un  camp  de  guerre  sous  Wallenstein Quant  à  la  pièce  elle- 
même,  après  de  mûres  méditations  et  de  nombreuses  conférences 
avec  Gœthe,  je  l'ai  partagée  en  deux  pièces  distinctes;  l'ordre  que 
j'avais  établi  dans  mon  œuvre  m'a  rendu  ce  changement  très- 


GCETHE  ET  SCHILLER.  2i7 

facile.  Sans  cette  opération,  Wallenstein  eût  été  un  monstre  en  lar- 
geur et  en  étendue ,  et  pour  que  la  pièce  fût  possible  au  Ihéâtre  il 
aurait  fallu  en  sacrifier  maintes  parties  essentielles.  Maintenant  cela 
forme ,  y  compris  le  prologue ,  trois  pièces  importantes ,  dont  cha- 
cune, dans  une  certaine  mesure,  compose  un  tout  complet,  et  dont 
la  dernière  seulement  est  la  tragédie  proprement  dite.  Les  deux  der- 
nières pièces  ont  chacune  cinq  actes  ;  la  seconde  pièce  porte  le  nom 
des  Picolomini,  et  les  montre  tous  deux  en  face  de  Wallenstein,  l'un 
dévoué,  l'autre  hostile.  Wallenstein  ne  parait  qu'une  fois  dans  cette 
pièce,  au  second  acte;  les  autres  actes  sont  remplis  tous  les  quatre 
par  les  Piccolomini.  Cette  pièce  renferme  l'exposition  dans  toute  son 
ampleur,  et  s'arrête  au  moment  où  le  nœud  de  l'action  est  lié.  La 
troisième  pièce  s'appelle  Wallenstein^  et  forme,  à  proprement  par- 
ler, une  tragédie  complète  ;  les  Piccolomini  ne  méritent  que  le  nom 
de  pièce  de  théâtre,  et  le  prologue  est  une  comédie ^..  Ces  change- 
ments sans  doute  m'imposent  un  nouveau  travail,  car,  pour  donner 
plus  de  consistance  aux  deux  premières  pièces,  j'ai  besoin  de  quel- 
ques scènes  de  plus  et  de  plusieurs  nouveaux  motifs  ;  mais  ce  travail 
renouvelle  aussi  mon  inspiration,  et  il  est  infiniment  plus  agréable 
pour  moi  de  développer  mon  œuvre  que  d'avoir  à  en  retrancher  telle 
ou  telle  partie  pour  la  faire  tenir  dans  un  étroit  espace...  d 

Pendant  que  ce  seul  travail  réclame  toutes  les  forces  de  Schiller, 
que  fait  Gœthe?  il  mène,  comme  toujours,  mille  choses  de  front.  Il 
fonde  avec  son  ami  Meyer  un  recueil  périodique,  les  Propylées^  con- 
sacré à  des  études  d'archéologie  et  d'art.  Il  revient  à  son  Faust ^ 
coordonne  le  plan  de  la  seconde  partie  et  en  écrit  plusieurs  épisodes  ; 
il  poursuit  ardemment  ses  études  sur  la  théorie  des  couleurs,  il  écrit 
l'histoire  de  ce  grand  problème,  il  rassemble  toutes  les  idées  émises 
sur  le  phénomène  de  la  lumière  et  de  la  coloration  depuis  Âristote 
jusqu'au  moyen  âge,  et  depuis  le  moyen  âge  jusqu'à  la  fin^du  dix- 


\.  On  sait  que  Schiller  ne  s^est  pas  conformé  à  ces  désignations.  Son  Wai- 
Umieirif  dans  sa  forme  définitive,  porte  le  titre  de  Foème  dramatique  {ein 
Ikijanatisches  GecUcht)  ;  il  est  divisé  en  deux  parties,  la  première  comprenant 
le  prologue,  c'est-à-dire  les  beaux  vers  prononcés  à  la  réouverture  du  théâtre 
de  Weimar,  le  12  octobre  1798,  le  Camp  de  WcUlenstein  et  les  Piccolomini;  la 
seconde  renfermant  la  Mort  de  Wallenstein.  Ces  trois  titres  difi'ércnts,  corné- 
die,  pièce  de  théâtre,  tragédiey  dont  il  est  question  dans  la  lettre  à  Kœrner, 
ont  été  mis  de  côté.  Schiller  dit  simplement  :  les  Piccolomini,  en  cinq  actes;  la 
Mort  de  Wallenstein,  en  cinq  actes. 


218  GCETHE  ET  SCHILLER. 

huitième  siècle.  Tous  les  physiciens  qui  ont  traité  ce  sujet ,  célèbres 
ou  obscurs,  sont  interrogés  par  lui  avec  une  exactitude  scrupuleuse. 
U  n'oublie  pas  même  Marat,  si  maltraité  de  Voltaire,  et  le  défend 
contre  la  commission  de  l'Académie  des  sciences  qui  a  condamné 
trayaux.  Si  nous  pouvions  citer  ici  toutes  les  lettres  de  Goethe 
dant  Tannée  1798,  on  verrait  quelle  passion  et  quel  soin  il  apportait 
à  cette  étude;  on  verrait  aussi  Schiller,  initié  à  la  physique  par  son 
ami,  s'associer  en  quelque  sorte  à  ses  projets,  lui  suggérer  maintes 
idées,  partager  sa  passion,  et  célébrer  déjà,  comme  si  la  victoire  était 
certaine,  la  destruction  du  mensonge  newtonien.  C'est  l'époque  où 
Goethe  conçoit  la  pensée  d'un  grand  poème  didactique  sur  le  Cosmos. 
Au  milieu  de  ses  éludes  de  physique  et  d'histoire  naturelle,  la  publi- 
cation des  Propylées  le  ramenant  à  l'art  antique,  il  étudie  encore 
Homère,  et  s'aperçoit  qu'entre  Y  Iliade  et  Y  Odyssée  il  y  a  place  pour 
un  poëme  dont  le  sujet  serait  la  mort  d'Achille.  Aussitôt  il  se  met  à 
l'œuvre  et  compose  les  premiers  chants  de  VAchiUéide.  Voilà,  certes, 
des  travaux  bien  différents  ;  eh  bien ,  parmi  tant  de  faitif  et  d'idées, 
parmi  tant  de  redierches  scientifiques  et  de  poétiques  images,  dans 
ce  cortège  de  pensées  sublimes  ou  ingénieuses  sans  cesse  évoquées 
autour  de  lui ,  sa  préoccupation  principale  c'est  le  Watlenstein  de 
Schiller.  Poète,  archéologue,  physicien,  naturaliste,  Goethe  est  aussi 
directeur  de  théâtre;  depuis  les  derniers  mois  de  l'année  1797,  il 
semble  attacher  à  ses  fonctions  une  nouvelle  importance ,  il  surveille 
les  acteurs  de  plus  près,  il  fait  agrandir  la  salle  et  disposer  la  scène 
avec  plus  d'art.  Une  poésie  nouvelle  va  naître  avec  Walknstein  ;  H 
faut  un  nouveau  théâtre  à  Schiller. 

Tel  est  le  programme  que  va  développer  lliistoire  intime  des  deux 
poètes.  Nous  en  savons  assez  maintenant  pour  nous  intéresser  à  leur 
dialogue. 

Schiller  à  Gœthe. 

Una,  u  t  jtiiTter  1793. 

Je  regarde  comme  un  excellent  augure  pour  moi  que  vous  soyez  le 
premier  à  qui  j'écris  sous  ce  nouveau  millésime.  Puisse  le  sort  vous 
être  toujours  aussi  favorable  qu'il  l'a  été  pendant  les  deux  années  qui 
viennent  de  s'écouler  !  je  n'ai  rien  à  vous  souhaiter  de  mieux.  Si  moi 
aussi  je  pouvais  enfin  avoir  le  bonheur  de  produire  par  de  belles 
œuvres  tout  ce  que  la  nature  a  mis  de  mieux  en  moi ,  tous  mes  vœux 
seraient  accomplis. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  219 

La  iacalté  toute  particulière  que  vous  possédez  de  vous  partager 
entre  la  réflexion  et  la  production  est  vraiment  digne  d'admiration 
et  d'envie.  Ces  deux  travaux  de  l'intelligence  se  séparent  complètement 
en  TOUS,  et  c'est  sans  doate  à  cause  de  cette  séparation  que  vous  vous 
acquittez  toujours  de  l'un  et  de  l'autre  avec  la  plus  paîlaite  pureté. 
Tant  que  vous  produisez  vous  êtes  dans  les  ténèbres,  et  la  lumière  est 
en  vous,  mais  dès  que  vous  réfléchissez ,  cette  lumière  intérieure  se 
produit  au  dehors  et  éclaire  les  objets  pour  vous  et  pour  les  autres. 
Chez  moi,  ces  deux  exercices  intellectuels  se  confondent,  et  certes 
ce  n'est  pas  à  mon  avantage. 

Cn  nouveau  compte  rendu  de  Hermann  et  Dorothée ^  que  je  viens  de 
lire  dans  la  Gazette  de  Nuremberg ^  me  confirme  dans  la  conviction  que 
les  Allemands  ne  sont  accessibles  qu'à  ce  qui  appartient  au  domaine 
des  généralités,  de  la  raison  et  de  la  morale.  Ce  compte  rendu  est  plein 
de  bonne  volonté,  mais  on  n'y  voit  pas  un  seul  mot  qui  annonce  le  vrai 
sentiment  poétique,  ou  du  moins  un  aperçu  de  l'économie  de  l'en- 
semble de  ce  poème.  Le  bon  critique  ne  s'attache  qu'à  certains  pas» 
sages  et  toujours  de  préférence  à  ceux  qui  partent  du  cœur. 

N'auriez-vous  pas  lu  le  singulier  ouvrage  de  Rétif  :  le  Cœur  humain 
dévoile  ?  n'en  avez  vous  pas  du  moins  entendu  parler?  Je  viens  de  lire 
tout  ce  qui  en  a  paru,  et  malgré  les  platitudes  et  les  choses  révoltantes 
que  contient  ce  livre,  il  m'a  beaucoup  amusé.  Je  n'ai  encore  jamais 
rencontré  une  nature  aussi  complètement  matérielle;  il  est  impos- 
sible de  ne  pas  s'intéresser  à  la  quantité  de  personnages  »  de  femmes 
surtout,  qu'on  voit  passer  sous  ses  yeux,  et  à  ces  nombreux  tableaux 
caractéristiques  qui  peignent  d'une  manière  si  vivante  les  mœurs  et 
les  allures  des  Français.  J'ai  si  rarement  l'occasion  de  puiser  quelque 
chose  en  dehors  de  moi,  et  d'étudier  les  hommes  dans  la  vie  réelle^ 
qu'on  pareil  livre  me.  paraît  inappréciable..  • 

J'attends  demain  l'annonce  positive  do  jour  de  votre  arrivée.  Ma 
femme  se  rappelle  à  votre  souvenir.  Sguoxsb. 

Gœthe  à  Sehiller. 

l^eimar,  le  3  janvier  1798. 

C'est  une  bien  grande  satisfaction  pour  moi  de  me  savoir  si  près 
de  vous  au  commencement  de  cette  année;  je  voudrais  seulement 
voos  voir  bientôt  et  pouvoir  vivre  quelque  temps  avec  vous.  J'ai  bien 
des  choses  à  vous  communiquer,  à  vous  confier  môme,  afin  qu'une 
nouvelle  époque  de  ma  vie  pensante  et  poétique  puisse  arriver  le  plus 
tôt  possible  à  sa  maturité  complète. 

Je  me  réjouis  d'avance  de  voir  quelque  chose  de  votre  Wallemtein, 
car  cet  ouvrage  est  pour  moi  une  nouvelle  source  de  l'intérêt  qoe  je 


220  GOETHE  ET  SCHILLER. 

prends  à  votre  personne,  et  je  fais  des  vœux  bien  sincères  pour  que 
vous  puissiez  le  terminer  cette  année. 

Je  croyais  venir  vous  voir  dimanche  prochain,  il  parait  qu'un  nouvel 
obstacle  retardera  mon  départ;  samedi  vous  saurez  au  juste  ce  qu'il  en 
est.  Vous  recevrez  le  môme  jour  la  copie  d'un  vieux  dialogue  entre  un 
savant  chinois  et  un  jésuite.  L'un  s'y  montre  en  idéaliste  créateur, 
l'autre  en  véritable  Reinholdien.  Cette  découverte  m'a  énormément 
amusé  et  donné  en  môme  temps  une  haute  idée  de  la  pénétration  des 
Chinois. 

Je  n'ai  pas  encore  lu  le  livre  de  Rétif,  je  vais  tâcher  de  me  le  pro- 
(îurer. 

Si,  à  l'exemple  des  escamoteurs,  il  nous  importait,  à  nous  autres 
poètes,  de  ne  laisser  deviner  à  personne  comment  se  font  nos  tours 
d'adresse,  nous  aurions  beau  jeu.  C'est  ainsi  que  quiconque  se  moque 
<lu  public  et  nage  avec  le  courant  peut  compter  sur  des  succès  non 
contestés.  Dans  Bermann  et  Dorothée^  pour  ce  qui  concerne  le  fond  dn 
sujet,  je  me  suis  conformé  une  bonne  fois  à  la  volonté  des  Allemands, 
et  les  voilà  enfin  on  ne  peut  pas  plus  contents.  Maintenant  je  me  de* 
mande  si,  par  ce  môme  moyen,  je  ne  pourrais  pas  faire  une  œuvre 
dramatique  qu'on  serait  forcé  de  jouer  snr  tous  les  théâtres,  et  que 
tout  le  monde  trouverait  magnifique,  l'auteur  seul  excepté. 

Je  remets  à  notre  prochaine  réunion  la  solution  de  ce  problème  et 
de  bien  d'autres  encore.  Je  voudrais  de  tout  mon  cœur  que  vous  pus- 
siez ces  j  ours-ci  ôtre  près  de  nous,  afin  de  voir  à  la  môme  heure  et  l'un  à 
côté  de  l'autre,  la  plus  grande  monstruosité  de  la  nature  organique  : 
un  éléphant,  et  la  plus  gracieuse  figure  artistique:  la  madone  de 
Raphaël. 

J'apporterai  avec  moi  l'ouvrage  de  Schelling  :  Idées  pour  une  philoso- 
phie de  la  nature;  cela  nous  fournira  des  matériaux  pour  plus  d'un 
sujet  de  conversation.  Portez -vous  bien;  mes  compliments  à  votre 
chère  femme. . .  Gcethe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  5  janvier  1798. 

...  Je  suis  bien  fâché  que  votre  arrivée  ici  soit  soumise  à  tant  de 
retards.  Tout  en  vous  attendant  avec  impatience,  j'ai  fait  quelques 
pas  en  avant  dans  mon  travail,  et  je  pourrai  vous  en  lire  quatre  fois 
autant  que  le  prologue,  et  cependant  il  n'y  a  encore  rien  de  présen- 
table du  troisième  acte. 

Aujourd'hui  que  je  vois  mon  ouvrage  devant  mes  yeux  proprement 
copié  par  une  main  étrangère,  il  me  semble  que  moi  aussi  j'y  suis 
devenu  étranger,  et  pourtant  j'y  prends  un  véritable  plaisir.  Je  m'y 


GOETHE  ET  SCHILLER.  221 

suis  élevé  au-dessus  de  moi-môme,  ce  que  j'atlribue  à  nos  relations, 
car  je  n'ai  pu  étendre  ainsi  au  loin  mes  limites  subjectives  que  par 
des  rapports  continuels  avec  une  nature  objective,  et  par  mes  vives 
tendances  à  me  rapprocher  d'elle  pour  la  contempler  et  la  compren- 
dre. Je  trouve  que  la  clarté  et  la  réflexion,  fruits  d'une  époque  plus 
avancée  dans  la  vie,  ne  m'ont  rien  fait  perdre  de  la  chaleur  de  la  jeu- 
nesse. Mais  il  vaudrait  mieux  que  j'entendisse  cela  de  votre  bouche 
que  de  vous  le  dire  moi-môme. 

Je  me  tiendrai  pour  dit  désormais  de  ne  plus  jamais  choisir  d'autres 
sujets  que  des  sujets  historiques  ;  ceux  de  mon  invention  seront  tou- 
jours pour  moi  un  écueil  dangereux.  Idéaliser  la  réalité  est  tout  autre 
chose  que  de  réaliser  un  idéal,  ce  que  l'on  est  toujours  obligé  de  faire 
lorsqu'on  se  crée  soi-môme  un  sujet.  J'ai  assez  de  puissance  pour  ani- 
mer et  réchauffer  des  matières  précises  et  limitées,  et  la  précision 
objective  d'une  pareille  matière  met  en  môme  temps  un  frein  à  mon 
imagination  et  ôte  à  ma  volonté  ce  qu'elle  a  d'arbitraire. 

Lorsque  j'aurai  eu  du  succès  avec  plusieurs  pièces  de  théâtre,  je 
serais  presque  tenté  de  captiver  la  bienveillance  de  notre  public  parce 
qu'il  appellera  une  mauvaise  action,  c'est-à-dire  d'exécuter  un  projet 
conçu  depuis  longtemps,  et  qjii  consiste  à  transporter  Julien  l'Apostat 
sur  le  théâtre.  H  y  a  dans  ce  sujet  un  monde  historique  qui  lui  est  par- 
ticulier, dans  lequel  je  suis  presque  sûr  de  trouver  un  riche  butin  poé- 
tique ;  et  le  terrible  intérêt  que  contient  ce  sujet  contribuerait  à  rendre 
très-puissante  sa  poétique  mise  en  action.  Si  le  Misopogon  ou  les  let- 
tres de  Julien  se  trouvent  dans  la  bibliothèque  de  Weimar,  vous  me 
feriez  bien  plaisir  de  me  les  apporter... 

Je  joins  ici  un  écrit  de  Kœrner  sur  votre  Pausias...        Sghilleb. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  6  janvier  1798. 

Je  VOUS  félicite  de  tout  mon  cœur  du  contentement  que  vous  cause 
la  partie  achevée  de  votre  travail.  Vous  comprenez  si  clairement  tout 
ce  que  vous  pouvez  exiger  de  vous,  que  je  ne  doute  nullement  de  la 
justesse  de  votre  appréciation.  Le  contact  de  nos  deux  natures  nous  a 
déjà  procuré  plus  d'un  grand  avantage,  et  j'espère  que  nos  relations 
continueront  à  produire  cet  effet.  Si  je  suis  pour  vous  le  représentant 
de  plusieurs  objets,  vous  m'avez  de  votre  côté  ramené  à  moi-môme,  en 
me  détournant  de  l'observation  trop  exacte  des  choses  extérieures.  Par 
vous  j'ai  appris  à  contempler  les  diverses  phases  de  l'homme  intérieur, 
vous  m'avez  donné  une  seconde  jeunesse  et  fait  redevenir  poète,  ce 
que  j'avais  presque  entièrement  cessé  d'être. 

Je  me  ressens  toujours  de  l'effet  de  mon  voyage.  Les  matériaux 


222  GOETHE  ET  SCHILLER. 

qu'il  m'a  fait  recaeillir  ne  peuvent  me  servir  à  rien,  et  je  ne  me  sena 
nullement  disposé  à  faire  quelque  autre  chose.  Cet  état  n'a  rien  de 
neuf  pour  moi,  et  je  me  souviens  d'une  foule  de  circonstances  qui  me 
prouvent  que  les  impressions  agissent  pendant  fort  longtemps  et  en 
silence  dans  mon  intérieur,  avant  qu'elles  consentent  à  se  prêter  à  an 
usage  poétique  ;  aussi  ai-je  fait  une  longue  pause  et  j'attends  ce  que 
me  vaudra  mon  séjour  à  léoa. 

La  manière  dont  Kœrner  envisage  Pamias  est  très-curieuse.  Il  parait 
qu'il  Ëittt  varier  ses  travaux  autant  que  possible,  afin  que  chacun  puisse 
y  trouver  quelque  chose  i  son  goût.  L'observation  de  Rœmer,  cepen- 
dant, a  quelque  chose  de  juste  :  le  groupe  du  poème,  animé  seulement 
par  le  sentiment  et  par  le  souvenir,  est  aussi  précis  que  s'il  était 
peint,  ce  qui  rend  la  lutte  entre  le  poète  et  le  peintre  presque  pal- 
pable. 

Au  reste,  les  poésies  du  dernier  Almanaeh  de$  Muses  m^ont  prouvé 
de  nouveau  que,  ni  les  approbations  les  plus  estimables,  ni  les  criti* 
ques  de  tout  genre,  ne  sauraient  nous  apprendre  quelque  chose  ni 
nous  être  de  la  moindre  utilité.  Tant  qu'une  œuvre  d'art  n'est  pas 
encore,  personne  ne  se  fait  une  idée  de  sa  possibilité,  mais  dès  qu'elle 
existe,  le  blâme  et  la  louange  sont  toujours  subjectifs;  et  plus  d'une 
personne,  dont  on  ne  saurait  contester  le  bon  goût,  voudrait  y  ajouter 
ou  y  retrancher  quelque  chose  qui  détruirait  l'œuvre  tout  entière. 
C'est  ainsi  que  la  valeur  négative  de  la  critique,  la  seule  qui  ait  de 
llmportanoe,  ne  peut  nous  servir  à  rien. 

Je  désire,  sous  plus  d'un  rapport,  que  votre  Walt^nstein  soit  bientôt 
terminé  ;  ne  négligeons  cependant  pas  d'examiner  à  fond,  pendant  et 
même  après  ce  travail,  toutes  les  exigences  du  genre  dramatique.  Si 
vous  êtes  désormais  parfaitement  et  d'avance  sûr  de  votre  plan  et  de 
ses  moyens  d'exécution,  nous  aurions  bien  du  malheur  si,  avec  votre 
richesse  intérieure  et  votre  talent  exercé,  vous  ne  parveniez  pas  à  faire 
au  moins  deux  pièces  par  an.  Il  faut  que  le  poète  dramatique  soit  joué 
souvent^  afin  de  renouveler  TeiTet  qu'il  a  produit  et  d'en  faire  la  base 
de  son  avenir.  Gcethe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léoa,  le  9  jnTicr  179l« 

...  Je  ne  puis  vous  dire  aujourd'hui  qu'un  petit  bonsoir.  J'ai  passé 
toute  la  nuit  sans  dormir,  et  je  me  dispose  à  me  coucher.  Comment 
vous  trouvez-vous  par  cet  exécrable  temps?  moi  j'en  souffre  dans 
tous  mes  nerfs.  Je  suis  bien  aise  pour  vous  que  vous  ne  soyez  pas 
encore  ici.  ScHiixsa. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  223 

Le  même  au  même, 

léot^  ft  j«iiTier(798. 

...  Le  retard  de  vot^  voyage  ici  me  fera  trouver  le  mois  de  janvier 
plus  triste  et  plas  long.  Je  tâcherai  de  tirer  de  ma  solitude  le  seul 
avantage  qu'elle  peut  m'offrir,  celui  de  travailler  sans  relâche  à  Wal- 
lenstetn.  11  n'est  peut-être  pas  mauvais  que  vous  ne  voyiez  ma  tragédie 
qae  lorsque  j'aurai  conduit  l'action  au  degré  de  chaleur  où  elle  pourra 
se  mouvoir  d'ellencnéme  et  où  elle  n'aura  plus  qu'à  descendre,  car 
dans  le  premier  acte  elle  ne  fait  que  commencer  à  monter.  Ma 
femme  se  rappelle  à  votre  souvenir.  Schillbb. 

Le  même  au  même. 

léu,  le  15  jasTier  1798. 

Un  mot  seulement  pour  aujourd'hui,  demain  je  vous  écrirai  par  la 
poste.  Je  me  suis  tellement  abîmé  dans  ma  scène  principale,  que  j'y 
travaillerais  encore  si  le  crieur  de  nuit  ne  m'avait  averti  qu'il  était 
temps  de  finir.  Mon  travail  va  toujours  bien,  et  quoique  le  poète  ne 
puisse  pas  plus  compter  sur  son  œuvre  que  le  négociant  sur  les  mar» 
chandises  qu'il  a  embarquées,  je  ne  crois  pas  avoir  perdu  mon  temps. 

Schiller. 

Goethe  à  Schiller, 

Wetmar,  le  17  janvier  1798. 

La  bonne  nouvelle  du  progrès  de  votre  travail  me  console  de  ne  pas 
recevoir  une  plus  longue  lettre,  ce  dont  cependant  je  ne  me  vois  privé 
qu'à  regret. . .  Gobthe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  16  janTier  1798. 

Je  viens  de  signer  l'arrêt  de  mort  en  forme  des  trois  déesses,  Euno- 
mîe,  Dike  et  Irène  ' .  Consacrez  à  ces  nobles  défuntes  de  pieuses  larmes 
chrétiennes,  mais  on  décline  les  compliments  de  condoléance. 

Dès  l'année  dernière,  Cotta  a  fait  à  peine  ses  frais  avec  les  Eeure$; 
cependant  il  voulait  encore  les  laisser  végéter,  mais  je  ne  voyais 
aucune  possibilité  de  les  continuer.  Les  collaborateurs  sur  lesquels  je 
croyais  pouvoir  compter  m'ont  abandonné,  et  comme  la  rédaction  de 
ce  journal  me  donnait  beaucoup  de  souci  et  de  travail,  sans  aucun 
profit  matériel  assez  important  pour  contre-balancer  ces  soucis  et  ce 
travail,  je  me  suis  débarrassé  de  cette  affaire  par  une  résolution  subite 
et  irrévocable.  H  ira  sans  dire  que  les  Heures  disparaîtront  sans  éclat  ; 

i .  Les  Heures,  Schiller  renonçait  décidément  à  la  publication  de  ce  Recueil. 


â24  GOETHE  ET  SCHILLER. 

et  puisque  la  publication  du  douzième  numéro  a  été  remise  au  mois  de 
mars  prochain,  elles  s'endormiront  d'elles-mêmes  en  yéritables  bien- 
heureuses du  sommeil  éternel.  J'aurais  pu  aussi  insérer  dans  le  dou- 
zième numéro  un  extravagant  article  politico-religieux  qui  aurait 
amené  la  défense  de  continuer  les  Heures^  et  je  le  ferais  très-volontiers 
si  vous  pouviez  me  trouver  un  écrit  de  ce  genre. 

Depuis  hier  je  me  porte  un  peu  mieux,  mais  je  n'ai  pas  encore  retrouvé 
les  dispositions  nécessaires  pour  reprendre  mon  travail.  En  attendant 
qu'eUes  m'arrivent,  je  cherche  à  faire  passer  le  temps  en  lisant  les 
voyages  de  Niebuhr  et  de  Volney  en  Syrie  et  en  Egypte.  Je  conseille  à 
quiconque  se  désespère  de  la  marche  des  événements  politiques, 
d'avoir  recours  à  la  lecture  de  ces  ouvrages,  car  c'est  par  eux  que  l'on 
comprend  toute  l'étendue  du  bonheur  d'être  né  en  Europe.  Il  est  vrai- 
ment inconcevable  que  l'action  des  forces  intellectuelles  de  l'homme 
se  trouve  renfermée  dans  une  si  petite  partie  du  monde,  et  que  tant 
de  masses  immenses  d'individus  ne  comptent  absolument  pour  rien 
dans  la  marché  de  la  perfectibilité  humaine  ! 

J'ai  été  surtout  frappé  de  voir  que  ce  ne  sont  pas  absolument  les 
dispositions  morales,  mais  les  dispositions  esthétiques  qui  manquent 
à  toutes  les  nations  non  européennes.  On  y  trouve  leréalisme  et  môme 
l'idéalisme,  mais  on  ne  les  voit  jamais  s'unir  et  se  confondre  dans  une 
seule  et  même  forme  purement  humaine.  Il  me  semble  absolument 
impossible  de  trouver  chez  ces  peuples  la  matière  d'un  poème  épique 
ou  tragique^  et  encore  moins  d'en  transférer  l'action  dans  leur  pays. 

Schiller. 

Le  même  au  même. 

léna,  le  2  fémer  1708. 

Vos  observations  sur  l'opéra  m'ont  rappelé  les  idées  que  j'ai  large- 
ment développées  dans  mes  Lettres  esthétiques.  Quoique  l'esthétique 
soit  incompatible  avec  la  nullité,  le  frivole  est  encore  moins  contraire 
à  sa  nature  que  le  sérieux;  et  comme  il  est  plus  facile  à  l'Allemand  de 
s'occuper  et  de  se  préciser  que  de  se  rendre  indépendant,  on  le  pousse 
vers  les  dispositions  esthétiques  dès  qu'on  lui  rend  le  sujet  plus  facile. 
Voilà  pourquoi  je  préfère  les  gens  d'affaires  ou  autres  barbares  aux 
gens  du  monde  oisifs  chez  lesquels  tout  est  sans  force  et  sans  consis- 
tance. Si  je  pouvais  servir  chacun  à  son  goût,  j'enverrais  les  premiers 
à  l'opéra  et  les  seconds  à  la  tragédie.  Sghiileb. 

Le  même  au  même, 

léuaje  {3  février  1798. 

J'ai  cherché  à  me  consoler  de  votre  absence  prolongée  par  l'espoir 
de  pouvoir  achever  une  plus  grande  partie  de  mon  travail  pour  votre 


GOETHE  ET  SCHILLER.  223 

arrivée,  mais  le  mauvais  temps  m'est  si  contraire,  qu'en  dépit  de  ma 
bonne  volonté  et  de  mon  vif  désir  d'avancer  je  ne  fais  que  peu  de 
chose.  Depuis  huit  jours,  une  forte  toux  me  tourmente  et  m'alourdit 
la  tête;  pour  surcroit  de  malheur,  mes  maux  de  nerfs  ne  me  laissent 
point  de  repos.  Dans  cet  état,  il  m'est  impossible  de  m'occuper  de 
Wallemtein;  et  pour  faire  du  moins  quelque  chose  je  m'occupe  de  la 
pensée  d'un  travail  futur  et  d'idées  générales.  Les  nombreuses  rela- 
tions de  voyages  que  j'ai  lues  dans  le  cours  de  cet  hiver  m'ont  poussé 
à  examiner  si  la  poésie  ne  pourrait  pas  tirer  parti  de  ces  sortes  de 
matières,  et  cet  examen  m'a  fait  de  nouveau  sentir  toute  la  diffé- 
rence  qui  existe  entre  la  poésie  épique  et  la  poésie  dramatique. 

Il  est  certain  qu'un  navigateur  tel  que  Gook  pourrait  devenir  le  sujet 
d'un  poème  épique,  ou  du  moins  en  fournir  la  matière.  Pour  ma  part, 
j'y  trouve  toutes  les  conditions  du  poëme  épique  dont  nous  sommes 
déjà  convenus  entre  nous  ;  ce  qu'il  y  aurait  de  favorable  surtout,  c'est 
que  le  moyen  aurait  toute  la  dignité  et  toute  l'importance  du  but,  on 
pourrait  môme  dire  que  le  but  n'existerait  que  par  rapport  au  moyen. 
Avec  un  pareil  sujet,  il  serait  facile  d'épuiser  un  certain  cercle  de  l'hu- 
manité, ce  qui,  dans  l'épopée,  me  parait  très -essentiel,  et  le  monde 
physique  s'unirait  au  monde  Tnoral,  de  manière  à  former  un  bel 
ensemble. 

Mais  lorsque  je  m'imagine  de  pareilles  matières  destinées  à  faire  un 
drame,  leur  ampleur  me  gêne  autant  qu'elle  m'était  favorable  dans 
l'épopée.  Ce  qu'il  y  a  de  physique  n'est  plus  qu'un  moyen  pour  ame- 
ner la  partie  morale,  et  m'incommode  par  son  importance  et  par  ses 
prétentions;  en  un  mot,  toute  la  richesse  de  cette  matière  n'est  plus 
qu'une  occasion  d'amener  certaines  situations  qui  mettent  l'homme 
intérieur  en  jeu. 

Je  suis  vraiment  étonné  qu'un  pareil  sujet  ne  vous  ait  pas  encore 
tenté,  car  vous  y  trouveriez  toutes  prêtes  les  choses  les  plus  indis- 
pensables et  qu'on  a  tant  de  mal  à  rassembler,  c'est-à-dire  l'action 
personnelle  et  physique  de  l'homme,  unie  à  la  haute  importance  que 
l'art  parvient  si  difficilement  à  lui  donner.  Levaillant,  dans  son  voyage 
en  Afrique,  est  vraiment  un  caractère  poétique  et  un  homme  puissant, 
parce  que,  avec  toute  la  vigueur  des  forces  animales  et  toutes  les  res- 
sources puisées  immédiatement  dans  la  nature,  il  sait  se  procurer  tous 
les  avantages  qu'ordinairement  la  civilisation  seule  peut  accorder. 

Adieu  pour  ce  soir,  il  est  déjà  huit  heures  et  on  ne  fait  encore  que 
m'appeler  à  dtner.  Schiller. 


Tome  XL  -~  42*  LÎTraiioii.  i  & 


226  GOETHE  ET  SCHILLER. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weincr,  U  14  février  1798. 

...  J'ai  bien  da  chagrin  de  voas  savoir  encore  une  fois  malade,  c*< 
la  seule  chose  affligeante  qui  m 'arrive  en  ce  moment,  et  c'est  pour 
cela,  sans  doute,  que  j'y  sub  plus  sensible. 

Plus  je  retarderai  mon  voyage  à  léna,  plus  je  pourrai  y  rester  long- 
temps^, aussi  me  fais-je  une  véritable  fête  de  ce  voyage. 

Je  partage  votre  conviction  qu'un  voyage,  surtout  du  genre  de  ceox 
que  vous  me  désignez,  contient  de  très-beaux  motifs  épiques.  Je  ne 
me  hasarderai  cependant  jamais  à  traiter  un  pareil  sujet,  car  lorsque 
je  n'ai  pas  vu  moi-môme  les  contrées  et  les  peuples,  l'idée  qu'on  peut 
s'en  faire  par  les  relations  d'autrui  ne  me  suffit  pas  pour  me  les  repré- 
senter d'une  manière  palpable. 

En  tout  cas,  on  aurait  à  lutter  contre  VOdysaée,  qui  s'est  déjà  empa- 
rée des  motifs  les  plus  intéressants,  et  il  serait  téméraire  de  hasarder 
le  plus  intéressant  de  tous,  le  trouble  jeté  dans  une  ftme  de  femme  par 
l'arrivée  d'un  étranger;  car  que  pourrait-on  faire  et  dire  sans  tomber 
dans  une  plate  imitation  de  Nausicaa  ?  Dans  l'antiquité  même,  Médée, 
Hélène,  Didon,  sont  bien  au-dessous  de  la  fille  d'Alcinoûs.  Je  le  répèle, 
la  Narène  de  Levaillant,  ou  toute  autre  chose  semblable,  ne  serait  jamais 
qu'une  parodie  de  la  magnifique  création  homérique.  U  n'est  pas 
moins  certain  que  si  Ton  faisait  soi-même  un  pareil  voyage  on  trouve» 
rait  des  situations  qui,  même  après  celle  de  Nausicaa,  pourraient 
encore  avoir  du  charme,  mais  une  expérience  personnelle  est  indispen- 
sable, et  voici  pourquoi  j'en  ai  la  conviction. 

VOdyssée  nous  enchante,  nous  autres  habitants  du  centre  de  l'Eu- 
rope, mais  ce  n'est  que  sous  le  rapport  moral,  car  notre  imagination 
peut  à  peine  concevoir  la  partie  descriptive  :  mais  lorsque  j'ai  lu  à 
Naples  et  en  Sicile  les  chants  qui  se  passent  dans  ces  pays,  avec  quel 
radieux  éclat  le  poème  tout  entier  m'est  apparu  !  C'était  comme  si  on 
venait  de  passer  sur  un  tableau  embu  un  vernis  qui  lui  rendait  tout 
à  coup  la  clarté  et  l'harmonie.  J'avoue  qu'alors  VOdyssée  cessa  d'ètie 
pour  moi  un  poême^  j'y  voyais  la  nature  elle-même.  C'est  ainsi,  as 
reste,  que  les  anciens  étaient  forcés  de  composer,  puisque  leurs  cbih 
vres  devaient  être  lues  en  face  de  la  nature.  T  a-t-il  beaucoup  de  nos 
poèmes  modernes  qui  supporteraient  une  lecture  sur  une  place 
publique  ou  en  plein  champ? 

Tâchez  de  rétablir  votre  santé  et  utilisez  chaque  moment  favorable. 

Goethe. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  227 

Sckiller  à  Gœthe. 

léna,le  17  février  179ft. 

Voilà  donc  le  mois  de  février  passé  sans  vous  avoir  amené,  et  j'ai 
surmonté  la  plus  grande  partie  de  l'hiver  partagé  entre  Tattente  et 
l'espérance.  Maintenant  j'entrevois  le  printemps  avec  bonheur;  et  les 
préparatifs  pour  les  améliorations  à  faire  dans  mon  jardin  me  préoc- 
cupent de  la  manière  la  plus  agréable.  Une  de  ces  améliorations  sera 
surtout  très-bienfaisante  pour  moi  :  c'est  une  petite  salle  de  bains  que 
je  fais  maçonner  et  disposer  le  plus  proprement  et  le  plus  gracieuse- 
ment possible.  Il  y  aura  un  étage  au-dessus  de  cette  salle,  d'où  nous 
jouirons  d'une  charmante  vue  sur  la  vallée  de  la  Leutra.  Sur  le  côté 
opposé  de  la  maison,  la  cabane  qui  y  était  appuyée  a  déjà  été,  Tau* 
tomne  dernier,  convertie  en  une  solide  cuisine.  Vous  trouverez  donc 
lûen  des  changements  utiles  faits  à  notre  demeure  d'été  lorsque  vous 
viendrez  nous  y  voir.  Puissions-nous  déjà  y  être  réunis  I 

Mon  travail  s'avance  peu  à  peu,  et  me  voilà  arrivé  dans  le  tourbillon 
de  l'action,  Je  suis  content  surtout  d'être  sorti  d'une  situation  dont  le 
but  était  déjuger  le  crime  de  Wallenstein  d'après  la  morale  vulgaire, 
et  de  poétiser  une  matière  aussi  triviale  sans  toucher  à  sa  moralité. 
L'exécution  me  satisfait,  et  j'espère  plaire  beaucoup  à  notre  cher 
public  si  moral,  quoique  je  n'aie  pas  fait  un  sermon  de  la  chose.  A 
cette  occasion,  j'ai  senti  de  nouveau  tout  ce  qu'il  y  a  de  vide  dans  ce 
qu'on  appelle  la  moralité,  et  combien  le  sujet  est  obligé  de  faire  d'ef- 
forts pour  maintenir  l'objet  à  la  hauteur  poétique...        ScmixEa. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  ÎS  février  1798. 

La  lettre  de  Humboldt  est  une  nouvelle  preuve  de  ce  qui  nous  arrive 
quand  on  est  trop  longtemps  privé  de  certains  entretiens.  Il  faut  que 
ce  digne  ami  élude  tout  entretien  théorique  avec  les  Français,  s'il  ne 
veut  pas  être  réduit  à  se  mettre  sans  cesse  en  colère;  car,  en  France, 
on  ne  comprend  pas  qu'il  puisse  y  avoir  quelque  chose  dans  l'homme 
qui  ne  lui  ait  pas  été  inculqué  par  des  objets  extérieurs.  C'est  ainsi 
que  Mounier  '  m'a  assuré  dernièrement  que  l'idéal  était  quelque  chose 
composé  de  plusieurs  belles  parties  jointes  ensemble.  Et  lorsque  je  lui 
ai  demandé  d'où  venaient  l'idée  et  l'appréciation  de  ces  belles  parties, 

1.  Il  s'agit  ici  de  Mounier,  le  célèbre  membre  de  l'Assemblée  constituante, 
l'un  des  chefs  du  parti  constitutionnel,  chassé  de  France  par  les  événements 
et  qui  vivait  alors  à  Weimar. 


228  GOETHE  ET  SCHILLER. 

comment  l'homme  était  arrivé  à  demander  un  bel  ensemble^  et  si  l'ex- 
pression  joindre  ensemble  n'était  pas  trop  vulgaire  pour  désigner  l'opé- 
ration du  génie  quand  il  se  sert  des  éléments  de  l'expérience,  son 
idiome,  à  lui,  ne  lui  fournissait  qu'une  seule  réponse  4  toutes  ces 
questions,  c'est-à-dire  que  depuis  longtemps  on  avait  attribué  au  génie 
une  sorte  de  création. 

Et  c'est  ainsi  qu'ils  parlent  tous.  Ils  partent  toujours  d'une  concep- 
tion déterminée  de  la  raison,  et  lorsqu'on  veut  transporter  la  question 
dans  des  régions  plus  élevées,  ils  s'empressent  de  vouloir  vous  prouver 
que,  pour  ces  sortes  de  rapports,  leur  langue  aussi  a  des  expressions 
qu'ils  vous  jettent  au  visage,  sans  faire  attention  que  ce  qu'ils  disent 
ainsi  détruit  tout  ce  qu'ils  ont  dit. 

Vous  avez  sans  doute  appris,  par  madame  votre  belle-sœur,  que 
Mounier  aussi  se  propose  de  miner  la  gloire  de  Rant,  et  qu'il  espère 
la  faire  sauter  au  premier  jour.  Ce  Français  si  moral  a  trouvé  très- 
mauvais  que  Rant  se  fût  avisé  de  soutenir  que,  dans  tous  les  cas,  le 
mensonge  est  immoral.  Bœttiger  vient  d'envoyer  à  Paris  un  traité 
contre  cette  proposition.  Nous  le  verrons  incessamment  dans  la  Décade 
philosophique  y  où,  à  la  grande  consolation  de  plus  d'une  noble  nature, 
on  nous  prouvera  clairement  qu'il  faut  mentir  de  temps  à  autre. 

Je  suis  entré  en  relation  avec  le  comte  et  la  comtesse  Fouquet,  à 
l'occasion  de  mes  travaux  d'histoire  naturelle.  Ce  sont  des  personnes 
très-aimables,  extrêmement  polies  et  fort  obligeantes;  mais  l'on 
s'aperçoit  qu'elles  ont  la  conviction  de  savoir  certaines  choses  beau- 
coup mieux  que  les  autres. 

Pour  l'instant,  je  cherche  à  me  donner  de  la  sérénité  d'esprit,  en  me 
promettant  de  profiter  de  mon  séjour  à  léna,  afin  de  réaliser  plusieurs 
petits  travaux  pour  lesquels  l'influence  bienfaisante  du  printemps  me 
sera  indispensable.  Combien  je  m'estime  heureux  de  pouvoir  être  cer- 
tain que  nous  serons  toujours  aussi  unis  de  cœur  que  par  la  pensée  et 
par  le  travail! 

L'arrivée  inattendue  de  la  jeunesse  princière  de  Gotha  nous  a  vala 
cette  nuit  un  bal  masqué  improvisé,  et  un  souper  qui  a  commencé  à 
deux  heures  après  minuit;  aussi  ai-je  dormi  la  plus  grande  partie  de 
la  matinée,  que  j'aurais  voulu  pouvoir  consacrer  au  travail.  Continuez 
à  vous  préparer  pour  l'été  prochain  une  agréable  demeure  dans  votre 
jardin.  Goethe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  S  mars  17 03. 

Le  temps  est  si  beau  que  j'ai  été  prendre  l'air,  ce  dont  je  me  suis 
très-bien  trouvé.  Quel  dommage  que  vous  ne  soyez  pas  ici  en  ce 


GOETHE  ET  SCHILLER.  nd 

moment  !  je  suis  sûr  que  votre  muse  inspiratrice  ne  se  ferait  pas  long- 
temps attendre. 

Ce  que  vous  me  dites  des  Français  et  de  leur  représentant  l'émigré 
Mouoier  est  très-vrai ,  et  quoique  ce  ne  soit  pas  consolant,  on  ne  s'en 
réjouit  pas  moins,  parce  que  cela  appartient  nécessairement  à  l'idée 
qu'on  se  fait  d'une  pareille  individualité.  On  devrait  toujours  saisir 
ainsi  la  nature  dans  toute  sa  vérité,  alors  la  démonstration  des  systèmes 
deviendrait  claire  et  facile.  Il  est  digne  de  remarque  que  le  relâche- 
ment sur  les  choses  esthétiques  est  toujours  accompagné  d'un  relâ- 
chement moral,  et  qu'une  tendance  ardente  et  pure  vers  le  heau  élevé 
est  inséparable  du  rigorisme  moral.  C'est  ainsi  que  les  domaines  du 
bon  sens  et  de  la  raison  se  divisent  d'une  manière  précise  ;  et  cette 
division  se  reconnaît  sur  toutes  les  routes  et  dans  toutes  les  directions 
que  l'homme  suit  ou  est  forcé  desuivre  dans  le  cours  de  son  existence. 

J'ai  enfin  réellement  reçu  le  diplôme  de  citoyen  français  dont  il  a 
déjà  été  question  dans  les  journaux  il  y  a  cinq  ans.  Dès  cette  époque 
il  avait  été  délivré  et  signé  par  Roland;  mais  comme  il  ne  se  trouvait 
sur  l'adresse  aucun  nom  de  ville,  ni  môme  de  province,  il  lui  a  fallu  bien 
du  temps  pour  arriver  jusqu'à  moi.  Je  ne  sais  môme  pas  comment  il  a 
pu  me  parvenir  après  avoir  erré  pendant  tant  d'années  ;  ce  qu'il  y  a 
de  certain,  c'est  que  je  l'ai  reçu,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  par 
l'intervention  de  Campe,  qui  demeure  maintenant  à  Brunswick.  Il 
m'écrit  à  cette  occasion  les  plus  belles  choses  du  monde,  que  vous 
devinerez  sans  peine. 

Je  crois  que  je  ne  ferais  pas  mal  d'instruire  le  duc  de  cet  évé- 
nement, par  votre  organe  surtout.  Dans  le  cas  où  vous  trouveriez  quel- 
que inconvénient  à  me  rendre  ce  petit  service,  n'en  parlons  plus.  A 
tout  hasard,  je  joins  ici  le  diplôme  en  question  j  vous  trouverez  fort 
divertissant  de  m'y  voir  figurer  sous  le  titre  de  publiciste  allemand.  Je 
termine,  car  j'ai  encore  bien  des  choses  à  expédier  avant  le  départ 
du  courrier.  Schiller. 

Goethe  à  Schiller, 

W«imftr,  le  3  mart  1708. 

La  seule  félicitation  que  je  puisse  vous  adresser  à  l'occasion  du 
diplôme  de  citoyen  qui  vous  arrive  de  l'empire  des  morts,  c'est  qu'il 
vous  a  trouvé  parmi  les  vivants;  relardez,  je  vous  prie.  Te  plus  long- 
temps possible  l'instant  où  vous  irez  rejoindre  vos  défunts  grands 
concitoyens. 

Le  beau  temps  me  rappelle  chaque  jour  que  je  devrais  être  près  de 
vous.  Pour  utiliser  de  mon  mieux  le  temps  que  je  suis  encore  forcé  de 
rester  ici,  j'ai  repris  mes  travaux  sur  les  insectes  et  classé  ma  collection 


230  GŒTHE  ET  SCHILLER. 

de  minéraux.  Lorsqu'on  entasse  pêle-mêle  une  grande  masse  de  maté* 
riaux  de  tout  genre,  et  qu'on  reste  longtemps  sans  les  ranger,  on  finit 
par  ne  plus  savoir  où  l'on  en  est. 

Meyer  travaille  avec  tant  d'ardeur  à  ses  essais  sur  l'art,  qu'il  aura 
bientôt  composé  un  petit  volume...  Gcsthk. 

Le  même  au  mime,  • 

Weimar,  le  7  mars  1798. 

Votre  chère  femme  est  venue  nous  voir  pour  trop  peu  de  temps; 
elle  n'en  a  pas  moins  emporté  une  bonne  impression  des  travaux  de 
Meyer,  dont  elle  jouira  longtemps.  Quel  dommage  que  vous  n'ayez 
pu  l'accompagner  I  Je  dois  vous  faire  observer,  à  cette  occasion,  que 
vous  devriez  vous  occuper  d'un  logement  à  Weimar  pour  l'hiver  pro- 
chain. En  ne  prenant  notre  théâtre  que  pour  ce  qu'il  est  en  effet,  on  est 
fbrcé  de  convenir  que  c'est  une  grande  jouissance  que  d'entendre  tous 
les  huit  jours  au  moins  une  bonne  musique,  car  nos  opéras  sont  presque 
toujours  très-bien  exécutés.  Quant  à  la  solitude  dans  votre  demeure, 
elle  ne  sera  pas  souvent  troublée,  grâce  au  système  d'isolement  qu'ont 
adopté  les  habitants  de  notre  ville.  Je  crois,  au  reste,  qu'il  vous  serait 
fkvorable  de  ne  pas  toujours  repousser  toutes  les  influences  qui  nous 
arrivent  de  l'extérieur.  Pour  moi,  vous  le  savez,  je  suis  forcé  de  par- 
courir périodiquement  mon  zodiaque,  et  chaque  signe  dans  lequel 
j'entre  m'apporte  les  travaux  et  les  dispositions  d'esprit  qui  lui  sont 
particulières. 

Samedi  prochain  j'espère  pouvoir  vous  dire  définitivement  quand  je 
pourrai  m'absenter. 

J'ai  repris  Gellini,  et  je  me  suis  feit  une  place  pour  les  notes.  Par  ce 
travail  je  me  mets  en  état  de  terminer  peu  à  peu  les  essais  historiques 
indispensables  pour  le  compléter;  je  placerai  ces  notes  à  la  suite  de 
l'ouvrage,  et  je  les  classerai  et  rédigerai  de  manière  à  ce  qu'elles  puissent 
former  un  tout  qu'on  lira  avec  intérêt  et  profit.  Ce  n'est  qu'à  léna  que 
je  pourrai  trouver  le  temps  et  le  recueillement  nécessaires  pour  envi- 
sager dans  leur  ensemble  la  multitude  de  travaux  que  nous  avons 
entrepris.  11  faut  donc  qu'à  tout  prix  je  me  rende  le  plus  têt  possible 
auprès  de  vous. 

Je  suis  bien  aise  que  vous  ayez  enfin  reçu  le  rescrit  de  Crotha.  Vous 
le  devez  à  l'intervention  de  notre  duc.  Voyant  que  toutes  les  démac^ 
ches  auprès  des  conseillers  intimes,  qui  s'étaient  laissés  arriérer  dan» 
l'expédition  d'une  foule  d'actes  de  ce  genre,  ne  servaient  à  rien,  il  a 
pris  le  parti  d'écrire  directement  au  duc  et  à  la  duchesse  de  Gotba, 
pour  les  prier  amicalement  de  ne  pas  vous  faire  languir  plus  long- 
temps. L'envoi  de  l'acte  que  vous  avez  reçu  a  été  le  résultat  ii 


GOETHE  ET  SCHILLER.  231 

de  cette  démarche.  Puissent- il  en  résulter  pour  vous  un  avantage  réell 
Je  vous  renvoie  la  lettre  de  Humboldt.  La  manière  dont  il  juge  le 
théâtre  français  me  plaît  beaucoup;  moi  aussi,  je  voudrais  voir  de 
mes  yeux  ces  singulières  productions  de  la  poésie  dramatique. 

GCBTHE. 

Schiller  à  Goethe. 

léna,  le  9  Mars  1798. 

fila  femme  a  été  enchantée  de  sa  visite  chez  vous,  et  ne  peut  assez 
me  Tanter  la  beauté  des  travaux  de  Meyer;  son  récit  a  tellement  excité 
ma  curiosité,  que  si  vous  ne  venez  pas  d'ici  quelques  jours  je  me 
déciderai  àlaire  une  excursion  à  Weimar. 

J'ai  très- sérieusement  l'intention  de  mieux  profiter  à  l'avenir  de 
votre  théâtre;  ce  n'est  que  la  difficulté  de  trouver  un  logement  conve- 
nable à  Weimar  qui  m'a  empêché  d'aller  y  passer  l'hiver;  mais  pour 
l'hiver  prochain  j'espère  ne  pas  rencontrer  les  mêmes  difficultés.  Je 
le  ferai,  lors  même  que  ce  ne  serait  que  par  rapport  à  la  musique,  car 
il  est  bien  nécessaire  d'émouvoir  parfois  ses  sens  d'une  manière  esthé- 
tique. Au  reste,  je  crois  que  le  théâtre  par  lui-même  m'inQuencera 
utilement.  Le  désir  d'avancer  mon  travail  m'a  fait  jusqu'ici  négliger 
tout  le  reste.  Aujourd'hui  ma  pièce  marche  au  gré  de  mes  désirs;  le 
plus  difficile  est  fait,  et  les  trois  quarts  sont  copiés... 

Mon  beau-frère  m'apprend  que  le  duc  désire  que  je  fasse  déposer 
mon  diplôme  de  citoyen  français  à  la  bibliothèque  de  Weimar.  Je 
suis  prêt  à  le  satisfaire,  mais  je  ferai  faire  de  cet  acte  une  copie  léga- 
lisée, car  s'il  prenait  un  jour  fantaisie  à  un  de  mes  enfants  de  se  fixer 
en  France,  il  lui  serait  utile  de  pouvoir  réclamer  ses  droits  de  citoyen. 
Ma  femme  se  rappelle  à  votre  souvenir.  Schiller. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  iO  mars  1798. 

Pour  rendre  mon  existence  encore  plus  bigarrée  qu'elle  ne  Test  en 
effet,  il  ne  me  manquait  que  d'intercaler  dans  la  dixième  case  de  mon 
horoscope  quelques  trentaines  d'arpents  de  terre,  et  cependant  il  en 
est  ainsi.  Oui,  je  viens  d'acheter  le  domaine  de  franc-alleu  d'Ober- 
roslar,  acquisition  pour  laquelle  je  suis  depuis  plus  de  deux  ans  en 
discussion  avec  le  fermier  actuel  et  le  propriétaire.  Je  n'en  sui^  pas 
moins  trè&-satisfait  de  ma  nouvelle  propriété  et  de  son  prix.  Les  biens- 
fonds  sont  en  ce  moment  dans  le  même  cas  que  les  livres  sibylliques; 
voyant  que  le  prix  augmente  toujours,  personne  n'ose  acheter,  et,  pen- 
dant qu'on  hésite,  l'augmentation  va  son  train.  Au  reste,  j'ai  fait  un 


232  GOETHE  ET  SCHILLER. 

achat  assez  singulier,  car  je  n'ai  jamais  vu  ni  les  terres  ni  les  bâtiments; 
je  les  visiterai  demain  pour  la  première  fois,  et  il  ne  me  faudra  guère 
que  huit  jours  pour  apprécier  les  améliorations  et  les  réparations  à 
faire. 

Si  vous  pouviez  venir  me  voir  ici,  j'en  serais  ravi  ;  mais  je  dois  vous 
faire  observer  que  nous  ne  donnerons  un  opéra  que  jeudi  de  l'autre 
semaine.  Samedi  prochain  on  jouera  une  nouvelle  pièce  de  Kotzebue, 
pour  laquelle  je  n'ai  nulle  envie  de  vous  inviter;  vous  en  ferez  ce  que 
vous  voudrez,  et  vous  serez  le  bienvenu  si  vous  croyez  pouvoir  vous 
contenter  de  la  petite  chambre  verte  à  côté  de  celle  de  Meyer;  pour 
rinstant,  il  me  serait  impossible  de  vous  offrir  un  logement  plus  vaste. 

Je  n'ai  pas  encore  entendu  parler  de  la  pièce  anglaise;  il  n'en  serait 
pas  moins  très-bon  que  nous  pussions  nous  la  procurer.  Nous  vous 
donnerons  de  votre  diplôme  de  citoyen  la  copie  que  vous  désirez,  et 
vous  faites  fort  bien  de  satisfaire  l'envie  qui  s'est  emparée  du  duc  pour 
la  possession  de  ce  document. 

Venez,  si  toutefois  cela  vous  est  possible,  car  je  tiens  beaucoup  à 
vous  faire  voir  les  travaux  de  Meyer  avant  notre  réunion  à  léna. 

Goethe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  13  mars  179S. 

Après  m'ôtre  pendant  quinze  jours  porté  assez  passablement  pour 
pouvoir  me  permettre  un  travail  assidu,  voilà  encore  une  fois  ma  tête 
prise  au  point  que  je  me  sens  incapable  de  tout.  Il  est  vrai  que  le  temps 
est  redevenu  bien  mauvais;  je  ne  renonce  pas  toutefois  à  l'espoir  de 
vous  rendre  visite  cette  semaine,  mais  pour  un  jour  seulement,  et  je 
reviendrai  satisfait  à  léna  si  j'ai  pu  vous  voir,  admirer  les  travaux  de 
Meyer  et  obtenir  l'annonce  précise  de  votre  arrivée  ici. 

Je  vous  félicite  de  tout  mon  cœur  de  votre  acquisition  ;  ma  petite 
propriété  me  fait  comprendre  le  plaisir  qu'on  éprouve  en  s'assurant 
un  morceau  de  terre  pour  soi  et  pour  les  siens. 

J'ai  trouvé  un  digne  et  honnête  homme  pour  l'institution  de  Meu- 
nier ;  cela  les  obligera  tous  deux,  car  Mounier  a  besoin  d'un  aide,  et 
mon  homme  d'un  emploi  qui  lui  procure  des  moyens  d'existence... 

Adieu,  j'ai  la  tête  bien  malade.  Schiller. 

Gœihe  à  Schiller. 

Weîmar,  le  14  mars  1798. 

Je  serais  charmé  si  vous  pouviez  venir  cette  semaine;  dites-moi 
seulement  quel  jour,  afin  que  je  puisse  prendre  mes  mesures. 
J'ai  à  peu  près  terminé  toutes  mes  affaires,  même  celle  de  ma  petite 


GOETHE  ET  SCHILLER.  233 

acquisition,  et  j'éprouve  plus  que  jamais  le  besoin  de  vivre  intellec- 
tuellement, ce  que  j'espère  pouvoir  faire  bientôt  auprès  de  vous.  Pour 
TOUS  prouver  que  notre  cher  Weimar  est  en  communication  directe 
avec  Paris,  je  vous  envoie  quelques  journaux  français.  Ce  charlatanisme 
de  place  publique  m'est  tout  à  fait  odieux,  mais  la  langue  française 
semble  avoir  été  faite  exprès  pour  exprimer  les  apparitions  des  appa- 
ritions. En  tout  cas,  les  littérateurs  de  la  nouvelle  France  me  parais- 
sent aussi  apprivoisés  que  sa  politique  est  sauvage... 
Mes  compliments  à  votre  chère  femme.  Goethe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  14  mars  1798. 

Je  vous  renvoie  vos  journaux  français.  Le  discours  sur  Hermann  et 
Dorothée  me  plaît  beaucoup;  et  si  j'étais  sûr  qu'il  a  été  fait  par  un 
Français  pur  sang,  cette  faculté  d'apprécier  ce  qu'il  y  a  d'allemand 
dans  le  sujet,  et  d'homérique  dans  l'exécution,  me  toucherait  au  cœur 
et  me  causerait  un  grand  plaisir. 

Mounier  se  montre  dans  sa  lettre  tel  que  je  m'y  attendais,  c'est-à- 
dire  un  représentant  calme,  mais  restreint,  de  la  raison  vulgaire;  et 
comme  il  est  sans  malice,  et  qu'il  ignore  complètement  le  point  prin- 
cipal de  la  chose  dont  il  est  question,  on  ne  peut  lui  en  vouloir.  Pour 
en  finir  définitivement  avec  lui,  je  me  bornerais,  si  j'étais  Kant,  à  lui 
renvoyer,  en  la  prenant  dans  le  sens  inverse,  cette  phrase  par  laquelle 
il  termine  sa  lettre  :  Ce  serait  un  grand  malheur  si  un  juge  de  village 
adoptait  la  morale  de  Kant  et  se  conduisait  en  conséquence... 

Je  ne  puis  vous  fixer  le  jour  de  mon  «arrivée,  car  ma  conduite  de  la 
journée  dépend  toujours  de  la  manière  dont  j'ai  passé  la  nuit. 

Schiller. 

Le  même  au  même. 

Weimar,  le  16  m»n  1798. 

Deux  mots  seulement^  car  c'est  mon  jour  de  courrier,  et  je  me  sens 
la  tète  très-lourde. 

Il  m'a  été  impossible  d'entreprendre  le  voyage  de  Weimar ,  je 
ne  me  sens  pas  assez  bien  pour  braver  le  temps  qui  est  redevenu  bien 
rude.  Dans  tous  les  cas,  je  m'absenterai  un  jour  pendant  votre  séjour 
ici  pour  aller  voir  les  travaux  de  Meyer,  car  je  sens,  comme  vous, 
que  cela  est  nécessaire  à  la  réalisation  de  nos  projets.  J'espère  que 
vous  apporterez  beaucoup  de  choses  faites  et  à  faire  sur  les  sciences 
et  sur  les  arts.  Je  ne  saurais  vous  dire  avec  quelle  impatience  j'attends 
vos  communications  sur  des  sujets  qui  n'ont  rien  de  commun  avec 
mon  travail  actuel.  Schiller. 


234  GOETHE  ET  SCHILLER. 

Gœthe  à  Se/aller. 

Weimar,  le  17  mars  1796. 

J'espère  que  la  semaine  prochaine  ne  s'écoulera  pas  sans  que  nous 
soyons  réunis.  J'ai  si  bien  disposé  toutes  les  affaires  qui  me  regardent, 
que  maintenant  elles  pourront  marcher  seules. 

J'ai  relu  le  discours  sur  Bermann  et  Dorothée^  et  avec  vos  yeux^  aussi 
l'ai-je  trouvé  assez  satisfaisant.  Ce  serait  en  effot  un  miracle  s'il  était 
l'ouvrage  d'un  Français,  mais  je  sais  de  bonne  part  qu'il  a  été  fait  par 
un  Allemand.  Au  reste,  nous  ne  tarderons  pas  à  arriver  à  un  singulier 
amalgame,  car  beaucoup  de  Français  et  d'Anglais  apprennent  l'alle- 
mand; presque  tout  se  traduit,  et  dans  beaucoup  de  parties  noire 
littérature  est  plus  active  que  celle  des  Français  et  des  Anglais. 

Les  pauvres  Bernois  viennent  de  subir  une  défaite  totale,  et  Heyez 
craint  fort  que  tous  les  cantons,  l'un  après  l'autre,  ne  se  laissent 
ainsi  tuer  moralement.  D'après  leur  manière  de  voir,  les  Suisses  sont 
encore  les  héros  des  temps  passés;  mais,  dans  ce  pays-là,  le  patrio- 
tisme s'est  survécucomme  se  sont  survécu  l'aristocratie  et  le  règne 
des  prêtres.  Qui  pourrait  résister  à  la  masse  mouvante  des  Français, 
heureusement  organisée  et  dirigée  avec  autant  de  génie  que  d'ardeur? 
Cest  un  grand  bonheur  pour  nous  que  de  nous  trouver  enfouis  dans 
la  masse  immobile  du  Nord,  à  laquelle  on  ne  s'en  prendra  pas  faci- 
lement. 

Si  vous  demandez,  en  efibl,  la  distraction  de  voir  une  foule  de  plans, 
dressais  et  didées,  j'en  ai  à  votre  service,  car  ce  quej'apporterai  en  ce 
genre  ne  formera  pas  moins  d'une  rame  de  papier. 

Je  ne  vous  demande  plus  quand  vous  viendrez  à  Weimar;  puisque 
vous  voulez  revenir  dans  la  même  journée,  il  n'y  aura  pas  de  mal  que 
vous  fassiez  ce  petit  voyage  quand  je  serai  déjà  à  léna. 

Travaillez  aussi  assidûment  que  vous  le  pourrez  ;  mes  compliments 
à  votre  chère  femme.  Gcbthe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  5  &iriL  i79S. 

Puisque  je  ne  vous  verrai  que  ce  soir,  j'emploierai  ma  journée  à 
avancer  autant  que  possible  mon  quatrième  acte. 

J'ai  lu  ce  matin  la  Phèdre  d'Euripide;  la  traduction,  U  est  vrai,  est 
sans  &me  et  sans  intelligence  ;  elle  suffit  cependant  pour  prouver  que 
ce  beau  sujet  a  été  traité  trop  superficiellement  et  avec  une  légèreté 
inconcevable.  ScmLLsa. 


GŒTHE  ET  SCHILLER.  235 

Le  mime  au  même. 

Iéiia,lc6aTril  1798. 

Votre  séjour  ici  me  parait  plus  court  maintenant  qu'il  ne  l'a  été  en 
effet  ;  les  journées  se  sont  écoulées  bien  vite,  et  pour  une  si  longue 
absence  c'était  vraiment  trop  peu. 

Je  vais  faire  tous  mes  efforts  pour  me  remettre  sérieusement  à  l'ou- 
vrage, car  lorsque  ce  qui  n'existe  encore  que  dans  ma  pensée  sera  sur 
le  papier,  je  serai  plus  tranquille,  et  il  sera  plus  facile  de  le  juger.  Je 
suis  heureux  que  vous  soyez  content  de  l'ensemble  de  mon  Wallenstein^ 
et  surtout  de  ce  que  vous  n'avez  trouvé  aucune  contradiction  entre  le 
sujet  et  le  genre  de  poésie  auquel  il  appartient.  Quant  aux  exigences 
de  la  scène,  j'espère  en  triompber  facilement.  Le  grand  point,  c'est  de 
satisfaire  toutes  les  exigences  tragiques  et  poétiques. 

Ma  femme  et  moi  nous  nous  apercevons  péniblement  de  votre 
absence.  Schiller. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  7  aTiil  1798. 

Si  certaines  petites  affaires  de  ménage  qu'il  était  indispensable  de 
mettre  en  ordre  immédiatement  n'avaient  pas  exigé  ma  présence  à 
Weimar,  je  ne  vous  aurais  certainement  pas  quitté  de  sitôt.  Ce  départ 
précipité  m'a  d'autant  plus  contrarié  que  le  retour  du  printemps,  qui 
déjà  se  fait  sentir  si  agréablement,  m'avait  mis  dans  une  disposition 
d'esprit  tout  à  fait  favorable  à  mon  travail.  Me  voilà  résigné,  et  j'espère 
que  la  prochaine  fois  je  pourrai  faire  un  plus  long  séjour  à  léna. 

Nous  avons  tout  lieu  de  nous  féliciter  de  nos  relations,  car  malgré 
notre  longue  séparation  nos  pensées  se  sont  mieux  rapprochées  que 
jamais,  et  l'opposition  de  nos  natures  nous  rend  une  influence  réci- 
proque d'autant  plus  désirable  qu'elle  nous  promet  les  plus  heureux 
résultats  pour  l'avenir. 

Je  me  souviens  de  votre  Wallenstein  avec  beaucoup  de  plaisir,  et  je 
tonde  les  plus  belles  espérances  sur  cet  ouvrage.  Vous  l'avez  disposé  de 
telle  manière  que  lorsque  le  tout  sera  terminé,  l'exécution  idéale  et 
poétique  se  trouvera  dans  un  accord  partit  avec  un  sujet  tout  à  feit 
prosaïque  et  terrestre. 

Mes  compliments  à  votre  chère  femme,  et  recevez  tous  deux  mes 
remerctments  des  bons  soins  que  vous  m'avez  donnés.         Goethe. 

Gœthe  à  Schiller. 

léDa.  le  16  mai  1798. 

Je  ne  puis  m'arracher  à  Vlliadcy  l'étude  de  ce  poème  me  f  lit  tou- 
jours parcourir  un  cercle  de  ravissement,  d'espérance,  de  lumière  et 


236  GOETHE  ET  SCHILLER. 

de  désespoir.  Je  suis  plus  que  jamais  convaincu  de  Tunité  et  de  l'indi- 
visibilité de  ce  poôme.  Au  reste,  il  n'existe  plus  personne  et  il  ne  naîtra 
plus  jamais  un  individu  capable  de  le  juger.  Pour  ma  part,  je  me  trouve 
à  chaque  instant  ramené  à  un  jugement  subjectif;  cela  est  arrivé  à 
nos  prédécesseurs,  et  cela  arrivera  à  nos  successeurs.  En  tout  cas,  mon 
premier  aperçu  d'une  Achilléide  était  juste,  et  il  faut  que  je  m'y 
tienne,  si  jamais  je  veux  faire  quelque  chose  de  semblable. 

V Iliade  me  parait  si  arrondie  et  si  unie,  que,  malgré  tout  ce  qu'on 
en  dit,  je  tiens  pour  impossible  d'en  retrancher  ou  d'en  supprimer 
quelque  chose.  Il  faudrait  donc  que  tout  nouveau  poème  de  ce  genre 
que  l'on  pourrait  tenter  fût  également  isolé,  lors  môme  que  par  rap- 
port à  l'époque  il  se  rattacherait  à  VIliade. 

U Achilléide  est  un  sujet  tragique ^  mais  que  son  ampleur  rend  suscep- 
tible d'être  traité  épiquement. 

U Achilléide  est  un  sujet  sentimental  qui,  par  cette  double  qualité, 
pourrait  se  prêter  à  un  travail  moderne,  et  une  exécution  toute  réaliste 
rétablirait  l'équilibre  entre  le  tragique  et  le  sentimental. 

V Achilléide  ne  contient  qu'un  intérêt  personnel  et  putné,  tandis  que 
VIliade  embrasse  l'intérêt  des  nations  d'une  partie  du  monde,  de  la 
terre  et  du  ciel. 

Prenez,  je  vous  prie,  toutes  ces  propositions  à  cœur. 

Croyez-vous  qu'un  sujet  tel  que  je  viens  de  l'exposer  puisse  fournir 
un  poème  d'une  vaste  étendue,  et  que  ce  travail  mérite  d'être  entre- 
pris? Si  vous  le  croyez,  je  puis  commencer  immédiatement,  car  je  suis 
parfaitement  d'accord  avec  moi-même  sur  le  comment  de  l'exécution; 
mais  selon  mon  habitude  cela,  restera  mon  secret  jusqu'à  ce  que  je 
puisse  vous  lire  quelques  passages  terminés.  Goethe. 

Schiller  à  Gœthe, 

léoa,  le  18  nui  f  798. 

Puisqu'il  est  certain  qu'il  ne  saurait  y  avoir  une  seconde  Iliade,  lors 
même  qu'il  naîtrait  un  second  Homère  et  un  autre  peuple  grec,  je  crois 
ne  pouvoir  rien  vous  conseiller  de  mieux  que  de  terminer  votre  Achil- 
léide telle  qu'elle  existe  dans  votre  imagination,  et  de  ne  la  comparer 
qu'avec  vous-même.  Bornez-vous  donc  à  chercher  toutes  les  inspira- 
tions  auprès  d'Homère,  mais  sans  établir  des  points  de  comparaison 
impossibles.  Je  suis  persuadé  que  vous  saurez  faire  accorder  le  sujet 
avec  la  forme  que  vous  voulez  lui  donner,  et  que  vous  ne  vous  trom- 
perez point  dans  le  choix  de  cette  forme;  votre  nature,  vos  lumières  et 
votre  expérience  m'en  sont  un  sûr  garant.  La  subjectivité  de  votre  ca- 
ractère de  poète  balancera,  sans  aucun  doute,  ce  qu'il  y  a  de  tragique 
et  de  sentimental  dans  le  sujet.  D'un  autre  côté,  c'est  plutôt  une  qua- 


GCETHE  ET  SCHILLER.  237 

lité  qu'un  défaut  de  ce  sujet  que  de  venir  au-devant  des  exigences  de 
notre  époque,  car  il  est  aussi  impossible  au  po6te  qu'il  lui  serait  peu 
favorable  de  quitter  entièrement  le  sol  de  son  pays,  et  de  se  mettre  en 
opposition  avec  Tesprit  de  son  temps.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  dans 
votre  vocation,  c'est  d'être  à  la  fois  le  contemporain  et  le  concitoyen 
des  deux  mondes  poétiques,  et  c'est  précisément  à  cause  de  ce  noble 
avantage  que  vous  ne  pourrez  jamais  appartenir  exclusivement  ni  à  l'un 
ni  à  l'autre  de  ces  deux  mondes. 

La  nouvelle  dont  je  vous  ai  parlé  et  sur  laquelle  je  ne  veux  pas  vous 
laisser  davantage  l'esprit  en  suspens  n'est  autre  chose  qu'un  ouvrage 
de  Humboldt  sur  votre  Bermann  et  Dorothée.  Je  dis  un  ouvrage,  car 
le  manuscrit  que  l'auteur  vient  de  m'envoyer  fera  un  gros  volume. 
Nous  le  lirons  ensemble,  ce  qui  nous  fournira  l'occasion  de  raisonner 
à  fond  sur  tout  ce  qui  concerne  les  divers  genres  de  poésie.  Le  beau 
témoignage  qu'un  esprit  pensant  et  un  cœur  sensible  vous  rend  par 
cet  écrit  doit  vous  faire  plaisir,  et  je  suis  fermement  convaincu  qu'il 
mettra  un  terme  à  l'indécision  de  nos  lecteurs  allemands  et  assurera  à 
votre  muse  un  triomphe  aussi  éclatant  qu'incontestable,  car  ce  triomphe 
ne  sera  pas  le  résultat  d'un  aveugle  engouement,  mais  d'une  conviction 
longtemps  combattue  et  raisonnée. 

Je  vous  communiquerai  de  vive  voix  ce  que  m'a  dit  Cotta,  mais  je 
m'empresse  de  vous  apprendre  que  la  rapidité  avec  laquelle  Hermann 
et  Dùrothée  s'est  répandue  par  toute  l'Allemagne  surpasse  toutes  les 
prévisions.  Vous  aviez  bien  raison  de  croire  que  ce  sujet  plairait  au 
public  allemand;  c'est  qu'en  effet  vous  le  charmez  et  vous  le  ravissez 
sur  son  propre  terrain  et  dans  le  cercle  de  ses  capacités  et  de  ses  inté* 
rets,  choses  fort  difficiles,  et  votre  succès  prouve  que  ce  n'est  pas  par 
le  sujet,  mais  par  la  force  vivifiante  de  la  poésie  que  vous  avez  produit 
un  effet  aussi  magique... 
Je  compte  sur  votre  arrivée  pour  après-demain.  ScmLLEU. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  10  mai  1798. 

Je  ne  puis  que  dire  amen  au  premier  feuillet  de  votre  chère  lettre, 
car  il  contient  la  quintessence  de  tout  ce  que  je  me  suis  dit  à  moi- 
même  pour  m'encourager  et  me  consoler.  Tous  mes  scrupules,  au 
reste,  naissent  de  la  crainte  de  me  tromper  sur  un  sujet  qui  peut-être 
ne  devrait  pas  être  traité  du  tout,  ou  du  moins  pas  par  moi  et  de  la 
manière  que  je  me  le  propose.  N'importe,  cette  fois-ci,  du  moins,  je 
veux  m'affranchir  de  toute  inquiétude  et  me  mettre,  le  plus  tôt  possible, 
courageusement  à  l'ouvrage. 

Je  m'attendais  en  effet  fort  peu  au  travail  de  Humboldt  que  vous 


238  GOETHE  ET  SCHILLER. 

m'annoncez,  et  je  serai  d'autant  plus  heureux  de  le  lirCi  que  je  crai- 
gnais beaucoup  que  son  séjour  à  l'étranger  ne  nous  privât  pour  long- 
temps de  son  secours  théorique.  C'est  un  bien  grand  avantage  pour 
moi  que  d'avoir  pu,  du  moins  dans  la  dernière  partie  de  ma  car- 
riére  poétique,  me  mettre  d'accord  avec  la  critique  raisonnée  et  im- 
partiale. 

Je  ne  vous  en  dirai  pas  davantage,  car  j'ai  encore  une  foule  d'affaires 
à  régler  aujourd'hui.  Demain  au  soir  je  serai  près  de  vous,  et  je  me 
réjouis  d'avance  de  tous  les  avantages  qu'un  séjour  de  quelques  aemaines 
à  vos  côtés  aura  pour  moi.  Givras. 

Ia  mime  au  même. 

Iéna,Ieiljotiii798. 

Je  VOUS  prie  de  m'envoyer  Touvrage  de  Humboldt.  Je  passerai  la 
soirée  chez  Loder,  mais  j'irai  vous  voir  avant.  Ce  matin,  pendant  ma 
promenade,  j'ai  arrêté  un  singulier  plan  pour  ma  théorie  des  couleurs, 
et  je  me  sens  plein  d'ardeur  et  de  courage  pour  l'exécuter.  L'ouvrage 
de  Schelling  me  rend  l'immense  service  de  mç  tenir  toijgours,  dans  ce 
travail,  au  milieu  de  la  sphère  qui  lui  est  propre.  Mes  compliments  à 
votre  chère  femme,  si  toutefois  elle  est  de  retour  de  son  petit  voyage. 

Gorras. 

■ 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  ÎS  joiji  17H, 

Je  ne  puis  m'accoutumer  à  votre  absence,  et  je  désire  qu'elle  ne  se 
prolonge  pas  plus  longtemps  que  vous  paraissiez  le  croire. 

Je  vous  renvoie  le  drame  intitulé  Elpenor,  que  je  me  suis  mis  à  lire 
immédiatement,  et  je  suis  très-disposé  à  le  juger  plus  favorablement 
que  vous  ne  le  faites.  Il  rappelle  une  bonne  école,  quoiqu'il  ne  soit  pas 
susceptible  d'être  jugé  artistiquement.  On  y  reconnaît  un  sentiment 
moral  et  réglé,  de  belles  intentions,  un  sens  droit  et  l'habitude  des 
grands  modèles.  Si  ce  drame  n'est  pas  l'œuvre  d'une  femme,  il  rappelle 
la  délicatesse  féminine  des  sentiments,  mais  telle  qu'on  pourrait  aussi 
la  rencontrer  chez  un  homme.  Lorsqu'on  aura  retranché  beaucoup  de 
longueurs  et  certaines  phrases  maniérées  dont,  au  reste,  la  plupart  sont 
déjà  effacées,  et  lorsque,  surtout,  on  aura  corrigé  le  dernier  monologue, 
dans  lequel  on  saute  d'un  sujet  à  un  autre  d'une  manière  fort  peu  na- 
turelle^ la  pièce  se  lira  avec  beaucoup  de  plaisir. 

Je  vous  prie  de  me  nommer  l'auteur,  si  toutefois  vous  pouvez  me  le 
faire  connaître... 

Je  viens  de  quitter  Walienstein  pour  essayer  si  l'esprit  lyrique  dai- 
gnera m'inspirer.  Sghiuuer. 


GCETHE  ET  SCHILLER.  â39 

Gœthe  à  Schiller. 

"Weimar,  le  26  juin  1798. 

C'est  par  hasard  ou  plutôt  parce  que  je  croyais  que  vous  saviez 
qpî'Elpenor  était  de  moi,  que  je  ne  vous  l'ai  pas  dit  dans  ma  dernière 
lettre;  maintenant  j'en  suis  enchanté,  puisque  cet  ouvrage  a  subi 
Tépreuve  de  votrejugement  sans  l'avoir  préalablement  influencé.  Il  y  a 
environ  seize  ans,  j'ai  écrit  ces  deux  actes;  mais  les  ayant  presque 
aussitôt  pris  en  aversion,  je  les  ai  mis  de  côté  sans  avoir  jamais  voulu 
les  revoir.  A  cette  occasion,  j'admire  de  nouveau  votre  pénétration  et 
votre  justice;  vous  décrivez  parfaitement  l'état  dans  lequel  je  me  trou- 
vais alors,  et  vous  devez  comprendre  maintenant  la  cause  de  mon  anti- 
pathie pour  cette  production,..  Goethe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  28  juia  1798. 

J'ai  été  extrêmement  surpris  en  apprenant  qu^Elpenor  était  de 
vous.  Je  ne  sais  comment  cela  s'est  fait,  mais  en  le  lisant  votre  nom 
ne  m'est  pas  môme  venu  à  la  pensée,  et  je  n'ai  été  si  désireux  d'ap- 
prendre le  nom  de  l'auteur  que  parce  que  je  croyais  n'en  connaître 
aucun  &  qui  j'aurais  pu  l'attribuer;  cet  ouvrage  appartient  à  la  nature 
de  ceux  qui  vous  font  oublier  l'œuvre  et  vous  poussent  malgré  vous  vers 
l'àme  de  celui  qui  l'a  faite.  £n  tout  cas,  ce  drame  est  pour  l'histoire 
de  votre  génie  et  de  ses  diverses  périodes  uû  document  précieux  qu'il 
faut  tenir  en  honneur...  ScmiXER. 

Gœthe  à  Schiller, 

'Weimar,  le  30  juin  1798. 

...J'ai  le  plus  grand  désir  d'être  bientôt  auprès  de  vous  et  de  m'oc* 
cuper  de  choses  qui,  sans  moi,  n'existeraient  point,  tandis  que  tout 
ce  que  j'ai  fait  jusqu'à  présent  aurait  pu  se  faire  sans  moi. 

Je  me  félicite  d'avoir  arrêté  les  motifs  des  premiers  chants  de  Guil^ 
laume  Tell^  et  d'avoir  enfin  une  idée  nette  et  claire  sur  les  moyens  par 
lesquels  je  pourrais  complètement  séparer  ce  poème  d'Hermamn  et 
Dorothée  par  l'intention,  l'exécution  et  le  ton.  C'est  un  avantage  que  je 
doisà  l'ami  Humboldt,  car  par  son  exposition  détaillée  des  qualités  de 
Hermann  et  Dorothée,  ii  m'a  fait  entrevoir  le  vaste  champ  dans  lequel 
il  faut  que  je  fasse  mouvoir  Guillaume  TelL  J'espère  que  vous  approu- 
verez mes  résolutions. 

Mes  compliments  à  votre  chère  femme.  Je  serai  probablement  mer* 
credi  soir  près  de  vous.  Goethe, 


240  CCETllE  ET  SCHILLER. 

Schiller  à  Gœtke, 

léoa,  la  9  joillat  1798. 

Je  De  sais  quel  mauvais  esprit  préside  maintenant  à  nos  réunions  et 
à  votre  muse  poétique.  Je  fais  des  vœux  sincères  pour  que  vous  puis- 
siez revenir  bientôt  tranquille  et  libre.  En  attendant  nous  aurons  bien 
soin  de  votre  Auguste  qui  est  pour  nous  un  otage  de  votre  prompt 
retour.  Ma  femme  se  rappelle  à  votre  souvenir.  Schiller. 

Schiller  à  Gœthe, 

léna,  le  20  juillet  179S. 

Grâce  au  beau  temps,  je  me  sens  mieux  et  plus  actif;  il  me  semble 
môme  que  les  dispositions  lyriques  ne  tarderont  pas  à  m'arriver.  J'ai 
remarqué  que  cette  disposition-là  obéit  moins  à  la  volonté  que  toutes 
les  autres,  car  elle  n'a  rien  de  corporel  et  ressort  tout  entière  de 
l'Âme.  Après  avoir  vainement  attendu  pendant  plusieurs  semaines, 
j'ai  repris  Wallenstein  de  colère,  mais  je  viens  ^e  le  laisser  de 
nouveau. 

J'espère  que  vous  ne  vous  laisserez  pas  troubler  dabs  la  construc- 
tion de  votre  théâtre  par  les  marchands  de  difficultés. 

Ma  construction  ne  s'avance  pas  aussi  vite  que  la  vôtre.  Maintenant 
que  la  moisson  va  commencer,  il  est  très-difficile  de  trouver  les 
ouvriers  dont  j'ai  besoin  pour  faire  à  mon  toit  une  couverture  en 
chaume  et  recrépir  les  murs.  Aujourd'hui  j*ai  enfin  la  consolation 
de  voir  s'étendre  un  toit  au-dessus  de  ma  petite  construction.  Ce 
travail  m'arrache  à  ma  besogne  plus  souvent  que  de  raison. 

VAlmanach  des  Muses  est  à  l'imprimerie,  et  j'espère  qu'il  sera  ter- 
miné au  commencement  de  septembre. 

Je  viens  de  lire  les  romans  de  madame  de  Staël.  On  y  reconnaît  une 
nature  raisonnante,  sans  cesse  aux  aguets,  riche  en  esprit  et  tout  à 
fait  impoétique.  Cette  lecture  m'a  fait  éprouver  ce  qu'en  pareil  cas 
vous  m'assurez  éprouver  toujours,  c'est-à-dire  que  malgré  soi  on  se 
trouve  entraîné  à  partager  les  dispositions  morales  de  l'auteur,  ce 
dont  on  se  trouve  très-mal.  Toutes  les  belles  qualités  de  la  femme 
manquent  complètement  à  madame  de  Staèl,  et  cependant  tous  les 
défauts  de  ses  romans  sont  des  défauts  parfaitement  féminins.  Elle 
sort  de  son  sexe  sans  s'élever  au-dessus.  J'ai  cependant  remarqué  çà 
et  là  plusieurs  bonnes  réflexions  qui,  au  reste,  ne  lui  manquent 
jamais,  et  qui  annoncent  une  connaissance  parfaite  de  la  vie. 

Je  viens  d'être  interrompu  par  deux  officiers  prussiens,  ce  sont  les 
frères  de  mon  beau-frère  qui  vont  passer  leur  congé  à  Weimar.  Ma 
femme  et  ma  belle-mère  se  rappellent  à  votre  souvenir.      Sgiuller. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  24i 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  le  21  juillet  1798. 

Je  désire  de  tout  mon  cœur  que  Tinspiration  poétique  vous  revienne 
le  plus  tôt  possible.  Le  séjour  de  votre  jardin  vous  sera  favorable  sous 
un  rapport,  et  nuisible  sous  un  autre,  surtout  parce  que  vous  vous  êtes 
lancé  dans  les  constructions.  Je  ne  connais  que  trop  bien  cette  bizarre 
distraction,  car  eile  m'a  jadis  fait  perdre  un  temps  inouï.  Les  travaux 
des  ouvriers,  la  naissance  mécanique  d'un  objet  nouveau,  nous  amu- 
sent très-agréablement,  mais  notre  propre  activité  se  trouve  réduite  à 
zéro.  Cela  ressemble  à  la  passion  de  fumer  du  tabac.  On  devrait  vrai- 
ment faire  envers  nous  autres  poètes  ce  que  les  ducs  de  Saxe  ont  fait 
envers  Luther,  c'est-à-dire  nous  enlever  au  milieu  de  la  route  et  nous 
enfermer  dans  un  château  fort.  Je  voudrais  qu'on  commençât  cette 
opération  par  moi  et  immédiatement,  alors  mon  Guillaume  Tell  serait 
prêt  pour  la  Saint-Michel ...  Ggbtue. 

Le  même  au  même, 

Weimar,  le  t5  juillet  1798. 

...  Dans  Voila  podrida  du  journalisme  allemand,  les  ingrédients  des 
Schlegel  ne  sont  pas  trop  à  dédaigner.  La  nullité  universeUe,  la  partia- 
lité pour  le  médiocre,  la  servilité  et  les  grimaces  révérencieuses  au 
milieu  desqueUes  le  petit  nombre  de  bonnes  productions  qui  parais- 
sent se  perdent,  trouveront  un  adversaire  formidable  dans  un  nid  de 
guêpe  tel  que  les  Fragments.  Aussi  l'ami  Ubique^  qui  a  reçu  le  pre- 
mier exemplaire,  l'a-t-il  déjà  colporté  partout,  et  lu  certains  passages 
afin  de  discréditer  le  tout.  Malgré  tout  ce  qui  vous  déplaît  à  juste 
titre  dans  cet  ouvrage,  on  ne  saurait  refuser  à  l'auteur  une  certaine 
gravité,  une  certaine  profondeur  jointe  à  une  grande  libéralité. 

GoETns. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  14  Mât  1798. 

Puisque  notre  duc  vient  d'arriver,  votre  voyage  ici  se  trouve  de 
nouveau  remis.  Je  tâcherai  d'utiliser  votre  absence  pour  me  débar- 
rasser de  VAlmamch  des  Muses  y  afin  de  pouvoir  mieux  profiter  de  vos 
entretiens  qui  m'aideront  à  franchir  le  dernier  pas  et  le  plus  difficile 
de  Widlenstein.  Puisque  vous  avez  envie  de  connaître  l'économie  de 
cette  tragédie,  j'en  réunirai  le  schéma,  qui  se  trouve  épars  dans  mes 
manuscrits. 

Je  suis  très-curieux  de  connaître  vos  nouvelles  idées  sur  la  tragédie 
et  sur  l'épopée.  Ce  n'est  que  depuis  que  je  travaille  à  Wallenstein  que 
îe  sens  combien  les  deux  genres  sont  loin  l'un  de  l'autre.  Je  m'en  suis 

TomeZI.  — 41«LiTTttMB«  16 


^42  GOETH£  £T  SCHILLER. 

aperçu  surtout  dans  le  cinquième  acte,  il  m'a  isolé  de  toutes  les  paisi- 
bles sensations  humaines,  car  il  s'agissait  de  fixer  un  moment  qui 
devait  nécessairement  être  passager.  La  situation  de  mon  àme  m'a 
fait  craindre  de  m'étre  égaré  sur  une  Joute  trop  paUiologiqne,  parce 
que  j'attribuais  à  ma  nature  ce  qui  n'était  que  le  résultai  de  mon  tôt- 
yail.  J'ai  conclu  de  là  que  la  tragédie  ne  s'occupe  que  de  quelques 
instants  extraordinaires  de  l'humanité,  tandis  que  l'épopée  peint  !'«»- 
seiûble  dans  sa  marche  constante  et  calme  ;  voilà  pourquoi,  sans  donle, 
elle  parle  toiijours  à  l'homme,  quelles  que  soient  les  disposiiions  de 
son  esprit. 

Je  fais  beaucoup  parler  mes  personnages  et  les  laisse  s'exprimer  tari 
largement.  Vous  ne  m'en  avez  pas  Sait  d'observations,  d'où  je  condos 
que  cela  ne  vous  a  pas  choqué.  Au  reste,  vous  eu  usez  de  même  dans 
vos  drames  et  dans  vos  épopées.  U  est  certain  qu'on  pourrait  être 
coup  plus  sobre  de  paroles  en  nouant  et  en  déveioppani  une 
tragique,  cela  serait  même  plus  conforme  a|i  caractère  des 
nages  agissants.  Mais  puisque  les  anciens  n'ont  été  rien  moins  que 
laconiques  dans  ce  que  Aristote  appelle  les  sentiments  et  les  opinions, 
cette  maniée  d'agir  me  semble  basée  sur  une  autre  loi  poétique,  qui 
exige  qu'en  pareil  cas  on  s'écarte  de  la  réalité.  On  le  sent  clairement 
dès  qu'on  se  souvient  que  les  personnages  poétiques  ne  sont  que  des 
symboles  ;  que  dans  leurs  qualités  de  figures  poétiques  elles  ne  repié" 
sentent  et  n'expriment  que  les  généralités  de  l'humanité,  et  que  le 
poète  ainsi  que  Tartiste  doit  ouvertement  et  loyalement  s'éloigner  de 
la  réalité  et  laisser  sentir  qu'il  le  &it. 

D'un  autre  côté,  une  exécution  plus  courte  et  plus  laconique  eôt  Hé 
pauvre  et  sèche,  trop  durement  réaliste  et  presque  insupportable  à 
cause  du  rapprochement  des  situations  violentes,  tandis  qu'une  ezé* 
cution  large  et  complète  produit  toujours  ime  certaine  tianquillilé 
agréable,  môme  dans  les  situations  les  plus  passionnées  que  le  poète 
dépeint...  Scmuxa. 

Le  même  au  même. 

IéDa,lfl28toAtl798. 

J'avais  l'intention  de  venir  moi-même  vous  complimenter  sur  l'an* 
niversaine  de  votre  naissance;  mais  je  ne  me  sens  pas  bien,  aussi  me 
suis-je  levé  très-tard;  nous  n'en  avons  pas  moins  pensé  à  vous  de  tont 
cœur  et  je  me  suis,  à  cette  occasion,  applaudi  de  nouveau  de  tout  ce 
que  j'ai  fait  de  bien  par  vous. 

J'ai  reçu  ces  jours  derniers  une  visite  à  laquelle  j'étais  loin  de  m'at- 
tendre  :  Fichte  est  venu  me  voir  et  il  a  été  irès^aimable.  Puisqu'il  a 
tait  le  premierpaSf  j'ai  cru  devoir  l'accueillir  amicalement;  et  puisque 


«OEtlIÈ  Et  S€B1LLÈ».  2M 

nos  relalîoDS  ne  pourront  plus  jamais  devenir  titiles,  je  làoirerai  de  les 
rendre  bienveillantes  et  agréables. 

Le  plaisir  ^ue  vous  procurent  ordinairement  l^s  pi'overbes  grecs,  je  le 
ttowe  aujourd'hui  dans  le  recueil  des  fables  d'H^^^.  'C'est  un  graM 
amusement  que  de  voir  défiler  devant  soi  toutes  ces  figura  fanlasti- 
ques  animées  par  la  poésie  -,  on  se  sent,  pour  aitisidire)  sur  son  propre 
terrain  et  entouré  d'une  immensité  de  ligures.  Pour  bien  sentir  tout  ce 
qu'il  y  a  de  grâces  et  de  plénitude  dans  l'imagination  grecque,  il  faut 
lire  ce  livre  d'un  bout  à  l'autre,  et  alors  on  le  trouve  si  bien,  qu'on 
approuve  jusqu'au  désordre  nonchalant  qui  y  règne. 

J'ai  aussi  trouvé  dans  cet  ouvrage  beaucoup  de  sujets  pour  le  poëte 
tragique.  Le  plus  beau  de  tous  est,  selon  moi,  Médée,  non  clans  un 
seul  trait  de  sa  vie,  mais  dans  tout  le  cours  de  son  existence  qu'il  fau'^ 
drail  pouvoir  renfermer  dans  un  cercle  assez  étroit  pour  être  repré- 
senté. La  fable  de  Thyeste  et  de  Pélopia  est  également  un  très-beau 
Sigel.  Quant  au  voyage  des  Argonautes,  j'y  ai  remarqué  des  motifs 
qu'on  ne  trouve  ni  dans  VOdyssée  ni  dans  Vïliade^  ce  qui  me  fait  croire 
qu'il  y  a  dansice  voyage  le  germe  d^un  poëûle  éjpîquè. 

Une  chose  curieuse,  c*est  que  tout  ce  grand  ôycle  dé  mylhes  que  je 
parcours  à  présent  n'est  qu'un  tissu  de  galanteries,  où,  comme  dit 
pudiquement  &ygin,  de  compression  {compressus)^  d^où  sortent  et  sur 
lesquels  reposent  tous  ces  grands  et  eltroyables  conflits,  tl  me  semble 
que  ce  serait  une  occupation  méritoire  que  de  s'emparer  de  Tidée 
qu'Bygin  a  exécutée  grossièrement,  pour  l'approprier  à  l'esprit  et  à 
l'imagination  des  générations  actuelles.  Un  pareil  recueil  des  fables 
grecques  réveillerait  l'esprit  poétique  et  serait  aussi  agréable  au  lecteur 
qu'utile  au  poète. 

Ma  femme  se  rappelle  à  votre  souvenir  et  vous  fait  des  compliments. 

IScmLLER. 

Gœtke  à  Schiller. 

Weimar,  le  29  aoât  1798. 

Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur  de  votre  bon  souvenir  à  l'occa- 
sioa  de  rannlveràïiire  de  ma  naissance,  et  stirtout  de  l'intentiokl  que 
vous  aviee  de  venir  me  voir.  La  journée  s'est  éeoulée,  pour  moi,  au 
milieu  de  distractions  sans  aucune  utilités  Que  né  pùis^'e  étr^  MëMAt 
près  de  voui  ! 

Moi  an^si  je  më  èuis  plusieurs  fois  amusé  dé  ià  leéM^  d'Hygin^  el 
fàimerait  beaucoup  à  le  relire  en  entier  âvee  vous.  J^àl  toujours  éù  ctth^ 
tance  dans  le  voyagé  des  Âi^onautes,  et  puisque,  d*apr^  lé  systèrti^ 
louveau,  l'épopée  n^est  point  soumis  aux  règles  de  l'dhité,  ce  sujet 
eoûtient  des  motih  qu'il  devrait  être  fatii^  de  dévelop]^ëh 

Puissiez-vous  être  en  bonne  santé  et  surtout  en  pleine  activité  I  J*es- 


244  GOETHE  ET  SCHILLER. 

père  toujours  pouvoir  passer  une  partie  du  mois  de  septembre  près 
de  TOUS. 

Tâchez  d'utiliser  autant  que  possible  les  rapports  qui  viennent  de  se 
rétablir  entre  Fichte  et  vous,  lui  aussi  pourra  y  gagner  quelque  chose. 
Quant  à  des  relations  intimes  il  ne  faut  pas  y  penser»  mais  il  est  tou- 
jours intéressant  d'être  bien  avec  un  tel  homme.  Gothb. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  31  août  1708. 

Si  mon  travail  et  surtout  ma  santé  me  le  permettent,  je  viendrai 
certainement  la  semaine  prochaine  pour  quelques  jours;  d'ici  là,  j'es- 
père être  en  règle  pour  mon  Almanach^  car  je  veux  avoir  l'esprit  tran- 
quille quand  je  serai  près  de  vous,  et  revenir  bientôt  et  entièrement  à 
Walleratein. 

J'ai  lu  dernièrement  dans  je  ne  sais  quel  journal  que  le  public  de 
Hambourg  se  plaint  de  ce  qu'on  lui  redonne  sans  cesse  les  pièces  dlf- 
fland  dont  il  est  rassasié.  Si  on  pouvait  conclure  de  là  qu'il  en  est  de 
même  dans  toutes  les  autres  villes  d'Allemagne,  mon  Wallenstein  arri- 
verait dans  un  moment  heureux.  £n  tout  cas,  il  me  parait  assez  pro- 
bable que  le  public  ne  veuille  plus  se  revoir  toujours  lui-même,  car  il 
sent  qu'il  est  en  mauvaise  compagnie.  Je  crois  même  que  Tenlbou^ 
siasme  avec  lequel  on  a  accueilli  ces  pièces  n'était  qu'un  résultat  de  la 
satiété  des  drames  de  chevalerie  qu'on  avait  subis  si  longtemps  ;  on 
voulait  se  reposer  des  contorsions  de  ces  caricatures  du  moyen  âge; 
cela  devait  être  ainsi,  mais  il  est  tout  aussi  naturel  qu'on  se  lasse  enfin 
de  regarder  des  figures  vulgaires. 

Pourrai-je  demeurer  chez  vous  sans  gêner  Meyer  ?  Ma  femme  se 
rappelle  à  votre  souvenir.  ScmLLsa. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weimar,  la  5  septembre  1798. 

Dans  l'espoir  de  vous  voir  demain,  je  ne  vous  écris  que  quelques 
lignes  pour  vous  dire  que  Meyer  sera  enchanté  de  vous  voir  occuper 
la  petite  chambre  à  côté  de  la  sienne. 

Je  vous  renvoie  vos  ballades,  qui  sont  toutes  deux  fort  belles.  Je 
n'ai  aucune  observation  à  faire  sur  le  Dragon  chrétien^  sinon  que  cette 
ballade  est  très-bien  réussie.  Quant  à  la  Caution  il  me  parait,  pbysiolo- 
giquement  parlant,  peu  admissible  qu'un  homme  qui,  par  une  journée 
de  pluie,  vient  de  se  retirer  d'un  torrent  où  il  a  manqué  de  périr, 
prenne  la  résolution  de  mourir  de  soif  pendant  que  ses  habits  sont 
encore  tout  mouillés.  Mais  sans  compter  la  résorption  de  la  peau  et. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  24S 

par  conséquent,  le  peu  de  probabilité  de  la  soif,  cette  soif  vient  très- 
mal  à  propos  et  blesse  l'imagination.  Je  ne  saurais  vous  indiquer  un 
autre  motif  plus  convenable  et  qui  tiendrait  au  voyageur  lui-même  ;  les 
deux  autres  qui  lui  viennent  de  Textérienr  et  sont  occasionnés  par 
des  événements  de  la  nature  et  par  la  force  des  hommes  sont  parfai- 
tement bien  trouvés. 

Ne  vous  laissez  pas  détourner  de  votre  voyage  ;  je  suis  sûr  que  loin 
de  nuire  à  votre  santé  il  lui  sera  favorable.  Gcethe. 

Schiller  à  Gœthe. 

léna,  le  9  septembre  1798. 

Je  regrette  beaucoup  de  vous  avoir  promis  de  nouveau  d'aller 
samedi  dernier  à  Weimar,  sans  avoir  pu  tenir  cette  promesse,  mais 
soyez  persuadé  que  je  suis  complètement  innocent  de  ce  manque  de 
parole.  J'avais  passé  deux  nuits  sans  dormir,  ce  qui  m'avait  fatigué  au 
point  que  j'étais  incapable  de  me  mettre  en  route. 

C'est  vraiment  un  malheur  tout  particulier  que  cette  insomnie,  dont 
je  n'ai  pas  souffert  pendant  tout  l'été,  me  soit  revenue  justement  ces 
jonrs-ci.  Maintenant  je  n'ai  plus  le  courage  de  vous  fixer  le  jour  de 
mon  arrivée,  mais  si  je  puis  dormir  cette  nuit  je  partirai  demain. 

SCHniLER. 

Schiller  à  Gœthe, 

léne,  le  18  leptembre  1798. 

Immédiatement  après  mon  retour  ici,  je  me  suis  mis  à  l'ouvrage 
afin  d'arranger  mon  prologue  de  manière  à  ce  qu'il  puisse  faire  une 
pièce  indépendante  de  la  suite,  et  ayant  assez  de  consistance  pour 
pouvoir  être  jouée  sans  cette  suite.  Pour  obtenir  ce  résultat,  il  faut 
deux  choses  : 

V  Les  tableaux  de  caractères  et  de  mœurs  doivent  être  plus  riches 
et  plus  complets  afin  de  former  un  tout  satisfaisant. 

^  A  travers  le  grand  nombre  de  personnages  dont  les  uns  parais- 
sent en  scène  et  les  autres  dans  les  récits,  il  sera  impossible  au  spec- 
tateur de  suivre  le  fil  de  l'action  et  de  s'en  faire  une  juste  idée  ;  il 
faudra  donc  que  j'ajoute  quelques  nouvelles  figures  et  que  je  donne 
plus  d'extension  à  celles  qui  existent  déjà,  ce  qui  ne  m'empêchera 
pas  de  rester  dans  les  limites  du  personnel  de  votre  thé&tre. 

J'insérerai  votre  poëme  à  la  duchesse  sous  le  simple  titre  de 
Stances^  si  toutefois  cela  vous  convient. 

Encore  une  fois  mes  sincères  remerclments  pour  la  gracieuse  et  ami- 
cale hospitalité  que  vous  m'avez  donnée  à  Weimar.  Je  compte  vous 
envoyer  mon  prologue  samedi  prochain;  alors  je  ne  penserai  plus  qu'à 


24e  GdlTHG  BT  SOUILLER. 

arranger  la  pièce  pour  le  théâtre^  travail  pour  lequel  j'utiliserai  vos 
observations  et  vos  conseils  autaut  que  possible. 

J'ai  laissé  ohiee  voua  trois  ctefs  dan»  le  tiroir  d'une  coounode  ;  je 
vous  priQ  de  oo^e  les  envoyei*  par  la  messagère.  ScHiLua. 

Gœthe  à  Schiller. 

Weîmar,  le  21  leptembre  1798. 

Mercredi  dernier  j'ai  été  à  Rosla,  aussi  n*Ai-je  reçu  votre  lettre 
iqu'hier  à  mou  retour.  J'aime  à  croire  que  vous  vous  ressentirez  dans 
votre  travail  de  l'heureux  e£fet  que  là  lecture  de  Wallenstein  a  produit 
sur  nous.  Un  pareil  monument  des  plus  hautes  facultés  de  l'homme 
doit  exciter  des  dispositions  favocabl^s  au  travail  chee  quiconque  en 
e#t  tant  soi  peu  susceptible.  Réunissez  toute  l'énei^e  de  inotre  "vouloir 
afla  de.  pousser  le  pki^  \ùi  possible  iioire  pièce  suc  notre  tbéftireh  Ea 
la  revojiant  après  la  représentation,  vous  trouverez  le  sujet^plns  sonple 
qu'il  ne  vous  le  parait  à  présent  que.  voua  n'avez  toi^burs  que  le 
manuscrit  sous  les  yeui;.  Vous  ét^  d^à  si  m^sxcé  que,  selon  moi, 
l'épi^euve  de  la  scène  vofos^  sera  d'une  grande  utilisé. 

Ce  que  vous  vous  proposez  de  feiire  encore  à  voire  prologue  me. 
paraît  aussi  juste  qu'opportun,  j'en  attends  Le  manuscrit  aveo  imfm- 
tience.  Dès  que  je  l'aurai  reçu,  nous  conférerons  sur  la  tactique  à 
suivre. 

Je  vous  envoie  vos  clefs.  Le  poôme  en  question  passera  fort  bien 
sous  le  titre  général  AtSt<mce$,  kes  compliments  à  votre  chère  femme. 

(ftaSTHS. 

Schiller  à  Goethe. 

1éiit,Ie  11  septembre  179S. 

J'ai  attendu  une  lettre  de  vous  avant-hier,  mais  je  n'en  ai  poiot 
reçu  ;  j'espère  que  ce  silence  n'annonce  rien  de  fftcheujc.  Après  avoir 
passé  toute  une  semaine  avec  vous,  il  m'est  bien  pénible  d'être  si  long- 
temps privé  de  vos  nouvelles. 

Une  nuit  d'insomnie  m'a  gité  la  journée  au  point  qu'il  m'a  été 
impossible  de  vous  envoyer  aujourd'hui  le  Camp  de  Wailensiein  et,  pont 
comble  de  malheur,  mon  copisle  m'a  manqué  de  parole.  Soas  la 
forme  que  je  vais  donner  maintenant  à  ce  prologue,  il  pourra  signifier 
quelque  chose  par  lui-même^  car  ce  sera  le  tableau  animé  d'une 
importante  époque  hislofiq«e  et  de  la  vie  des  camps  de  cette  époqne; 
mais  je  ne  sais  pas  encore  si  tout  ce  que  j'y  ai  fait  entrer  par  rapporta 
l'ensemble  pourra  être  représenté  sur  le  théâtre.  J'ai,  entre  autres, 
introduit  un  capucin  qui  vient  faire  un  sermon  aux  Croates  ;  c'est  m 
trait  caractéristique  de  l'époque  et  du  lieu,  qui  manquait  à  mon  tableau 


CŒTHE  ET  SCHILLER.  247 

du  Cmnp  de  Wallenstein;  mais  s*il  ne  peut  j  6tre  mis  en  scène,  je  m'y 
résignerai  faeilemenU 

Hamboldt  vient  de  m'écme  ;  il  a  reçu  votre  lettre  ainsi  que  votre 
poôme  et  vons  répondra  un  de  ces  jours,  et  il  est  très-satisfait  des 
iiu>difications  que  nous  avons  fait  subir  à  son  ouvrage  sur  votre  ffer* 
mann  et  Dorothée,  Quelques  lignes  de  sa  lettre  sont  consacrées  à  Rétif, 
qu'il  connaît  personnellement,  mais  sans  avoir  rien  lu  de  ses  écrits. 
n  compare  ses  allures  et  sa  manière  d'être  à  notre  Wieland,  abstrac- 
tion faite,  bien  entendu,  du  cachet  national.  Quant  à  moi^  je  trouve 
qu'il  7  a  une  différence  énorme  entre  ces  deux  écrivains. 

Four  revenir  i  mon  prologue,  je  voudrais  que  l'on  pût  donner  avec 
Im  antre  chose  fu'oB  opéra,  car  j'ai  déjà  plaeé  assez  de  musique  dans 
celle  pièce.  BUe  coonnence  et  finit  par  une  chanson,  et  i)  y  en  a  une 
troisième  dans  le  milieu.  Je  crois  donc  qu'un  drame  paisible  et  moral 
le  fera  mieux  ressentir,  car  sca  principal  mériio  eoBsi&te  dans  la  viva* 
cité  et  le  mouvement. 

Puissiez- vous  être  en  bonne  santé!  j'attends  de  vos  nouvelles  avec 
impatience.  SgeUéLer* 

Lee  lettres  fn'oa  vient  de  lire  nous  ont  montré  un  spectacle 
aeiez  inattendu  :  Finaf>atieiiee  de  Gœlke  et  les  lenteurs  sans  cesse 
raioiiveléesi  de  Schiller.  On  se  figure  volontiers  Fauteur  de  Faust 
composant  ses  ou^vrages  avec  une  tranquillité  majestueuse,  et  l'au- 
teur des  Ai^iméfa  enlevant  ses  drames,  pour  ainsi  dire,  avec  une 
im^re  que  xien  n'arrête.  On  s'imagine  que  Gcethe  écrivait  lentement, 
qa*îi  ne  savait  on  ne  voulait  point  se  bâter,  que  jamais  l'inspiration 
poéiMpie  ne  se  dépfeyait  chez  lui  avant  qu'une  méditation  obstinée 
eAt  raesenaUé  d'avance  tous  les  éléments  de  son  œuvre  ;  on  croit  que 
Schiller,  moins  acrupolan:  que  son  ami,  se  livrait  tont  entier  à  sa 
fougue  impatiente,  et  que  sa  rapidité  d'exécution  avaK  quelque  chose 
de  foudroyant.  J'oserais  presque  soutenir  que  c'est  le  contraire  qui  est 
irai.  Gpoethe  méditait  beaucoup,  et  longuement  ;  mais  une  fois  maître 
de  son  idée,  il  lui  donnait  une  forme ,  il  la  réaKssnt  dans  un  poétique 
fl^bole  avec  une  promptitude  qui  tenait  du  proefige.  Schiller  écri- 
mtit  ses  vers  dans  la  fièvre  sublime  de  l'inspnration  ;  seulement ,  an 
milieu  même  de  cette  ardeur  créatrice ,  la  méditation  reprenait  ses 
droits,  le  théoricien  posait  de  nouveaux  problèmes  à  l'artiste,  et 
rosttTfe  sans  cesse  interronopue  se  roodifiaîl  sans  cesse  entre  ses 
mains.  Pendant  combien  d'années  avait*il  porté  au  fond  le  plus 
intime  de  se»  esprit  cet  interminable  Wallenstein  I  Enfin,  le  dénoû- 


248  GOETHE  ET  SCHILLER. 

ment  approche  ;  Gœthe  harcèle  et  dirige  le  génie  de  Schiller.  Agi: 
sant  d*autorité,  il  lui  divise  son  immense  matière  en  trois  pièces 
tinctes,  il  lui  trace  son  cadre  et  lui  interdit  d'en  sortir.  On  dirait 
qu'il  fait  avec  son  ami  ce  que  faisait  l'électeur  de  Saxe  avec  Luther. 
Voilà  Schiller  enfermé  dans  le  plan  de  Wallenstein  comme  le  réfor- 
mateur dans  le  château  de  la  Wartbourg. 

Ce  n'est  pas  tout  :  il  ne  suffit  pas  d'avoir  assigné  à  Schiller  les 
limites  que  sa  trilogie  ne  devra  point  franchir  ;  pour  l'obliger  à  finir 
ces  trois  pièces,  il  faut  que  le  théâtre  s'empare  au  plus  tôt  de  la  pre- 
mière. Schiller,  au  mois  d'août,  pendant  un  voyage  de  quelques 
jours  à  Weimar,  a  promis  à  Gœthe  que  son  Camp  de  Wallenstein 
serait  prêt  pour  la  réouverture  du  théâtre  au  mois  d'octobre.  Goethe 
cependant  se  défie  toujours  des  indécisions  du  poète  et  il  ne  cesse  de 
le  harceler.  Revenu  à  léna,  Schiller  s'est  mis  ardemment  à  l'œuvre  ; 
il  ne  lui  reste  plus  qu'à  terminer  plusieurs  scènes  et  à  ooordoniMff 
Ténsemblè.  En  quelques  semaines,  en  quelques  jours,  Gœthe,  de  sa 
plume  prompte  et  sûre,  aurait  tout  terminé  ;  Schiller  s'arrête  à  chaque 
pas,  tant  il  a  la  tête  remplie  de  formules  esthétiques  et  l'imagination 
obsédée  de  scrupules.  Il  faut  dire  aussi  que  VAlmanach  des  MuseSj 
dont  il  a  encore  la  direction,  vient  le  distraire  au  meilleur  moment. 
a  Je  jure,  écrit-il  à  Kœrner  (15  août),  qu'après  cette  livraison  de 
VAlmanach^  je  pourrai  bien  encore  en  publier  une,  mais  qu'ensuite 
je  le  laisserai  mourir.  Je  puis  employer  à  des  œuvres  plus  hautes  le 
temps  qu'exigent  de  moi  la  direction  de  ce  recueil  et  la  part  person- 
nelle que  je  suis  obligé  d'y  prendre.  La  froideur  du  public  allemand 
pour  la  poésie  lyrique,  Taccueil  indifierent  qu'on  a  fait  à  mon  Aima- 
nach  et  que  certainement  il  ne  mérite  point,  ne  m'inspirent  guère  le 
désir  d'en  poursuivre  la  publication.  Quand  mon  Wallenstein  sera 
fini,  je  continuerai  à  faire  des  drames^  et  si  j'ai  des  heures  de  loisir, 
je  les  consacrerai  à  des  travaux  d'esthétique  et  de  critiquQ^.  »  Toujours 
l'esthétique  !  cette  esthétique  assurément  n'était  pas  moins  coupable 
que  ÏAlmanach  des  Muses  des  retards  perpétuels  du  poète.  Je  sais 
bien  que  d'autres  causes  encore,  sans  parler  des  distractions  de  son 
esprit,  entravaient  l'essor  de  Schiller  et  refroidissaient  sa  verve  :  il 
était  malade,  il  passait  des  nuits  saps  sommeil,  et  aux  excitations  da 
travailsuccédaitsouvent  une  prostration  profonde.  Gœthe  pourtant,  qui 
le  voyait  de  près,  attribuait  surtout  ces  retards  à  l'irrésolution  de  son 
génie,  irrésolution  d'une  espèce  particulière  à  coup  sûr,  puisqu'elle 
tenait  surtout  à  l'abondance  de  ses  vues,  à  la  fertilité  de  ses  dévelop- 


GOETHE  ET  SCHILLER.  249 

pements,  à  rembarras  d*un  esprit  qui  ne  savait  pas  se  borner.  «  Les 
lenteurs,  les  hésitations  de  Schiller,  écrit  Goethe  à  Meyer,  dépassent 
tout  ce  qu'on  peut  imaginer,  d 

Enfin,  Schiller  a  fait  une  promesse  formelle  à  son  ami  :  le  21  sep- 
tembre, au  plus  tard,  Gœthe  recevra  le  Camp  de  Wallenstein.  Le 
21  arrive,  et  Schiller  est  obligé  d'adresser  à  Gœthe  la  lettre  qu'on 
vient  de  lire,  la  dernière  que  nous  avons  citée  :  «  Une  nuit  d'insom- 
nie m'a  gâté  la  journée  au  point  qu'il  m'a  été  impossible  de  terminer 
le  Camp  de  Wallenstein  ;  pour  comble  de  malheur,  mon  copiste  m'a 
manqué  de  parole.  r>  Gœthe  voit  bien  que  sa  présence  est  nécessaire 
àléna*  S'il  ne  va  pas  s'installer  auprès  de  son  ami,  s'il  ne  le  soutient  pas 
de  scène  en  scène,  s'il  n'écarte  pas  les  scrupules  qui  le  tourmentent,  s'il 
ne  les  fait  pas  fuir  comme  des  spectres  à  la  radieuse  clarté  de  son  esprit, 
qui  sait  combien  de  temps  encore  Schiller  retournera  dans  sa  pensée 
toutes  les  combinaisons  possibles  de  son  œuvre?  Ah!  qu'il  a  de  peine, 
Y  esthéticien  acharné,  qu'il  a  de  peine  à  revenir  simplement  à  la  poésie  ! 
comme  il  expie  en  ce  moment  l'inspiration  désordonnée  de  sa  jeu- 
nesse !  Cette  réflexion  que  le  tribun  de  la  scène  allemande  dédaignait 
si  amèrement  en  1781  se  venge  aujourd'hui  sur  le  poète  trop  cons- 
ciencieux. 11  doute,  il  hésite,  il  n'ose  plus  terminer  Wallenstein.,.. 
il  n'ose  plus,  lui,  Sdiiller  !  Voilà,  certes,  un  étrange  épisode.  C'est 
en  de  telles  crises  qu'un  véritable  ami  se  révèle  tout  entier.  Le  jour 
même  où  il  a  reçu  cette  lettre  qui  fait  pressentir  une  nouvelle  défail- 
lance du  poète,  le  21  septembre  1798,  Gœthe  quitte  Weimar  et  va 
s'établir  à  léna. 

(La  toite  à  la  prochaine  Livraifoo.) 


o 


DON  CARLOS  ET  PHILIPPE  II 

PAR  M.  est.  DB  MOITY. 


I 

La  12  noTembie  1642,  PhiHppe,  prince  é'Espagne,  épwMwl, 
à  Salamanque^  sa  oMuine  germaine,  Marie,  fille  de  Jean  Ht,  rai 
de  P(»iiigal,  et  de  Catherine,  quatrième  somr  de  Gharles-Qniiit 
££8  tètes  dtxmées  à  Uoccanon  de  œ  mariage  faient  splendbles;  ëim 
durerait  pendant  tonte  nne  semaine.  <i  La  fleur  de  la  beanté  castil- 
lane. bnUa  dans>  les  salons;  la  plu»  fièie  aristocratie  de  t'Earope  lutta 
de  magnificence  aux  banqueta  et  aux  toarnms  Kw  Le  19  n9Yembre, 
les  jeunes  époox  partaient  pour  Yalladolid,  résidence  accoutumée  dss 
rois  d'Espagne  à  eette  épsque,  et^  moins  de  deux  ans  après,  le  8  ju3^ 
let  154{^  Finfente  aoconcbak  d'un  fib,  qui  reçut  de  Tempereur,  son 
parrain,  le  nom  de  Carlos  ^,  et  qui  fut  aussitôt  baptisé  par  Juan  Hir- 
tinez  Siliceo,  éyêque  de  Carthagène  '•  Mais,  pendant  qu'on  prépanit 
les  réjouissances,  les  joutes,  les  tournois  qui  devaient  célébrer  sa 
naissance,  Marie  de  Portugal,  épuisée  par  un  laborieux  enfantement, 
mourut  également  regrettée  du  Portugal  et  de  TEspagne  *.  Ses 
restes,  déposés  d'abord  dans  la  cathédrale  de  Grenade,  furent  plus 
tard  transportés  à  l'Escurial  ^. 

Le  jeune  prince,  qui  était  entré  dans  la  vie  sous  de  si  tristes  aus- 
pices, et  dont  la  naissance  avait  été  suivie  d'un  si  grand  deuil  pour 
deux  royaumes,  annonça  dès  son  enfance  des  inclinations  étranges. 

1.  Prescott,  I,  55.  —  Florès,  Beynas  Catolicas,  II,  883. 

2.  Colmenarès,  Historia  de  Segovia,  XL,  vui^  505. 

3.  Leli,  Histma  di  Philippo  U,  I,  viii,  338. 

4.  Colmenarès,  Historia  de  Segovia,  XL,  viii,  505. 

5.  Prescott,  I,  55. 


DON  CARLOS  ET  PHILIPPE  H.  Î5i 

Seft  caractère  indocile,  son  natcnrel  hroache,  son  iiBaginatioR  bizarre 
étonnaient  cexàx  qui  rapprochaient.  Son  père ,  préoccupé  des  inié-> 
lèts  de  rÉtat,  lisent  d*£spagne  une  première  fois^  de  1548  à 
1551,  et  plus  tard,  de  1554  à  (558,  ne  ponyait  suiyre  son  édu- 
eatioD^  et,  pendant  ses  longs  voyages  en  Italie,  en  Flandre,  en  An- 
gleterre, il  avait  remis  sueceseÎTement  son.  fils  à  la  garde  de  Far- 
dHduc  Maximilien,  son  cousin,  et  de  la  princesse  Jeanne,  sa  sœu^, 
régente  d'£q[>agne  ^  Tous  deux,  trop  indulgent»,  furent  sans  force 
contre  cette  nature  déréglée  \  On  remarquait  déjà  chez'  don  Car- 
tw  une  cruauté  qui  semblait  provoquée  moins  par  Tinstinct  que 
par  un  nngulier  trouble  de  Tesprit.  «  Lopsqu'en  chassant,  dH 
Strada  ',  on  lui  apportait  des  lièvres  vivants,  il  leur  coupait  luinnême 
la  gorge,  et  prenait  phisir  à  les  voir  palpita^  et  mourir.  »  Souvent 
mène,  dit  un  antre  historien,  il  les  foisait  rôtir  tout  vivants;  il  parais- 
sait prendre  plaisir  à  torturer  lee  animaux  donestiqiMes;  un  oiseau 
qu'il  tenût  à  la  mam,  lui  ayant  un  jour  mordu  le  doigt,  il  lui  tranefaa 
la  tète  avec  les  dents  *.  Lorsque  Charles-Quint,  après  avoir  abdiqué  à 
Bmxelles,  revint  en  Espagne  v^rs  la  fin  de  lliiver  de  15SS,  il  s^arréla 
qudk[ue  temps  à  Yaliadolid,  avant  d'aller  enfouir  dane  le  monastère 
de  Yueie  sa  grandeur  m(»rose  et  son  génie  désabusé.  Il  descendit  au 
palaia  du  comte-  de  Melito^  et  fut  reçu  an  pied!  de  Fescatter  par  la 
princesse  Jeanne  et  don  Carlos^  alors  âgé  de  donze^ans  '*.  Durant  son 
séjour  dan»  cette  ville,  il  étudia  attentivement  so»  pellt^e,  et  le  vieil 
empereur,  aoGOutuméà  juger  les  hommes,  fM,  dil-on,  profondément 
attristé  en  présence  de  cet  enfant  qui  dtevait  être  un  jour  Théritier  de 
ses  royaumes  ^.  Peut-être  se  souviat4I  alors  de  sa  mère  Jecmne  la 
foUe^  enfermée  si  longtemps  dans  la  tour  d^Arevalos^  et,  reeonnais- 
sant  ekec  son  petit-fils  des  «ymptômes  effrayants,  ne  put-il  songer 
sans  douleur  à  l'avenir  de  la  monarchie. 

Les  précepteurs  de  don  Carlos  ne  s'abusaient  point  sur  les  indina- 
tions  de  leur  élève.  Quoi  qu'en  dise  un  historien^  ils  avaient  été 


1.  LafUente,  Historia  gênerai  âe  Espana,  XIII,  292. 

2.  Strada,  de  Belîo  Belgico,  VU,  352.  —  Salazar  de  Hendoça,  Dtgmdaâes  de 
Cauaia,l\. 

3.  Strada,  loc.  cii» 

4.  Orazio  délia  Rena,  Compendio  de  la  vita  di  Filippo  II,  Mss.  B.  I.  i0,232. 

5.  Cabrera  de  Cordova,  Historia  de  Espana,  XI,  90. 

6.  Strada,  loc,  cit,  —  Prescott,  1, 37. 

7.  M.  Mérimée,  V Historien  Prescott.^Bevue  des  Deux  Mondes,  l*' avril  1859. 


252  DON  CARLOS 

choisis  avec  un  grand  soin  parmi  les  hommes  les  plus  distingués 
de  l'Espagne.  Le  prince  n*ayait  certes  pas  été  a  systématiijuement 
entouré  d'imbéciles  ou  de  coquins  intéressés  à  le  corrompre,  i»  H  ne 
faut  pas  juger  d'eux  par  ce  Bossulus  dont  parle  Brantôme  *  :  en  géné- 
ral, et  sauf  des  erreurs  évidemment  involontaires,  la  maison  de  l'in- 
fant avait  été  composée  d'érudits  éminents,  de  seigneurs  dignes 
d'estime.  J'ai  sous  les  yeux  les  lettres  que  plusieurs  d'entre  eux 
écrivaient  à  Philippe  II  :  les  uns ,  il  est  vrai,  comme  l'aumôni^ 
Francisco  Osorio,  cachant  au  père  la  triste  vérité,  affirmaient  n'avoir 
qu'à  se  louer  des  progrès  du  prince  dans  ses  études  et  dans  la  vertu  ; 
mais  les  autres,  comme  le  frère  du  duc  d'Albe,  don  Garcie  de  Tolède, 
plus  clairvoyants  ou  moins  flatteurs,  prévenaient  le  roi  a  que  Son 
Altesse  avait  peu  de  respect  pour  la  règle,  méprisait  leurs  avis  et 
manifestait  un  esprit  violent,  d  L'un  de  ces  derniers  même,  Onorato 
Juan,  l'un  des  premiers  humanistes  de  son  siècle,  ajoutait  —  et  le 
prince  n'avait  que  douze  ans  alors  —  ces  paroles  mystérieuses  - 
<t  Quant  à  la  cause  que  j'y  attribue,  Votre  Majesté  la  saura  par 
hasard  quelque  jour,  s'il  plaît. à  Dieu;  »  puis,  comme  efirayé  lui- 
même  de  ce  qu'il  laissait  supposer,  il  terminait  en  disant  :  a  Je  sup* 
plie  le  roi  de  me  pardonner  cette  hardiesse  et  de  faire  brûler  cette 
lettre  :  mon  intention  est  qu'elle  ne  soit  vue  que  de  Votre  Majesté  \  i» 
Ainsi  l'éducation  était  impuissante  sur  la  surexcitation  de  ce  jeune 
esprit.  Reconnaissons  aussi  que  les  spectacles  hideux  auxquels  la  bar- 
barie des  mœurs  espagnoles  ne  craignait  pas  de  le  convier  devait  sin- 
gulièrement troubler  dans  son  âme  ces  notions  du  juste  qui  sont  la 
base  même  de  la  raison.  Le  21  mai  1K58,  jour  de  la  Sainte-Trinité, 
l'inquisition  pria  la  princesse  Jeanne,  régente  en  l'absence  de  Phi- 
lippe II,  d'honorer  un  auto-da-fé  de  sa  présence.  Elle  s'y  rmdit, 
accompagnée  de  don  Carlos^.  Le  froid  chroniqueur,  qui  nous  raconte 
ce  fait  avec  la  plus  laconique  tranquillité,  ne  nous  dit  pas  quelle 
impression  ont  laissée  dans  cette  imagination  trop  ardente  les  flanunes 
et  les  cris  des  victimes  ;  mais  rien  n'était  assurément  plus  capable 
que  ces  sombres  horreurs  de  développer  chez  le  jeune  prince  les 
germes  funestes  qui  étaient  en  lui. 
Enfin  Philippe  U,  veuf  une  seconde  fois  après  la  mort  de  Marie 


1.  Brantôme,  Mémoires,  déjà  cité. 

2.  Archives  de  Simancas,  liasse  129. 

3.  Golmenarès,  Hist.  de  Segovia,  XLU,  521 . 


ET  PHILIPPE  II.  253 

d'Angleterre,  reparut  en  Espagne.  Il  reyenatt  des  Flandres  triom- 
phant. Ses  lieutenants  Tainqueurs  à  Saint-Quentin  et  à  Gravelines 
avaient  conquis  une  partie  de  la  Picardie,  et  son  habile  diplomatie 
Ini  avait  ménagé  le  traité  de  Gateau-Cambrésis.  Par  ce  traité ,  les 
maisons  de  France  et  d'Autriche  étaient  convenues  d'un  mariage.  La 
princesse  Elisabeth,  fille  de  Henri  II,  devait  devenir  la  femme  de 
don  Carlos.  Les  deux  fiancés  n'avaient  ni  l'un  ni  L'autre  accompli 
leur  quatorzième  année.  Au  moment  où  l'on  commençait  de  négo- 
cier cette  union ,  Philippe  songeait  à  épouser  Elisabeth  d'Angle- 
terre; mais  celle-ci,  jalouse  de  son  autorité  et  bien  instruite  par 
l'exemple  de  sa  sœur  Marie,  redoutait  de  se  donner  moins  un  époux 
qu'un  maître.  Elle  traînait  en  longueur  n'osant  point  refuser  ouver- 
tement le  roi  d'Espagne,  mais  décidée  cependant  à  demeurer  seule 
assise  sur  ce  trône  qu'elle  avait  longtemps  convoité  ;  elle  espérait 
que  Philippe ,  fatigué  de  ces  incertitudes ,  renoncerait  à  des 
démarches  inutiles  et  lui  épargnerait  l'expression  définitive  d'un 
refus  qu'elle  avait  laissé  trop  habilement  entrevoir  pour  que  son 
amour-propre  pût  soufirir  de  voir  le  roi  promptement  consolé.  Phi- 
lippe en  efiet  renonça  à  ce  mariage,  sans  attendre  la  réponse  néga- 
tive que  sa  perspicacité  jugeait  dès  lors  inévitable.  Elisabeth , 
continuant  jusqu'au  dernier  moment  la  comédie  qu'elle  jouait 
depuis  l'origine  des  négociations ,  simula  devant  le  duc  de  Féria , 
ambassadeur  d'Espagne,  une  colère  dont  elle  savait  bien  qu'il  ne 
serait  pas  dupe,  et  le  força  d'excuser  humblement  son  maître  d'une 
résolution  qu'elle-même  avait  provoquée.  Philippe,  qui  cepen- 
dant voulait  se  remarier,  jeta  alots  les  yeux  sur  la  princesse  des- 
tinée à  don  Carlos,  et  la  conclusion  du  traité  de  Gateau-Cambrésis 
amena  la  mission  du  duc  d'Albe  envoyé  en  France]'pour  épouser, 
au  nom  de  Philippe,  la  fille  de  Henri  U.  La  cérémonie  eut  lieu, 
le  24  jijiin,  à  Paris  dans  l'église  de  Notre-Dame,  et  ce  fut  dans  les 
fêtes  qui  suivirent  ce  mariage  que  Henri  H  périt  de  la  main  de  Mont- 
gommery. 

La  princesse  accompagnée  de  Marguerite  de  la  Marck,  comtesse 
d'Aremberg  ',  partit  pour  l'Espagne  peu  de  temps  après  la  mort  de 
son  père.  Elle  fut  reçue  à  la  frontière  de  Navarre  par  Antoine  de 
Bourbon,  et  elle  arriva  au  commencement  de  1560  à  Guadalaxara% 

1.  Mémoires  de  Marguerite  de  Valois ,  p.  i52.  Ëdit.  Charpentier. 

2.  Golmenarès,  Eitt.  de  Segovia,  loc.  cit. 


254  DON  CARLOS 

OÙ  les  iioees  furent  oélébpées.  S*il  faut  en  croire  les  chroniqueurs, 
Elisabeth  à  sa  première  •entrevue  avec  Philippe  II  le  0(msidéra  Ion- 
gnenaent  avec  une  attention  curieuse  :  le  roi,  étoimé,  lui  dit  un  pem 
rudement  :  «  Que  regardée- vous?  si  j'ai  les  cheveux  blancs '?i>  Q\ 
qu*il  en  soit  de  cette  anecdote,  est-il  besoin  de  faire  remarquer  ici  Vi 
vraisemblance  des  récits  qui  exposent  Témotion  mutuelle  de  don  Carlos 
et  de  la  jeune  reine  en  cette  journée  solennelle?  Le  prince  d'Espagne 
avait  quatorze  ans  à  peine,  et  oe  pouvait  évidemnaent  à  cet  âge  ni  ressen- 
tir Tamour,  ni  Tinspirer.  On  ne  peut  comprendre  qu'un  historien  sou*» 
vent  sérieux  comme  Leti  ait  osé  raconter  une  telle  scène,  représenter 
Elisabeth  tout  à  coup  éprise  d  un  enfiint,  et  cela  en  des  termes  qui 
conviennent  plutôt  au  roman  qu'à  l'histoire^. 

De  Guadalaxam,  la  cour  se  rendit  à  Tolède.  Les  oortès  y  étaient  ras- 
semblées, et  le  roi  résolut  de  faire  immédiatement  reconnaître,  dans 
une  imposante  cérémonie,  don  Carlos  pour  son  héritier^.  Peut-être, 
comme  il  connaissait  encore  très-peu  son  fils,  jugeait-il  nécessaire 
au  repos  de  l'Espagne  cette  consécration  de  sa  dynastie  ;  peut-être 
aussi ,  moins  préoccupé  de  ses  sujets  dont  la  fidélité  n'était  pas  dot»* 
teuse,  désirait-il  plutôt,  au  moment  d'un  second  mariage,  affirmer  à 
toute  l'Europe  les  inébranlables  droits  de  don  Carlos.  Le  22  février 
1560  fut  fixé  pour  cet  acte  sdennel,  bien  que  la  jeune  reine,  malade 
de  la  petite  vérole  qui  l'avait  surprise  peu  de  jours  après  son 
riage,  ne  dût  pas  y  assister^.  Les  prélats,  les  grands,  les 
hommes,  les  gouverneurs  de  villes  et  de  provinces,  les  députés  des 
états  furent  convoqués  dans  la  cathédrale  de  Tolède  ^  Le  chapitre 
métropolitain  fit  orner  l'église  et  le  chœur  avec  une  pompe  et  une 
ridiesse  dignes  des  hôtes  illustres  que  l'antique  sanctuaire  devait 
recevoir.  Au  jour  marqué,  le  cortège  royal  quitta  le  palais,  précédé 
de  nombreux  gardes  et  maîtres  des  cérémonies.  Le  prince  de  PàrmOi 
Alexandre  Farnèse»  l'amirante  de  Castille,  les  grands,  s'avançaient 


1.  Brantôme,  Mémoires;  Mss.  2632,  déjà  cité. 

2.  Leti,  Vita  di  FiHppo  11,  l,  345  :  «  La  regina  Utessa  parve  non  so  eame 
sorpresa  da  un  sentimento  di  malinconico  passions...  alla  presensa  d'un  gio- 
Yine  principe,  molto  ben  fatto.  »  Nous  relèverons  plus  loin  rinexactitade  de 
ce  dernier  mot. 

3.  Colmenarès,  loc.  eit  —  Ferreras,  Bist.  (TËspagne,  IX,  415.  —  Cabrera 
de  Cordova,  V,  vu, 

4.  Lafuente,  /oc.  tit 

5.  Cabrera,  V,  vu,  246, 


ET  PHILIPPE  IL  «5 

les  premiers.  Leurs  vêtements  étaient  epteodides,  entièrement  bro- 
dés, étincelants  de  joyanx  ;  4es  colliers  magnifiques  scîntilèatent  sur 
leurs  poitrines;  les  housses  de  leurs  chevaux,  bordées  de  pierres 
fines ,  brillaient  au  soleil.  Derrière  eux  venait  don  Carlos,  sur  un 
cbeval  blanc  harnaché  d'or  et  couvert  d'une  housse  resplendissante  ; 
son  vêtement  ef&çaît  tous  les  autres  par  sa  riclifêsse  ;  les  boutons 
étaient  des  perles  et  des  diamants.  Mais  son  visage  était  paie;  lui* 
même  était  bible  ;  on  apercevait  sur  ses  traits  les  traces  de  la  fièvre 
qui  dqpuis  quelque  temps  ne  le  quittait  phis.  A  sa  gauche  se  tenait 
le  jeune  don  Juan  d'Autriche,  qui  attirait  tous  les  regards  par  sa 
bonne  mine  et  par  sa  grâce.  Ses  haUts  étaient  de  velours  a*amoisi 
brodé  de  filets  d'or  et  d'argent.  Après  eux,  dans  une  litière,  s'avan- 
çait la  princesse  Jeanne,  fille  de  Charles-Quint  ^  veuve  de  l'infant 
de  Portugal.  Elle  était  vêtue  de  ncnr,  mais  elle  p(»taU  dans  ses  die- 
veux  et  à  l'entour  de  ses  bras  les  perles  et  les  pierreries  les  plus  bril* 
lantes  ;  les  dames  de  sa  suite  n'avaient  jamms  déployé  de  plus  belles 
parures.  Puis  venaient  les  quatre  rois  d'arnaes,  quatre  arbalétriers, 
quatre  massiers,  et  enfin  paraissait  le  roi.  Son  vêtement  était  d'un 
jaune  sombre  couvert  d'ornements  gris  de  fer;  son  manteau  de 
velours  noir  était  bordé  d'une  large  fourrure  <fe  martre,  et  agrafé 
avec  des  boutons  de  diamant.  Auprès  de  lui  mardiait  le  comte 
d'Oropeza,  qui  tenait  droite  et  immobile  une  épéé  nue  ^ 

La  messe  fut  célébrée  par  don  Francisco  de  Mendoça,  cardinal - 
évèque  de  Burgos,  entouré  d'un  nombreux  clergé,  et  assisté  à  l'auiel 
par  les  archevêques  de  Séville  et  de  Grenade ,  les  évéques  d' Avila  et 
de  Pampelune  revêtus  de  leurs  habits  pontificaux.  La  musique  de  la 
chapelle  royale  ne  cessa  p^idant  toute  la  cérémonie  de  retentir  sous 
les  voûtes  de  la  cathédrale.  Quand  la  messe  fut  terminée,  au  miliai 
d'un  profond  silence,  l'un  des  rois  d'armes  prononça  ces  paroles  à 
haute  voix  :  «  Que  ceux  qui  doivent  prêter  serment  à  Son  Altesse 
prennent  leurs  places,  »  et  le  comte  d'Oropeza,  s'avanpant  vers  la 
princesse  Jeanne,  la  prévint  qu'elle  devait  la  première  jurer  fidéliié 
au  prince  d'Espagne^.  Le  licencié  Menchaca,  oydor  de  la  chambre 
du  roi,  lut  la  formule  du  serment.  La  prinœsse  se  leva,  acoom- 
pagnée  de  Philippe  et  de  Tin&nt,  s'approcha  de  l'estrade  où  se 
tenait  le  cardinal-évêque  de  Burgos,  s'agenouilla,  et  posant  la  main 

i.  Cabrera,  loc.  cit. 

2.  Compendio  de  la  vtïa  di  Filippo  II;  Mas.  B.  L  iO,S3î. 


356  DON  CARLOS 

sur  le  crucifix  et  sur  rÉvangile,  jura  d*obéir  à  don  Carlos  et  de  le 
tenir  pour  légitime  héritier  du  trône,  puis  elle  Toulut  baiser  la  main 
du  prince.  Mais  don  Carlos  la  relevant  Tembrassa  et  la  reconduisit  à 
la  place  qu*elle  venait  de  quitter.  Menchaca,  élevant  de  nouveau  la 
voix,  appela  au  serment  «  Tillustrissime  don  Juan  d'Autriche,  fils 
naturel  de  l'empereur  roi  d'Espagne.  »  Don  Carlos  se  refusa  aussi  à  se 
laisser  baiser  la  main  par  son  oncle  ;  mais,  malgré  ses  efforts,  don  Juan 
parvint  à  lui  rendre  cet  hommage  féodal  ^  Les  prélats,  les  grands,  les 
députés  des  états  vinrent  tour  ï  tour  selon  leur  rang.  Le  duc  d'Albe, 
qui  avait  dirigé  toute  la  cérémonie,  s'avança  le  dernier;  mais,  soit  par 
oubli,  soit  que  son  orgueil  dédaignât  cet  aveu  de  vasselage,  il  ne  baisa 
point  la  main  du  prince.  Don  Carlos  lui  lança  un  regard  irrité  ;  le  doc 
balbutia  une  excuse,  mais  l'infant  la  reçut  avec  une  telle  hauteur, 
et  répondit  avec  une  telle  insolence,  que  le  roi  dut  intervenir  et  donna 
ordre  au  prince  de  donner  satisfaction  de  ses  paroles  au  vieux  général 
indigné.  Don  Juan  d'Autriche  se  leva  alors  et  lut  à  son  neveu  la  for- 
mule du  serment  des  rois.  Don  Carlos  jura  de  garderies  lois  et  libertés 
du  royaume,  de  le  maintenir  en  paix,  d'administrer  à  ses  sujets  bonne 
et  exacte  justice,  de  défendre  avec  énergie  la  foi  catholique  dan&  ses 
États.  Telle  fut  la  fin  de  cette  cérémonie  qui  semblait  prédire  un  si 
bel  avenir  au  prince  destiné  à  porter  tant  de  couronnes^. 

Philippe  U ,  après  avoir  ainsi  consacré  les  droits  de  son  fils ,  parait 
s'être  appliqué  à  le  rendre  digne  du  fardeau  qui  lui  serait  un  jour 
confié.  U  s'aperçut  aisément,  sans  doute,  des  bizarres  égaremenb  de 
cette  intelligence;  le  caractère  violent  de  don  Carlos  déplut  souverai- 
nement à  cet  homme  calme  et  sévère.  Mais  il  semble  avoir  pris  long- 
temps le  trouble  du  cerveau  pour  une  criminelle  perversité,  et  il 
espéra  vaincre,  en  les  assujettissant  à  une  rude  discipline,  des  instincts 
dont  il  n'avait  pas  encore  compris  la  cause'.  De  là  des  remontrances 
continuelles,  un  visage  mécontent,  une  façon  d'agir  moins  paternelle 
que  despotique.  De  là  aussi,  ce  qui  devait  s'aggraver  de  jour  en  jour, 
mais  se  révéla  dès  l'origine,  des  rapports  très-froids  entre  le  père  et 
le  fils.  Le  roi ,  inquiet  de  ces  symptômes  et  aussi  de  la  fièvre  qui  ne 
cessait  de  tourmenter  l'infant ,  songea  dès  lors  à  éloigner  momenta- 
nément le  prince  de  la  cour.  Il  voulut  l'envoyer  dans  une  ville  dont 


i.  Ferreras,  IX,  4iH. 

2.  Cabrera,  loc.  ciU 

3,  Cabrera,  VU,  469.—  Wateon,  U,  23. 


ET  PHILIPPE  IL  257 

l'air  fût  plus  salubre  que  celui  de  Madrid ,  où  il  avait  fixé  définitive- 
ment sa  résidence ,  et,  de  Tavis  des  médecins,  il  écrivit  aux  cor- 
régidors  de  Malaga,  de  Murcie,  de  Gibraltar,  pour  savoir  si  la  tem- 
pérature de  ces  diverses  villes  pourrait  dissiper  la  maladie  de  son 
fils  ^  Enfin,  comme  en  1561  don  Carlos  avait  seize  ans,  il  se 
décida  pour  Alcala,  dont  Tair  était  excellent  et  où  il  espérait 
voir  se  compléter  à  Tuniversité  l'éducation  inachevée  du  jeune 
prince  *. 

Don  Juan  d'Autriche ,  Alexandre  Farnèse ,  des  précepteurs  et  une 
nombreuse  suite  de  gentilshommes  accompagnèrent  l'infant.  Nous 
n'avons  aucun  détail  sur  les  premiers  temps  de  leur  séjour  en  cette 
ville  :  ce  Don  Carlos ,  dit  seulement  Strada ,  se  montra  partout  le 
même;  »  néanmoins  les  poètes  officiels  dédièrent  alors  des  odes 
pleines  de  louanges  au  futur  successeur  de  Philippe  II.  Le  génie 
espagnol,  ami  des  plus  emphatiques  hyperboles,  se  donna  pleine  car- 
rière. On  déclarait  le  prince  digne  des  innombrables  royaumes  que  lui 
destinait  le  ciel;  on  le  proclamait  égal  à  son  illustre  père,  à  son  glo- 
rieux aïeul;  il  était  le  plus  bel  objet  que  pût  éclairer  le  soleil  ^.  Peut- 
être  sa  vie  studieuse  et  calme  à  Alcala  eût-elle  agi  sur  son  caractère 
et  sur  son  esprit ,  si  un  accident  imprévu  n'en  eût  interrompu  le 
cours. 

Don  Carlos  habitait  d'ordinaire  dans  Alcala  le  palais  de  l'arche- 
vêque ;  mais  soit  qu'il  ait  logé  quelque  temps  au  monastère  de  Saint- 
Fraùçois,  bâti  en  cette  ville,  soit  qu'il  s'y  fût  rendu  pour  une  cause 
inconnue,  ce  fut  là  que,  le  19  avril  1S62^  il  tomba  du  haut  d'un 
escalier,  et  se  heurta  la  tête  contre  une  porte  avec  une  telle  vio- 
lence qu'il  resta  évanoui  sur  le  coup  \  Il  ne  parut  pas  d'abord  qu'il 
eût  reçu  aucune  blessure  ;  ce  fut  seulement  onze  jours  après  qu'une 
fièvre  aiguë  se  manifesta,  accompagnée  de  violentes  douleurs  dans  la 

i.  Ces  lettres  sont  aux  archives  de  Simancas,  liasse  140. 

2.  Strada,  loc.  cit.  —  Ferreras,  IX,  428. 

3.  Poesias  de  Pedro  Lainez;  Mss.  B.  h  8169. 

Prencipe  digno  bien  de  quanto  el  cielo 
Piiio  debaio  de  tu  exeelu  mano 


Ignal  al  elaro  padre  y  alto  agnelO|  etc. 


4,  Ferreras,  IX,  428.  —  Herrera,  Historia  gênerai,  V,  i  43  :  «  recibiô  tan  gran 
herida  en  la  cabeçaen  el  monasterio  de  S.  Francisco...»  —  Strada,  VII,  353. 
—  Archives  de  Simancas,  liasse  651. 

Tome  XI.  —  42*  Lif  raison.  1 7 


258  DON  CARLOS 

tête.  Les  médecins  conçurent  tout  d*abord  de  vives  inquiétudes;  kt 
fièvre  augmentait,  les  symptômes  devenaient  de  plus  en  plus  graves, 
le  visage  s'enflammait,  le  malade  était  tourmenté  par  une  incuraUe 
insomnie;  on  prévint  le  roi.  Il  accourut  avec  ses  médecins,  entre 
autres  le  docteur  Olivarès,  et  peut-être,  d  après  un  manuscrit,  le 
fameux  André  Vésale  *.  Celui-ci  jugea  l'opération  du  trépan  néces^ 
saire  ;  cependant  le  malade  ne  parut  ressentir  aucun  soulagement, 
soit  que  la  science  d'André  Yésale  fût  en  défaut,  soit  que  ses  soins 
ne  pussent  obtenir  un  succès  rapide. 

Dans  cette  extrémité,  on  eut  recours  à  un  remède  qui  ténooigne  du 
bizarre  et  sombre  fanatisme  de  l'Espagne  au  seizième  siècle.  Don 
Carlos ,  très-dévot  à  certains  saints ,  à  saint  Bernard ,  par  exemple  \ 
professait  une  vénération  toute  spéciale  pour  le  bienheureux  Diègue, 
mort  cent  ans  auparavant.  Le  père  de  Fresneda,  évêque  de  Cuença 
et  confesseur  du  roi,  et  le  père  Mencio,  de  Tordre  de  Sain  t^Dominique, 
vivement  émus  du  péril  que  courait  le  prince,  imaginèrent  une  ter- 
rible cérémonie  qui  plut  à  la  foi  ardente  et  sombre  de  Philippe  11% 
On  exhuma  le  corps  du  bienheureux  Diègue,  enseveli  dans  un  des 
caveaux  du  monastère  ^  ;  les  moines  apportèrent  sur  leurs  épaules 
dans  la  chambre  du  prince  ce  cadavre  embaumé,  enveloppé  encore 
de  son  linceul,  et,  emportés  par  leur  piété  sauvage,  oubliant  à  force 
de  vénération  pour  les  reliques  le  simple  respect  dû  aux  m(»rts, 
ils  enlevèrent  le  linceul  et  le  posèrent  sur  la  tête  du  malade; 
puis,  sans  songer  même  qu'ils  profanaient  l'inviolable  majesté  de  la 
dépouille  humaine  qui  devait  demeurer  à  jamais  cachée  sous  ce  voile, 
ils  placèrent  le  cadavre  sur  le  lit  auprès  de  don  Carlos.  En  même 
temps,  on  recommandait  au  prince  de  toucher  ces  restes  sacrés  et 
de  prier  avec  ferveur.  Celui-ci,  abattu  par  la  fièvre,  et  qui  n'avait 
pas  conscience  sans  doute  de  cette  monstrueuse  scène,  devait  se  croire 
le  jouet  d'une  fantastique  vision.  Il  murmura  quelques  mots  que  nul 
ne  put  entendre ,  puis  les  moines ,  enveloppant  de  nouveau  le  corps 
du  bienheureux  Diègue,  le  reportèrent  dans  son  tombeau.  Ce  funèbre 
sacrilège  parut  avoir  réussi.  Soit  que  la  jeunesse  du  prince,  soit  que 

4.  Manuscrit  faussement  attribué  à  Antonio  Perec,  B.  I.  2502  :  Brève  corn- 
pendio  y  elogio  de  la  vida  de  el  rey  Phelipe  II  de  Espana,  escrita  por  Antonio 
Ferez, 

2.  «  Divo  Bernardo  devotissimus.  >  J.  Caramuel  Lobkowits  :  FhMppm  ptw- 
dens,  etc.  AntuerpiaB,  1639. 

3.  Herrera,  Historia  gênerai,  V. 


ET  PHILIPPE  IL  3S9 

les  soins  d*Oliyarès  et  d'André  Vésale  eussent  enfin  vaincn  le  noal,  dm 
Carlos  guérit  et  TËspagne  entière  crut  qu'un  miracle  l'aTait  sauTé  ^ 
Philippe  II  et  la  reine  sollicitèrent  de  la  cour  de  Rome,  en  fateur  du 
bienheureux  Diègue ,  la  canonisation  qui  n'avait  pas  été  prononcée 
encore,  et  l'imagination  populaire,  acceptant  avec  enthousiasme  une 
nouvelle  légende,  demeura  persuadée  que  don  Carlos  avait  vu  le  noor 
veau  saint  tenant  à  la  main  une  croix  de  roseau  lui  apparaître  pen^- 
dant  son  sommeil,  et  lui  apporter  de  la  part  de  Dieu,  avec  la  promesse 
d'une  prompte  guérison,  des  paroles  de  paix  et  de  miséricorde. 


II 


n  ne  paraît  pas  que  don  Carlos  soit  demeuré  plus  longtemps  à 
Alcala.  Soit  que  Philippe  II  ait  mieux  espéré  de  son  fils,  soit  qu'il 
ait  pensé  que  l'exercice  des  travaux  politiques,  compatible  désormais 
avec  l'âge  du  prince,  calmerait  cette  fougue  immodérée  qui  l'avait 
si  profondément  inquiété,  il  le  rappela  à  Madrid.  Il  n'eut  pas  lieu  de 
s*en  féliciter  ;  don  Carlos,  l'eût- il  voulu,  ne  pouvait  pas  se  corriger 
des  défauts  innés  qui  dominaient  sa  nature  débile.  D'ailleurs,  sa 
chute  avait  aggravé  l'état  de  son  cerveau  :  on  remarqua  dès  lors  que 
le  désordre  de  ses  idées  empirait  encore  ;  ses  lettres  en  offraient  la 
preuve  irrécusable  ;  il  intervertissait  toute  la  construction  des  phrases, 
et  souvent  laissait  ses  périodes  inachevées^.  Ses  emportements 
effrayaient  la  cour,  respectueuse  il  est  vrai,  mais  clairvoyante;  silen- 
cieuse, mais  étonnée  et  redoutant  l'avenir;  il  manifestait  des  antipa- 
thies bizarres  et  inexpliquées  pour  les  personnages  les  plus  chers  à  la 
confiance  paternelle  ^.  Cet  état  de  choses  aboutit  à  un  antagonisme 
inévitable  entre  un  jeune  homme  irréfléchi  dont  l'incapacité  mani- 

1.  Fr.  de  Pena,  Vie  de  S.  Biégue,  IL  —  Herrera,  toc.  eii,  —  Ferreras,  IX, 
429.  —  Strada,  VU,  353.  —  Ant  Perez,  CampeiutiOy  etc.  Mss.  déjà  ôté.  ^ 
Colmenarès,  Hist  de  Segima,  XLII,  §  3,  534.  —  Il  parait,  nous  dit  Preseatt^ 
d'après  Perada  (  la  madona  de  Madrié^j  que  Vati  iqiporta  aussi  dans  la  chaan» 
hre  du  prince  Timage  de  Notre-Dame  d'Atocho. 

2.  Ufoente,  Eût.  de  Eepanay  XIH,  30»* 

3.  Strada,  loc.  Git.  —  Lettere  scritte  al  S.  Gard.  Aleisandrino  d«  Monsignore 
ArcivescoYO  di  Rossano,  nuncio  di  Spagna,  cbe  f ù  da  poi  Papa.  Urbao»  VI* 
Mss.  de  la  B.  I.  iOfiTi  (LeUres  d*État  du  nonce  à  Rome}.— Relanone  àA  da- 
rissimo  S.  Tiepolo,  riiornato  ambasciatore  di  Spagna.  Iss.  B.  L  791  r 


260  DON  GABLOS 

feste  n'apaisait  pas  Tambition  malheureuse  et  nécessairement  déçue, 
et  un  souverain  impérieux  qui  ne  pouvait  souffrir  aucun  écart  dans 
la  rigoureuse  unité  de  l'obéissance  qu'il  imposait.  Le  roi  s'arma 
bientôt  d'une  sévérité  d'autant  plus  inflexible  qu'il  s'irritait  de  voir 
sa  volonté  réduite  à  l'impuissance,  et  le  prince  ressentit  une  aversion 
mal  dissimulée  pour  un  père  morose  dont  l'implacable  froideur  loi 
paraissait  une  défiance  injuste,  et  dont  l'âpre  autorité  prétendait  le 
contenir  par  la  terreur  ^ 

Ce  fut  ainsi  que  don  Carlos  atteignit  sa  vingt  et  unième  année.  Ce 
n'était  pas  le  beau  prince  que  les  romanciers  et  certains  historiens  ^  se 
sont  amusés  à  décrire.  On  lui  a  prêté  des  grâces  aimables,  un  exté- 
rieur prévenant,  une  figure  charmante,  des  yeux  pleins  de  feu'.  Nulle 
opinion  n'est  plus  absolument  contraire  à  la  vérité.  Le  portrait  de 
don  Carlos,  qui  se  trouve  chez  le  duc  d'Ofiate,  démontre  clairement 
cette  erreur  :  ce  Ce  qui  frappe  d'abord,  dit  M.  Mérimée,  c'est  la  triste 
tournure  du  modèle,  ses  épaules  voûtées,  sa  taille  penchée  en  avant 
et  son  expression  mélancolique.  Le  teint  est  pâle,  les  yeux  muets  ; 
toute  l'habitude  du  corps  dénote  un  être  maladif.  »  L'ambassadeur 
de  Venise,  Tiepolo,  qui  décrit  la  cour  d'Espagne  en  1S68,  l'ambassa- 
deur de  France,  Fourquevaulx,  et  l'historien  Strada,  sont  d'accord 
avec  le  peintre.  Les  deux  premiers  avaient  vu  souvent  don  Carlos  et 
leur  témoignage  est  irrécusable.  Le  prince  d'Espagne  avait  la  peau 
blanche  elles  cheveux  blonds,  mais  il  était  laid  et  mal  tourné.  L'une 
de  ses  épaules  était  trop  haute  et  ses  jambes  étaient  d'inégale  longueur. 
Ces  défauts,  joints  à  sa  faible  santé,  l'éloignaient  de  ces  brillantes 
.  arènes  oix  la  fleur  de  la  chevalerie  espagnole  luttait  de  bravoure  et 
d'audace.  Il  ne  paraissait  pas  dans  les  tournois  où  ses  cousins  alle- 
mands, les  princes  de  Bohême,  se  conduisaient  en  si  bons  soldats^ 
a  tant  à  souffrir  du  commencement  à  la  fin,  la  salade  en  teste,  qu'au 

1  Lettres  d*État  où  sont  contenues  les  affaires  particulières  de  divers  royau- 
mes soubs  la  négociation  faicte  en  Espaigne  près  du  roi  catholique  par  le 
sieur  de  Fourquevaulx,  ambassadeur  du  roy  très  chrestien  Charles  Neufoiesme; 
Mss.  de  la  B.  I.  225.  (Ce  précieux  manuscrit,  qui  contient  toute  la  correspon- 
dance diplomatique  inédite  entre  les  cours  du  Louvre  et  de  l'Escurial  sous 
Charles  IX^  nous  a  fourni  les  documents  les  plus  exacts  sur  la  vie  et  la  mort 
de  don  Carlos.  Il  ne  peut  être  comparé^  pour  l'importance  historique,  qu'aux 
lettres  diplomatiques  du  nonce.  Mss.  déjà  cité.) 

2.  Leti,  loc.  cit 

3.  Vida  y  muerte  del  Pr.  D.  Carlos.  Mss.  B.  L,  2632,  déjà  cité. 


ET  PHILIPPE  II.  261 

combat  de  la  pique  et  de  l'estoc*.  )>  Philippe  II,  il  est  vrai,  n'avait 
jamais  aimé  ces  diyertissements,  et  lors  de  son  Toyage  en  Flandre,  en 
1548,  s'il  y  prit  part,  ce  fut  à  contre-cœur  et  sans  succès^;  mais 
comme  il  sut  dissimuler  sa  répugnance  pour  ces  exercices  violents 
qui  fatiguaient  sa  constitution  délicate  ',  il  n'en  passa  pas  moins  pour 
un  brillant  chevalier.  Don  Carlos,  petit,  malingre,  contrefait,  disgra- 
cié de  la  nature  au  physique  et  au  moral,  n'avait  rien  de  ce  qui  attire 
le  regard  et  séduit  la  pensée.  Aussi  un  courrier  de  l'Empereur  à 
Madrid,  bien  qu'il  fût  dès  lors  question  de  marier  don  Carlos  à  la  fille 
de  Maximilien,  osa  dire  en  quittant  la  cour  qu'il  «  s'en  allait  mal 
édifié  des  contenances  qu'il  a  veu  tenir  au  prince  d'Espaigne  en  table 
et  hors  d'icelle,  et  qu'il  ne  les  cèlerait  point  à  son  maistre,  estant  bien 
marri  qu'il  faille  que  Madame  la  princesse  de  Bohême  espouse  un 
prince  si  mal  composé  de  personne  et  de  mœurs  comme  il  est  ^.  » 
Depuis  longtemps  déjà  la  cour  d'Espagne  était  de  cet  avis,  et  le  roi, 
dont  on  soupçonnait  les  secrets  tourments,  effrayé  de  l'avenir  et  ne 
se  voyant  pas  d'autre  héritier,  avait  fait  venir,  peut-être  pour  servir 
de  modèle  à  son  fils,  peut-être,  comme  l'insinue  un  historien^,  pour 
les  former  au  gouvernement  d'un  pays  dont  ils  seraient  les  souverains 
légitimes,  au  défaut  de  don  Carlos,  les  princes  Rodolphe  et  Ernest, 
fils  aînés  de  l'Empereur. 

On  conçoit  les  angoisses  ^e  Philippe  II  :  les  déplorables  égare- 
ments d'esprit  du  jeune  prince,  sa  haine  toujours  croissante  contre 
son  père  devaient  éveiller  la  sollicitude  de  ce  souverain  prévoyant. 
Toute  la  cour  connaissait  ce  désordre  d'esprit  sans  en  rien  dire  ;  les 
ambassadeurs,  témoins  impassibles  en  apparence,  en  instruisaient 
fidèlement  les  cours  étrangères.  Tiepolo  écrivait  à  Venise,  en  parlant 
du  prince  :  «  Ardent,  impatient,  il  s'irrite  sans  peine,  et  montre  alors 
une  étrange  cruauté;  il  n'estime  personne,  est  l'ennemi  de  tous  les 
serviteurs  de  son  père,  et  plusieurs  fois  ses  excès  de  table  ont  amené 
des  maladies  graves.  »  Fouquevaulx  disait  dans  ses  dépêches  :  a  C'est 
un  jeune  personnage  sujet  à  la  teste  :  il  y  a  eu  quelque  prinse  entre 
le  roi  catholique  et  son  fils  pour  les  désordres  qu'il  continue  à  faire 
assez  mal  à  propos.  if>  L'archevêque  de  Rossano,  nonce  du  pape, 

i.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  du  8  février  1566. 

2.  Sepîdvedœ  opéra,  U,  38i. 

3.  Belazione  di  Michèle  Soriano,  ambasciatore  di  Venezia.  Mss. 

4.  Lettres  d^État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  du  8  février  1566. 
3.  Ferreras,  IX,  426. 


262  DON  CARLOS 

saTait  probablement  dès  lors  ce  qu'il  fallait  penser  de  rinfimt,  puisque 
{dus  tard,  lors  des  suprêmes  événements  de  la  vie  de  don  Carlos,  il  écrit 
au  cardinal  Alessandrini ,  comme  un  fait  familier  à  leur  correspon- 
danoe  :  <c  Son  cerveau  n'est  pas  sain  et  son  entendement  est  troublé  ^  » 
Chaque  jour  le  roi  apprenait  quelque  action  bizarre,  quelque  trait  de 
délire  furieux  qu'il  n'avait  pas  la  consolation  de  pouvoir  cacher.  Phi- 
lippe, indécis  conune  toujours,  et  qui  méditait  longuement  avant  de 
prendre  une  résolution  ^,  hésitait  entre  diverses  considérations  con- 
traires, examinait  tour  à  tour  difiérents  plans  de  conduite  sans  s'arrêter 
à  aucun  d'eux,  voulait  évidemment  corriger  son  fils  ',  reconnaissait 
combien  sa  sévérité  était  stérile  sans  pouvoir  en  adoucir  les  formes; 
il  s'indignait,  dans  une  silencieuse  angoisse,  de  voir  son  fils  deveoir 
un  objet  de  mépris,  et  la  sécurité  de  l'Espagne  compromise  par  h 
perspective  d'un  règne  désastreux^. 

Les  historiens  espagnols  nous  out  rapporté  quelques  traits  qm 
témoignent  de  ces  singuliers  emportements,  et,  comme  Téaît  l'am- 
bassadeur de  France  :  <c  de  ces  folies  trop  desbordées.  )>  Don  Carlos 
se  promenait  une  nuit  dans  les  rues  de  Madrid,  car  il  aimait  fort 
a  ribler  (battre)  le  pavé,  d  nous  dit  Brantôme.  On  lui  jeta  par  hasard 
un  peu  d'eau  par  une  fenêtre  :  sa  fureur  fut  si  violente  qu'il  rentra  i 
l'instant  même  au  palais,  et  donna  ordre  à  un  de  ses  gardes  d'aller 
mettre  le  feu  à  la  maison  et  d'en  égorger  tous  les  habitants.  Le 
garde,  stupéfait  d'un  tel  ordre ,  eut  le  bon  esprit  de  l'éluder.  Il  80^ 
tit,  et  revint  quelque  temps  après  dire  au  prince  qu'il  avait  vu  entrer 
dans  cette  même  maison  un  prêtre  portant  le  saint  sacrement  à  m 
malade,  et  n'avait  pas  osé  exécuter  les  ordres  qu'il  avait  reçus.  Doo 
Carlos  n'insista  point  :  ce  caprice  était  déjà  oublié  *.  On  lui  apporta 
un  jour  des  bottines  qu'il  trouva  trop  étroites  :  sa  colère  dégénéia 

4.  Belazione  di  Tiepolo.  Mss.  déjà  cité»  —  Lettres  d'État  (M8S.Foarqaevaolx)* 
Dépêche  du  ao  juin  1567.  ^  Lettere,  etc.  4.  (Mss.  du  nonce}.  Dépêche  du  4 
février  1568. 

%  0  L'indécision  formait  l'un  des  traits  dominants  du  caractère  de  Phi- 
lippe IL  »  Introd.  à  la  corresp.  de  Philippe  II,  extraite  des  archives  d^  Simancas, 
par  M.  Gachard,  I,  50. 

3.  «  Dope  aver  con  ogni  patienza  e  pieta  cercato  a  discoprir  l'imperfectioDe 
del  figliolo.  »  —  Compendio  de  la  vita  di  Pilippo  Secundo  da  Orazîo  de  la  Reoa. 
Mss.  B.  L,  10,232. 

4.  «  11  en  sent  grand  ennui  en  son  cœur.  »  Lettres  d'État.  (Mss.  Four- 
quevaulx).  Dépêche  du  34  août  1567. 

o.  Ferreras,  IX,  544.  —  Cabrera,  VII,  469. 


ET  PHILIPPE  IL  263 

tout  à  coup  en  un  transport  de  rage.  Il  souffleta  don  Manuel,  son 
majord<»iie,  qui  les  avait  commandées,  puis  secoua  violemment  la 
dk>chette  qui  appelait  les  gentilshommes  de  la  chambre.  Don  Âlfonso 
de  Cordova,  frère  du  marquis  de  Las  Navas,  était  de  service  ;  comme 
il  avait  un  peu  tardé  à  venir,  Tinfant  se  jeta  sur  lui  dès  qu'il  parut, 
et  Youlut  le  précipiter  par  la  fenêtre  dans  les  fossés  du  château.  Aux 
cris  de  don  Alfonso,  les  domestiques  accoururent  et  arrêtèrent  le 
prince.  Alors  il  leur  ordonna  de  couper  en  morceaux  les  bottines,  de 
les  faire  cuire,  et  il  prétendit  les  faire  avaler  au  cordonnier  mala- 
droit *.  Ce  fut  vers  cette  époque  qu'il  dicta  à  son  secrétaire,  Domingo 
de  .Zuniga,  ce  testament  singulier  où  il  fondait  un  monastère  de 
franciscains,  et  réglait  lui-même   la  nourriture  quotidienne  des 
moines  :  deux  livres  de  pain,  une  livre  de  viande  pour  dîner,  la  moi- 
tié d'un  poulet  pour  souper,  etc.  ^.  Un  jour,  il  força,  sous  la  menace 
des  plus  terribles  châtiments,  un  marchand  nommé  Grimaldo  de  lui 
prêter  soixante  mille  ducats,  qu'il  dissipa  promptement  en  folles  pro- 
digalités^. Quelque  temps  après,  il  apprit  que  le  cardinal  Espinosa, 
président  du  conseil  d'État,  l'un  des  hommes  les  plus  dévoués  au 
service  du  roi,  avait  défendu  à  un  c(»nédien  nommé  Gisnéros  l'entrée 
de  Madrid.  Ce  fut  assez  pour  que  le  prince  fut  saisi  d'un  irrésistible 
désir  de  voir  jouer  Cisnéros;  mais  le  comédien^  qui  redoutait  le 
saint-office ,  malgré  les  ordres  formels  de  don  Carlos,  préféra  obéir 
an  cardinal.  L'infant  en  fut  profondément  irrité,  et  la  première  fois 
qu'il  rencontra  Espinosa  au  palais,  il  courut  à  lui ,  la  main  sur  son 
poignard ,  en  criant  :  «  Par  la  vie  de  mon  père,  il  faut  que  je  vous 
tne!  »  Le  cardinal  se  jeta  à  ses  pieds  et  parvint  à  l'apaisera  Don 
Carlos  s*emportait  souvent^  du  reste,  jusqu'à  menacer  la  vie  de  ceux 
qui  rapprochaient  :  il  faillit  tuer,  dans  le  bois  d'Aceca,  son  gouvei^ 
neur  don  Garcie  de  Tolède ,  qui  voulait  calmer  un  de  ses  accès  de 
colère.  Le  fier  gentilhomme  retourna  immédiatement  à  Madrid,  et 
remit  sa  démission  entre  les  mains  du  roi.  Sa  charge  fut  donnée  à 
Ruy  Gomez  de  Silva. 

On  n*a  guère  de  détdls  sur  les  mœurs  de  don  Carlos.  Brantôme 
nons  raconte  qu'il  insultait  souvent  les  femmes  dans  les  rues,  et  il 

4.  Ferreras,  IX,  54*.  —  Cabrera,  VII,  469. 

2.  Archives  de  Simancas,  Testaments  royaux,  liasse  2t. 

3.  Lettere  di  Nobili,  ambasciatore  del  Granduca  dî  Toscana.  Mss.  Dépêche 
du  24  juillet  i  567. 

4.  Ferreras,  IX,  544. 


264  DON  CARLOS 

ajoute  qu*un  tel  exemple  a  été  funeste  aux  jeunes  compagnons  du 
prince,  choisis  au  nombre  de  douze  dans  les  plus  grandes  maisons 
d*£spagne.  Mais  il  n*af6rme  rien  de  plus,  et  nous  laisse  sur  le  ter- 
rain des  conjectures.  Tiepolo,  dans  son  rapport  au  sénat  de  Venise, 
n'est  pas  plus  explicite.  Quant  à  l'ambassadeur  de  France,  ses  dépê- 
ches sont,  sur  ce  point,  contradictoires;  toutefois,  le  fond  de  sa  pen- 
sée, quelle  qu'ait  été  la  conduite  de  l'infant,  est  que  don  Carlos 
n'était  point  apte  au  mariage  :  il  affirme  a  que  c'est  temps  perdu  d'en 
espérer  lignée.  »  Â  la  cour,  on  se  préoccupait  fort  de  cette  circonstance, 
et  Ruy  Gomez  de  Silva  affirmait  à  Fourquevaulx  <t  que  le  prince 
d'Espagne  n'aurait  jamais  d'enfants,  ou  ce  serait  grand  miracle ^  » 
Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  bruits  douteux,  ils  parvinrent  aux 
oreilles  de  don  Carlos.  Il  se  persuada  sans  peine  que  son  père  en 
était  l'auteur  et  ne  voulait  point  le  marier.  Soit  pour  cette  cause, 
comme  le  laissent  croire  quelques  historiens  ^,  soit,  comme  le  pense 
Fourquevaulx ,  «  pour  forcer  l'Empereur  à  donner  sa  seconde  fille 
au  roi  de  Portugal,  par  crainte,  s'il  ne  le  faisoit,  de  se  voir  refuser  sa 
première  pour  le  prince  d'Ëspaigne ,  »  soit,  ce  qui  me  semble  plus 
vraisemblable,  qu'il  jugeât  lui-même  impossible  de  marier  un  jeune 
homme  dont  l'entendement  était  troublé  ^,  Philippe  U  traînait  ea 
longueur  les  négociations  avec  l'Empire.  Déjà  l'état  de  santé  de  son 
fils  avait  été  une  cause  de  retard  :  le  secrétaire  du  roi  avait  écrit  à 
l'ambassadeur  d'Espagne  auprès  de  l'Empereur  :  ce  L'indisposition  du 
prince  est  toujours  conune  par  le  passé  :  sa  faiblesse  est  si  grande,  et 
la  maladie  le  tient  si  abattu ,  que  sa  croissance  en  est  retardée  *.  » 
Maximilien  pressait  toutefois  Philippe  de  conclure  ce  mariage,  non 
point,  comme  le  dit  un  peu  naïvement  Prescott,  par  tendresse  pour 
don  Carlos,  mais  par  ambition.  Il  savait  parfaitement,  par  les  rap- 
ports de  ses  ambassadeurs,  combien  l'infant  était  peu  digne  de  sa 
fille  :  de  nombreux  détails  étaient  parvenus  à  sa  cour,  et  il  ne  pou- 
vait en  ignorer  les  redoutables  avertissements;  mais  il  songeait, 
avant  tout,  à  affermir,  par  une  telle  alliance,  la  grandeur  de  sa  mai- 
son. Ce  grand  empressement,  dont  Philippe  II  n'était  pas  dupe, 
l'engageait  plutôt  à  ne  point  se  hâter.  11  comprenait  trop  bien  l'im- 

1.  Ferreras,  IX,  545.  —  Herrera,  Histùria  gênerai,  V.  —Lettres  d'État  (Mss» 
Fourqueyaulx).  Dép.  de  juillet  1566  et  du  21  mai  1568. 

2.  Ferreras,  IX,  544.  —  Herrera,  V. 

3.  Strada,  loc.  cit. 

4.  Archives  deSimancas,  liasse  051. 


ET  PHILIPPE  II.  265 

portance  d'un  tel  acte,  dans  les  circonstances  présentes.,  pour  ne  point 
hésiter  à  se  résoudre;  il  savait  aussi  que  le  temps  décide  souvent  les 
(juestions  incertaines,  et  suspendait  une  décision  prématurée  jusqu'au 
jour  où  les  événements,  soit  favorables,  soit  funestes,  et  dont  il  n'était 
pas  permis  encore  d'envisager  l'issue ,  emporteraient  sa  résolution. 
C'est  pourquoi,  dans  le  but  évident  de  répondre  aux  ayances  réitérées 
de  l'Empereur  sans  précipiter  un  dénoùment ,  il  envoya  en  Alle- 
magne don  Luis  Vanegues  de  Figueroa  porter  à  la  princesse  Anne 
de  Bohème,  de  sa  part  et  de  celle  de  son  fils ,  des  présents  magni- 
fiques, entre  autres  une  bague  en  diamants  de  trente  mille  écus.  Mais 
Vanegues  n'avait  reçu  aucun  pouvoir  pour  procéder  «c  aux  cérémo- 
nies requises  aux  mariages  de  si  hauts  princes  '  •  »  L'infant  ne  pou- 
vait apprécier  les  motifs  qui  dirigeaient  la  conduite  du  roi.  La 
haine  qu'il  portait  à  son  père  devint  plus  vive  encore.  Il  la  manifes- 
tait soit  par  des  paroles  sinistres,  soit  même  par  des  railleries. 
C'est  ainsi  qu'il  fit  faire  un  livre  de  papier  blanc,  où  il  écrivit  par 
dérision  :  «  Les  grands  et  admirables  voyages  du  roi  Philippe  II  : 
Voyage  de  Madrid  au  Pardo,  du  Pardo  à  TËscurial,  de  rEscurial  à 
Aranjuez,  d'Aranjuez  à  l'Escurial,  de  l'Escurial  au  Pardo,  du  Pardo 
à  Madrid,  etc. ,  »  et  a  il  emplit  le  livre,  dit  Brantôme,  de  telles  inscrip- 
tions \ei  écritures  ridicules,  se  mocquant  du  roi  son  père.  »  Il  n'était 
pas  si  insensé  toutefois  que  sa  conscience  ne  fût  inquiète  des  senti- 
ments qu'il  ne  pouvait  pas  vaincre.  Il  n'osait  s'approcher  des  sacre- 
ments :  a  On  sçait  bien,  dit  Fourquevaulx,  qu'il  n'a  point  fait  ses 
pasques  à  Noël,  ni  gagné  le  jubilé  à  cause  de  la  dicte  rancueur.  »  Ses 
inquiétudes  religieuses  étaient  vives  autant  que  sa  foi,  suspectée  à  tort 
par  Prescott;  elles  se  manifestaient  par  des  consultations  étranges  :  il 
se  rendit  un  jour  à  un  monastère  situé  auprès  de  Madrid  et  nommé  lu 
couvent  de  Saint-Jérôme;  il  assembla  les  moines,  et  leur  demanda 
s'il  était  permis,  avec  une  grande  haine  dans  Tâme,  de  recevoir  le 
saint  sacrement.  Sur  la  réponse  négative  des  religieux,  il  s'avisa  d'un 
expédient,  et  leur  dit  :  c<  Puis-je  au  moins,  pour  tromper  les  yeu\ 
du  peuple  et  éviter  le  scandale,  communier  avec  une  hostie  non  con- 
sacrée?)) Les  religieux  s'y  refusèrent^  et  il  ne  fut  pas  admis  à  la 
communion  ^. 

i.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépiîche  du  24  août  1567. 

2.  LeUere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  Dépêche  du  4  février  1568.  —  (Prescott 
ajoute  que^  pressé  de  questions,  il  avoua  que  l'objet  de  sa  haine  était  son  père. 
Ce  détail  est  plus  que  douteux). 


266  DON  CARLOS 

A  cette  époque,  la  guerre  des  Flandres  était  le  grand  souci  de  k 
politique  espagnole.  Philippe  II,  décidé  à  dompter  cette  réyolte  redou- 
table ,  songea,  paraît-il,  avant  d'envoyer  le  duc  d'Albe,  à  visiter  lui- 
même  les  provinces  insurgées  ^  Plusieurs  historiens  ont  prétendu  que 
don  Carlos,  ému  du  sort  des  Pays-Bas,  s'était  ménagé  cpielques  entre- 
vues secrètes  avec  le  marquis  de  Mons  et  le  baron  de  Montigny  ^.  Certai- 
nement son  âme  n'était  pas  absolument  fermée  aux  sentiments  d'hu- 
manité :  on  aime  à  retrouver  chez  ce  jeune  prince,  si  tristement  doué 
par  la  nature,  quelques  signes  de  raison  et  de  bonté  qui  permettent  de 
le  plaindre.  Les  ambassadeurs  vénitiens,  Badoero  et  Tiepolo,  vantent 
sa  générosité,  et  surtout  ses  fréquentes  aumônes.  L'un  d'eux  lai 
prête  ce  mot  heureux  :  «  Qui  donnera,  si  un  prince  ne  donne  pas'?» 
Mais  il  y  a  loin  de  là  à  la  noble  compassion  qu'on  lui  suppose  en 
faveur  d'une  nation  opprimée.  Les  historiens  qui  racontent  cette  dr- 
constance  sont  obligés  d'avouer  qu'il  n'en  existe  pas  de  preuve.  Or, 
en  histoire  comme  en  droit,  quiconque  allègue  un  fait  nouveau  doit 
étslilir  la  vérité  de  ce  fait ,  et  les  présomptions  doivent  être  graves  et 
précises.  Nous  devons  donc  nous  refuser  à  croire  que  l'esprit  peu 
lucide  de  don  Carlos  ait  su  faire  la  distinction,  délicate  alors  même 
pour  les  intelligences  éclairées,  entre  une  insurrection  légitime  dont 
il  convient  d'approuver  les  héroïques  efforts  et  les  révoltes  que  h 
raison  doit  flétrir  et  que  la  force  doit  châtier.  Quant  aux  célèbres  p»^ 
sonnages  qu'on  fait  ici  comparaître,  assurément  ils  connabsaient  trop 
bien  l'état  moral  du  prince  pour  entamer  avec  lui  une  négociatimi 
dangereuse  et  se  fier  à  son  ardeur  indiscrète.  Us  savaient,  en  outre, 
que  son  intervention  dans  les  affaires  des  Pays-Bas  eût  entraîné 
Philippe  II  vers  ces  violences  cruelles  qu'ils  espéraient  encore  con- 
jurer.  S'il  est  incontestable  que   don  Carlos  parut  s'occuper  de 
cette  question,  et  en  paria  aux  secrétaires  des  conseils  d'État  et  de  la 
guerre^,  ce  fut  par  un  simple  sentiment  d'opposition  aux  vues  pater- 
nelles, et  dans  le  but  sans  doute  de  saisir  cette  importance  politiq^ie, 
rêve  d'une  ambition  malheureuse  qui  maudissait  follement  son 
impuissance. 

Ce  fut  dans  ce  but  qu'il  insista  fortement  pour  suivre  PhiUppe  II 

1 .  Avis  secret  des  négociations  qui  se  traictent  en  la  cour  catholique,  fin  de  i  566. 
(Mss.  Fourqaevaulx.) 

2.  Watson,  Vie  de  Philippe  II,  \\,  22.  —  Prescotl,  IV. 

3.  Eelazionedi Badoero,  Mss.  B.  \.,19\.^RelazionediTiepolo.  Mss.  déjàdté. 

4.  Avis  secret,  etc.,  déjà  cité.  (Mss.  Fourquevaulx.) 


ET  PHILIPPE  II.  267 

en  Flandre,  quoique  d'ordinaire  la  présence  de  son  père  lui  fût  à 
charge  ^^  et  il  laissa  voir  son  désir  avec  la  Tiolence  bizarre  qu'il  ne 
savait  pas  maîtriser.  On  était  à  la  fin  de  1566,  et  les  cortès  étaient 
anemblées.  Don  Carlos,  ayant  ouï  dire  que  les  députés  pensaient  à 
demander  au  roi  de  le  laisser  en  Espagne,  se  rendit  dans  la  salle  de 
leurs  séances,  et,  prenant  la  parole,  leur  déclara  qu'une  telle  propo- 
sition serait  considérée  par  lui  comme  une  ofiense  directe  et  capitale. 
Pms,  avec  cette  promptitude  didées  familière  aux  imaginations 
déréglées,  mêlant  les  questions  personnelles  aux  questions  politiques, 
tt  rappela  le  projet  de  mariage  entre  lui-même  et  la  princesse  Jeanne, 
sa  tante,  mis  en  avant  autrefois  par  les  cortès,  leur  reprocha  énergi- 
qnement  cette  pensée,  et,  revenant  sans  transition  au  premier  objet 
de  son  discours,  ajouta  que  nul  ne  saurait  Tempécher  de  suivre  son 
père  en  Flandre.  Il  termina  par  un  trait  de  naïveté  singulière,  en 
imposant  à  cette  nombreuse  assemblée  le  plus  inviolable  secret.  On 
devine  si  cet  ordre  fut  exécuté  ^. 

Philippe  II  parut  un  instant  disposé  à  l'emmener  dans  les  Pays- 
Bas,  n  n'avait  pas  alors  tout  à  fait  désespéré  de  son  fils,  et  peut-être 
pensait- il  que  ce  voyage  serait  une  diversion  heureuse  aux  préoccu- 
pations ordinaires  du  prince;  peut-être,  surtout,  redoutait-il  de  laisser 
derrière  lui,  dans  une  liberté  presque  absolue,  un  jeime  homme 
impatient  de  régner  ;  peut-être  voulait-il  tenter  un  dernier  eflbrt,  et 
voir  s'il  n'était  pas  possible  de  calmer  cet  ardent  esprit,  en  le  formant 
aux  soins  du  gouvernement.  Il  est  permis  de  s'arrêter  à  cette  dernière 
hypothèse,  lorsqu'on  le  voit ,  à  la  même  époque ,  augmenter  les 
revenus  de  son  fils,  les  élever  de  60,000  à  100,000  écus,  lui  pro- 
mettre le  voyage  de  Flandre,  enfin,  ordonner  que  les  séances  des 
conseils  d'État  et  de  la  guerre  se  tiendraient  désormais  dans  la  cham- 
bre du  prince  d'Espagne  ^  Don  Carlos  parut  satisfait  de  ce  change- 
ment; et,  toujours  impatient  d'aller  en  Flandre,  envoya  immédiate- 
ment un  écuyer  en  Andalousie  pour  y  acheter  des  chevaux  de  service, 
et  demanda  au  roi  de  France  un  passe-port  pour  traverser  le  royaume 
avec  cinquante  cavaliers.  Charles  IX  expédia  immédiatement  le  passe- 
port, non-seulement  pour  cinquante,  mais  pour  cent  hommes  d'ar- 
mes et  gentilshommes.  Catherine  de  Médicis,  par  pure  courtoisie, 

1.  Ant.  Ferez.  Mss.  déjà  cité. 

2.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépôche  du  27  novembre  i566. 

3.  Pour  tous  ces  détails,  voir  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêches 
du  { 6  juillet  et  du  2 1  août  \  567. 


268  DON  CARLOS 

pria  sa  fille,  la  reine  Elisabeth,  de  remettre  elle-même  cette  réponse 
au  prince  royal;  mais  bientôt  Philippe  II,  soit  qu'il  ait  changé  de 
résolution,  soit  qu*en  yérité  il  n*ait  jamais  désiré  sérieusement  ce 
Toyage  et  n'en  ait  parlé  que  pour  effrayer  les  rebelles,  après  ayoir 
semblé  hésiter  longtemps,  et  laissé  dans  l'incertitude  la  reine  elle- 
même,  décida  qu'il  n'irait  pas  en  Flandre,  et  qu'il  y  enyerrait  le  doc 
d'Albe*. 

La  déception  du  prince  fut  Tive.  Sa  colère,  qui  ne  pouvait  at- 
teindre Philippe  II,  se  tourna  contre  le  duc.  Lorsque  le  vieux  général 
vint  lui  présenter  ses  devoirs  avant  son  départ,  don  Carlos,  élevant 
la  voix,  lui  reprocha,  ct)mme  une  présomption  audacieuse,  le  voyage 
qu'il  allait  entreprendre,  et  lui  défendit  de  partir.  Le  duc,  surpris  de 
ces  paroles,  leur  opposa  la  résolution  royale  et  les  ordres  qu'il  avait 
reçus;  mais  l'infant  ne  voulut  rien  entendre,  prétendit  que  lui  seul 
devait  être  chargé  d'une  mission  dans  les  Pays-Bas,  et  s'irrita  de  plus 
en  plus  en  face  de  la  respectueuse  fermeté  du  duc  d'Âlbe.  Celui-ci 
essaya  vainement  d'apaiser  ce  furieux  ;  il  lui  représenta  que  s'il  allait 
en  Flandre,  c'était  pour  y  rétablir  le  calme,  que  le  prince  pourrait 
s'y  rendre  un  jour  quand  ces  contrées  seraient  pacifiées,  que  Sa 
Majesté  avait  craint  sans  doute  d'exposer  l'héritier  du  trône  aux  périls 
d'une  telle  guerre.  Don  Carlos  interrompit  ce  discours  par  des  menar 
ces,  et  tirant  enfin  son  poignard  :  «  Je  vous  percerai  le  cœur,  s'écria- 
t-il,  avant  de  souffrir  que  vous  partiez  pour  les  Flandres!  »  Le  duc 
lui  saisit  les  deux  bras  et  appela  les  gentilshommes  de  la  chambre, 
puis  se  retira  sans  être  ému  ^.  Philippe  apprit  de  lui  ce  nouvel  acte 
*  de  démence,  et  parut  singulièrement  affligé  d'un  événement  qui 
détruisit  sans  doute  ses  dernières  illusions.  La  reine  et  la  princesse 
Jeanne  partagèrent  cette  douleur;  l'une  et  l'autre  avaient  pitié  de  ce 
jeune  et  malheureux  prince  ;  beaucoup  de  gens  à  la  cour  pensaient 
déjà  a  que,  si  ce  n'était  pour  le  parler  du  monde,  le  roi  logerait  sod 
fils  dans  une  tour  ',  »  et  toutes  deux  connaissaient  trop  bien  Phi- 
lippe II  pour  ne  pas  redouter  ce  triste  dénoûment  *. 

Le  roi  attendait  toutefois  encore  avant  d'en  venir  à  une  résolution 
suprême,  mais  sans  perdre  de  vue  les  démarches  du  prince.  Don 
Carlos,  agité  par  les  hallucinations  les  plus  étranges,  ne  croyant  plus 

K  Lettres  d*État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  du  21  août  1S67. 

2.  Strada,  De  Bello  Belgico,  VII.  —  Ferreras,  IX,  538.  —  Lafuente,  XIII,  310. 

3.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  du  24  août  1567. 

4.  Ferreras,  /oc.  cit. 


ET  PHILIPPE  IL  269 

sa  vie  en  sûreté  à  Madrid,  tourmenté  d'ailleurs  par  un  fébrile  désir 
de  mouvement,  n'avait  plus  qu*un  rêve  :  sortir  d'Espagne.  Il  s'y 
attachait  avec  une  ténacité  d'autant  plus  forte,  que  la  volonté  pater- 
nelle paraissait  plus  contraire  à  une  telle  entreprise;  et,  comprenant 
bien  qu'il  ne  devait  point  compter  sur  le  consentement  du  roi,  que  la 
ruse  seule  pouvait  le  servir,  il  plaça  dans  une  fuite  secrète  sa  der- 
nière espérance.  Il  ne  pouvait  point  songer  à  faire  céder  Philippe  II  ; 
le  bruit  s'était  même  dès  longtemps  répandu  que  s'il  épousait  la 
fille  de  l'Empereur,  on  amènerait  la  princesse  à  son  mari,  et  que  le 
duc  de  Médioa-Coeli  «  recevrait  commission  de  l'aller  quérir  '.  » 
Don  Carlos  résolut  donc  d'échapper  à  une  autorité  qu'il  considérait 
comme  injuste. 

Soit  que  ce  plan  lui  eût  été  suggéré  par  quelqu'un  de  ses  fami- 
liers^, soit  qu'il  l'eût  imaginé  lui-même,  il  devait  saisir  le  pré- 
texte du  siège  de  Malte ,  pressé  vivement  alors  par  les  Ottomans, 
partir  en  secret ,  affirmant  sur  son  chemin  qu'il  allait  secourir 
cette  place  de  l'aveu  de  son  père,  et  gagner  les  Flandres  par 
l'Allemagne.  Il  ramassa  S0,000  écus,  fit  faire  des  habits  de 
voyage  qu'il  donna  ordre  d'apporter  dans  une  maison  de  cam- 
pagne où  il  se  rendrait  en  quittant  Madrid.  Malheureusement  pour 
loi,  il  avait  choisi  pour  son  confident  l'homme  du  monde  le  moins 
propre  à  lui  garder  fidèlement  le  secret ,  le  prince  d'Eboli ,  Buy 
Gomez,  diplomate  habile,  il  est  vrai,  et  discret  quand  il  voulait 
bien  l'être  ',  mais  dévoué  au  roi  depuis  longues  années,  et  son  plus 
intime  conseiller  ^.  Celui-ci  laissa  croire  à  don  Carlos  qu'il  l'ac- 
compagnerait dans  sa  fuite,  et  le  prince  eut  la  simplicité  de  n'en 
pas  douter.  Cependant  Ruy  Gomez  révéla  à  Philippe  II  les  projets 
de  l'infant,  et  ce  fut  évidemment  d'après  un  plan  concerté  entre  le 
roi  et  son  ministre  que  l'entreprise  échoua.  Au  jour  marqué,  l'infant 
et  Ruy  Gomez  étaient  dans  la  maison  de  campagne  désignée,  lorsque 
ce  dernier  apprit  à  don  Carlos  qu'il  avait  reçu,  le  matin  même,  une 
lettre  du  vice-roi  de  Naples  qu'il  n'avait  pas  encore  ouverte.  Il  était  à 
propos,  ajoutait-il,  d'en  prendre  connaissance,  et  de  savoir  où  en 
étaient  les  afiaires  de  Malte  ;  dans  le  cas,  en  effet,  où  la  place  aurait 
été  secourue  ou  prise,  le  départ  serait  impossible,  puisque,  le  pré- 


i.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  de  1566. 

2.  Ferreras,  toc.  ciU 

3.  Relazione  di  Tiepolo.  Mss.  déjà  cité. 

4.  Relazione  curiosissima,  etc.  Mss.  déjà  cité. 


270  DON  CARLOS 

texte  disparaissant,  les  véritables  projets  du  prince  seraient  déToiio. 
Aussitôt  il  ouvrit  la  lettre  où  le  viee-roi  annonçait  que  Malte  éteik 
secourue.  Don  Carlos,  sans  soupçonner  la  supercherie,  recommaiida 
le  silence  à  Ruy  Gomez,  et  retourna  à  Madrid  ' . 

Il  ne  fut  pas  découragé  toutefois  par  cette  tentative  inutile,  et  décidé 
à  fuir,  sans  inventer  désormais  des  prétextes  qui  pourraient  lui  échap- 
per, il  chercha  les  moyens  de  tromper  la  surveillance  patemdk 
Mais  ici  encore  se  révèlent  cette  absence  de  réflexion,  cette  faiUesie 
d'idées  et  de  ressources,  cette  incapacité  extravagante  qui  le  condam- 
naient d'avance  à  voir  ses  plans  infailliblement  déjoués.  Il  était  de»- 
tiné  à  ne  trouver  nulle  part  des  amis  sûrs,  car,  comme  le  bit  juste- 
ment observer  l'ambassadeur  de  France,  «  il  n'y  avait  seigneur  ai 
personnage  de  qualité  qui  voulust  hasarder  sa  vie  à  son  service.  ]» 
Sans  songer  que  le  secret  était  nécessaire,  et  sans  savoir  que  les  cfaafr* 
ces  de  la  discrétion  sont  en  raison  inverse  du  nombre  des  confidenli, 
il  écrivit  à  plusieurs  seigneurs,  entre  autres  à  l'amirante  de  Castiik, 
au  marquis  de  Pescara,  au  duc  de  Médina-Cœli,  au  duc  de  Rioseca^ 
et,  sans  leur  indiquer  sa  pensée,  leur  demanda  leur  concours  pour 
une  entreprise  qu'il  méditait.  Le  roi,  comme  on  le  devine,  ne  fat  {ms 
longtemps  sans  connaître  cette  démarche.  L'amirante,  le  premia, 
et  cet  exemple  fut  bien  vite  imité,  lui  envoya  la  lettre  qu'il  aïoit 
reçue,  et  le  pria  d'examiner  le  fait  '•  Cependant  tous  les  seigoeun 
répondirent  avec  empressement  à  don  Carlos  qu'ils  le  seconderaieai 
volontiers,  pourvu  toutefois,  ajoutèrent-ils  en  sujets  fidèles  et  pru- 
dents, qu'il  ne  s'agisse  d'aucune' tentative  contraire  à  l'autorité  du 
roi  ^.  C'était  un  refus  courtois,  car  ils  n'ignoraient  pas  les  sentiments 
du  prince  ;  celui-ci  ne  le  comprit  pas,  et  aveuglément  satisfaitde  cette 
réponse,  envoya  à  Séville  Alvarez  Osorio,  l'un  des  officiers  de  sa  garde- 
robe,  chercher  600,000  écus  nécessaires  à  son  voyage.  Philippe  apprit 
bientôt  cette  dernière  circonstance,  et  par  d'officieux  avis,  adroitettent 
donnés  selon  ses  ordres  à  l'infant  par  divers  gentilshommes,  il  esaaja 
de  le  détourner  de  sa  résolution  ;  mais  il  sut,  peu  après,  à  n'en  peo- 
voir  douter,  que  ces  efforts  étaient  stériles  ^. 

Le  prince ,  soit  entraîné  par  ce  besoin  d'épanchemâat  qui  soUidte 

4.  Ferreras,  IX,  507. 

2.  Lettere,  etc.  (Mw.  du  nooee).  Dépêche  du  30  avril  1568. 

3.  Cabrera,  VU,  470. 

4.  Ferreras,  IX,  toc.  cit. 

5.  Lettere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  Dépêche  du  30  avril  1568. 


ET  PHILIPPE  II.  271 

les  âmes  préoccupées  d^importants  desseins ,  soit  qu'il  espérât  tirer 
quelque  avantage  d'une  indiscrétion  nouvelle,  soit  plutôt  que  son 
imprudence  naturelle  fût  la  plus  forte,  découvrit  quelque  jours  après 
tout  le  plan  de  sa  fuite  à  son  onde  don  Juan  d'Aulridie  ^  C'était 
encore  mal  placer  ses  confidences.  Don  Juan,  prince  de  grand  mérite, 
aimé  de  tous  et  qui  méritait  de  l'être,  n'était  pas  à  la  cour  vanté  pour 
sa  franchise.  Nul  ne  savait  au  juste  le  sens  de  sa  bienveillance,  et  ne 
pouvait  se  croire  avec  certitude  son  ami  ou  son  ennemi  ^.  H  répondit 
à  son  neveu,  avec  une  grande  douceur,  qu'il  se  ferait  un  plaisir  de 
l'obliger,  mais  que  l'afibire  était  grave  et  méritait  un  mûr  examen. 
Puis  il  partit  pour  l'Ëscurial,  dans  le  but  d'éviter  les  importunes  sol- 
licitations du  prince  :  il  y  passa  les  fêtes  de  Noël  1567  et  n'en  revînt 
qu'avec  le  roi  auquel  il  avait  tout  révélé.  On  n'ose  point  blâmer  cet 
abus  de  confiance .  Les  facultés  de  don  Carlos  étaient  trop  profondément 
troublées  poiir  que  le  devoir  de  la  discrétion  ne  fût  pas  contrd)alancé 
par  un  devoir  plus  grand  encore ,  celui  de  l'arrêter  dans  une  entre- 
prise qui  ne  pouvait  être  que  funeste  à  lui-même ,  aussi  bien  que  dan- 
gereuse pour  la  sécurité  de  l'État  ^.  Philippe  sut  peu  de  jours  après 
qu'Osorio  était  revenu  de  Séville  avec  150,000  écus,  et  que  des  ban- 
quiers complaisants  promettaient  de  fournir  bientôt  le  reste  ^.  La 
situation  touchait  à  une  crise  :  le  roi  attendit  cependant  encore  avec 
patience  et  ne  voulut  rien  précipiter  avant  qu'un  commencement 
d'ei^écution  justifiât  aux  yeux  de  sa  cour  et  de  l'Europe  les  moyens 
extrêmes  qu'il  prévoyait  inévitables.  Moins  père  ici  qu'habile  poli- 
tique ,  il  n'ignorait  pas  que  les  mesures  dont  on  veut  faire  com- 
prendre à  tous  l'urgente  nécessité  ne  doivent  pas  prévenir  les  actes 
qu'elles  prétendent  réprimer,  et  qu'on  passe  aisément  pour  injuste 
lorsqu'on  s'est  montré  prématurément  sévère.  Peut-être  d'ailleurs, 
si  faible  que  fût  cette  chance ,  espérait-il  que  son  fils  hésiterait  au 
nM)ment  d'agir,  et  lui  épargnerait  une  résolution  qu'il  n'envisageait 
pas  sans  douleur  et  sans  effroi.  Il  se  contenta  de  faire  dire  dans  tous 
les  monastères  et  dans  toutes  les  églises  des  oraisons  ferventes  pour 
qu'il  plût  à  Dieu  de  l'inspirer  dans  uoe  circonstance  qu'il  n'indi- 

1.  Ferreras, IX,  /oc.  ctï.^Lafuente,  XIII,  31i.  — Ant  Perez.Bfss.  déjà  cité. 
—  Slrada,  loc.  ciY.— Lellere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  Dépêche  du  30  avril  1568. 

2.  Ordint  deUa  easadd  reeaiioiioo*  Mas.  B.  1. 791. 

3.  Lettere,  etc.  (M98.  du  nonce).  Dépêche  du  24  janvier  1568.  — Slrada, 
loc.  cit. 

4.  Ferreras,  IX,  loc^  eiU 


272  DON  CARLOS 

quait  pas.  La  cour  pressentit  que  de  grands  éyénements  se  pré- 
paraient, et  comme  depuis  longtemps  déjà  on  remarquait  entre  le 
père  et  le  fils  une  froideur  plus  marquée  encore  qu'à  Tordinaire, 
on  ne  douta  point  que  le  roi  ne  fût  à  la  veille  de  prendre  une  déci- 
sion dont  on  prévoyait  les  rigueurs  inflexibles  et  les  formes  mysté- 
rieuses. 

Don  Carlos ,  soit  qu'il  fût  prêt ,  soit  que  certains  indices  l'eussent 
effrayé ,  résolut  de  hâter  son  départ.  Ce  fut  à  ce  moment  que  le 
P.  Diego  de  Chaves,  son  confesseur,  voyant  qu'il  ne  pouvait  le 
détourner  de  son  dessein ,  crut  devoir  se  retirer  dans  un  couvent. 
Avant  de  quitter  Madrid,  il  alla  prendre  congé  de  la  femme  de 
don  Diego  de  Cordoue,  premier  écuyer  :  celle-ci,  étonnée  de  cette 
détermination  subite^  eut  assez  d'adresse  pour  en  pénétrer  la  cause. 
Elle  en  informa  aussitôt  son  mari,  et  celui-K^i  prévint  le  roi'.  Le 
17  janvier,  les  nouvelles  devinrent  plus  pressantes;  le  grand  maître 
des  postes,  Raymond  de  Tassis ,  se  présenta  à  TEscurial ,  où  se  trou- 
vait Philippe  II  :  le  prince  avait,  la  veille,  demandé  des  chevaux; 
Raymond,  qui  se  doutait  de  quelques  projets  contraires  aux  volontés 
du  roi ,  avait  répondu  qu'ils  étaient  tous  en  course  ;  le  lendemain,  le 
prince  avait  insisté  :  le  grand  maître  des  postes ,  décidé  à  n'en  point 
fournir  sans  ordres  supérieurs,  avait  dégarni  toutes  ses  écuries  pour 
confirmer  ses  paroles,  et  il  courait  avertir  le  roi  ;  il  n'y  avait  pas  de 
temps  à  perdre  :  le  prince  devait  partir  l'une  des  nuits  suivantes.  Le 
soir  même  Philippe  était  à  Madrid  ^. 

Déjà,  selon  les  habitudes  de  sa  conscience  scrupuleuse,  il  avait 
consulté  sur  ce  point  délicat  divers  théologiens,  entre  autres  le  juris- 
consulte Martin  Dazpilcueta,  Tévêque  d'Origuela  et  Melchior  Cano, 
évéque  des  Canaries.  On  ne  connaît  que  la  réponse  de  Martin  Dazpil- 
cueta. Il  encouragea  vivement  Philippe  II  à  s'opposer  au  départ  du 
prince,  et,  alléguant  l'exemple  du  Dauphin,  fils  de  Charles  VII,  roi 
de  France,  il  déclara  voir  une  tentative  de  rébellion  dans  une  pareille 
entreprise  '.  Le  roi,  d'après  cet  avis,  assembla  quelques  membres  da 
conseil  d'État,  Ruy  Gomez,  Espinosa,  le  duc  de  Feria,  le  prieur  don 
Antonio ,  et ,  ce  qui  lui  arrivait  rarement ,  présida  lui-même  à  leur 
délibération  *.  Quand  il  quitta  l'Escurial,  sa  résolution  était  prise, 

1.  Ferreras,  IX,  loc.  cit.  —Cabrera,  VU,  loc.  <nï.  — Strada,  loc.  cit. 

2.  Ferreras,  IX,  loc.  ctï.  —•  Cabrera,  VII,  loc.  ciï.  —  Strada,  loc.  cit. 

3.  Ferreras,  IX,  loc.  ctt  •— Cabrera,  VII,  loc.  cit.  —  Strada,  toc.  cit. 

4.  Gachard,  Correspondance  de  Philippe  IL  Introd.,  p.  54. 


ET  PHILIPPE  IL  Î73 

ses  scrapules  étaient  levés  :  comme  roi  il  sentait  la  nécessité  d'étouffer 
le  germe  de  nouveaux  troubles  ;  comme  père ,  il  ne  voulait  pas  don- 
ner à  ses  ennemis  le  spectacle  de  ce  descendant  dégénéré  d'une 
illustre  race  étonnant  le  monde  de  ses  folies  et  incapable  d'être  rebelle 
au  moins  avec  dignité. 

Le  dimanche  18,  il  se  rendit  publiquement  à  la  messe  avec  don 
Carlos,  don  Juan  et  les  princes  Rodolphe  et  Ernest  de  Bohême  * .  Il 
était  calme  comme  toujours  quand  sa  décision  était  irrévocable. 
Âpres  la  messe,  il  reçut  divers  ambassadeurs ,  entre  autres  l'envoyé 
de  France  qui  écrit  à  son  souverain  :  «  A  l'audience,  il  me  sembla 
d'aussi  bon  visage  que  les  autres  jours  ^.  »  Au  reste,  don  Carlos  sem- 
bla vouloir  à  l'avance  justifier  son  père  par  un  dernier  trait  de  folie. 
Don  Juan,  revenu  de  l'Ëscurial,  vint  le  voir  dans  la  journée  même. 
Le  prince  trouva  moyen  de  l'attirer  dans  une  des  pièces  les  plus 
reculées  de  son  appartement,  et,  fermant  la  porte,  il  lui  demanda 
quel  avait  été  le  sujet  de  son  long  entretien  avec  le  roi  au  sortir  de 
l'église  '.  Don  Juan  repartit  qu'il  avait  été  question  des  galères  qui 
appareillaient  dans  les  ports  d'Espagne.  Mais  don  Carlos ,  mal  satis- 
fait de  cette  explication ,  et  se  défiant  de  quelque  trahison ,  s'avança 
vers  son  oncle,  les  uns  disent  l'épée  nue ,  les  autres  un  pistolet  à  la 
main  *.  Don  Juan  dégaina  sans  hésiter  et  parut  décidé  à  se  défendre. 
Au  bruit  de  cette  altercation,  les  huissiers  de  la  chambre  entrèrent  et 
don  Juan  put  s'éloigner  ^.  Quant  au  prince ,  fatigué  sans  doute  par 
une  surexcitation  si  violente,  il  se  mit  au  lit  de  bonne  heure  ^.  Mais 
il  avait  joui  et  abusé  de  son  dernier  jour  de  liberté  :  le  roi  veillait  et 
donnait  en  cet  instant  même  les  derniers  ordres  pour  la  nuit. 


III 


Dans  la  journée ,  le  comte  de  Lerme  et  don  Diego  de  Mendoce, 
camériers  de  l'infant,  reçurent  du  roi  un  avertissement  secret.  Il  leur 
était  ordonné  de  disposer  de  telle  façon  la  porte  de  l'appartement  de 

i .  EeUneion  de  un  ugier  de  la  camara  del  Pr.  D.  Carlos  (archives  de  Simancas). 

2.  Lettres  d*État  (Mss.  FourqueyauLc).  Dépêche  da  ^  février  1568. 

3.  Belacion  de  un  ugier,  etc.  Mss.  de  Simancas^  déjà  cité. 

4.  lbid,y  et  Fourquevaulx,  ihidm 

5.  Fourquevaulx,  ibid, 

6.  Relacion  de  un  ugier,  etc.  Mss.  déjà  cité. 

Tome  XI.  —  4S*  LirraiaoD,  IS 


DON  CARLOS 

don  Carlos  qu'on  pût  entrer  sans  briser  les  sermres  *.  Ptat-étre, 
bien  que  ce  fait  rapporté  par  de  Thou  soit  réfuté  par  la  plupart  des 
historiens  espagnols ,  fit-on  Tenir  un  ourrier  français  nonnné  Louis 
pour  arrêter  le  jeu  de  certaines  poulies  posées  naguère  par  ordre  de 
Finfant  et  destinées  à  permettre  au  prince  d^ourrir  de  son  lit  ou  de 
fermer  la  porte.  Le  soir  Tenu,  et  don  Carlos  étant  couché,  les  deux 
eamériers  restèrent,  comme  d'habitude,  dans  sa  chambre  à  Tentre- 
tenir.  Don  Diego  de  Mendoce  se  tenait  au  pied  du  Ct.  Le  comte  de 
Leraie  et  don  Rodrigue  Enriquez  étaient  assis  auprès  du  prince  *. 
Entre  onze  heures  et  minuit ,  le  roi  jugea  que  Tinstant  était  Tenu.  Il 
arait,  para!t-il,  redoutant  quelque  tentatiTe  de  parricide ,  rcTètu  une 
armure  '  ;  mais  le  fait  est  contesté  par  direrses  relations  ^  :  accom- 
pagné de  Ruy  Gomez,  du  prieur  don  Antonio,  de  Luis  Quixada  et  du 
duc  de  Feria  ^,  il  quitta  son  appartement.  Don  Diego  d*Acuna  le  pré- 
cédait aTec  un  flambeau  ^;  il  était  suiTi  de  Santoro  et  de  Bemate, 
huisners  de  sa  chambre^  qui  portaient  des  clous  et  des  marteaux  ^. 
Lorsqu'ils  arrivèrent  à  la  première  porte  de  Tappartement  du  prince, 
Ruy  Gomez  l'ouTrit  aTec  sa  clef  de  majordome.  Ib  traTersèrent  silen- 
eîeiisemeBl  diverses  galeries  et  se  trouvèrent  enfin  devant  la  chambre 
eh  étût  couché  don  Carlos  le  dos  tourné  à  la  porte.  Ils  entrèrent  sans 
être  aperçus.  Soit  que  le  bruit  des  Toix  du  prince  et  de  ses  fami- 
liers étouffât  le  bruit  des  pas ,  soit  que  Tinfont  commençât  à  s'as- 
soupir, le  roi  eut  le  temps,  aTant  d'être  vu,  d'enlever  l'épée  et  le 
poignard  suspendus  au  chevet  de  son  fils  ';  il  les  remit  à  Santoro, 
puis  se  montra. 

Don  Carlos,  épouTanté  à  cette  vue,  se  jeta  hors  de  son  lit  et  s*écria: 
((  Que  me  veut  Votre  Majesté?  Je  ne  suis  pas  fou,  mais  désespéré! 
veut-on  ma  vie  ou  ma  liberté?  »  —  «  Ni  Tune  ni  l'autre,  répondit  le 
roi  avec  un  grand  sang-froid;  calmez-vous.  »  Sur  un  signe,  le  comte 

1.  UagguagHo  délia  prigwne  del  principe  d.  Carlo,  Mss.  de  la  B.  1.  (A,  !.)— 
Motion  dtM  officier  de  Atty  Gtmuty  Arch.  de  Simancas»  I.  2018,  foi.  IS9. 
t.  GoioMBarès,  Hietoria  de  Segor^éa^  XLIII,  540. 

3.  Eelacion  de  un  ttgier,  etc.  Mss.  déjà  cité. 

4.  Ragguaglio  délia  prigione,  etc.  Mss.  déjà  cité. 

5.  Ferreras,  IX,  foc.  ciU — Lettere,  etc.  (Mss.  da  nonce).  Dépêche  du  Z^iva- 
Yier.  —  RagguagUo  délia  prigione^  etc.  Mss.  déjà  cité.  —Relation  d^un  officier 
de  Ruy  Gomez.  Mss.  de  Simaacas,  déjà  cité. 

6.  Colmenarès,  loc.  dt, 

7«  liagguaglio,  etc.  Mss.  déjà  cité. -^  Relation,  etc.  Mss.  déjà  cité. 

8.  Ragguaglio,  etc.  Mss.  déjà  dté.  —  flerrera,  X,  200.  —  Cabrera,  Tlf,  474. 


ET  PHILIPPE  II.  27S 

^  lierme  et  Ray  Gomez  eDtrèreot  daos  la  garde^robe,  où  ils  trou- 
Yèrmt,  dit-on,  ^es  pûtolets  et  des  arqudtoses  ;  Saotovo  et  Bernate 
eitaèraBt  ka  toètres  S  et  le  frienr  don  Âfitonio  s'emfiani  d'ua  oof^ 
Snt  d*9c«ier  œrclé  d*or  où  le  roi  savait  que  se  trouvaient  les  papiers 
4»  son  fîlis^.  A  cette  rue,  le  trouble  du  prince  augmenta  encore  :  il 
courut  Yers  la  cheminée  et  voulut  se  précipiter  dans  le  feu.  Il  fut 
ArréAé  par  le  prieur  don  Antonio,  et,  se  jetant  aux  pieds  de  son  père 
W  v^nsani  des  torrents  de  Isunnes,  il  le  supplia  de  le  tuer.  Le  roi, 
km^ovun  impassible,  lui  dit  de  ne  rien  craindre,  lui  ordonna  de  se 
jremettre  au  lit,  et  il  ajouta  :  a  Ce  que  je  fois  est  pour  votre  bien  ^.  » 
U  comoiaiida  d^éieindre  le  féu^,  d*enlever  tous  les  instruflueiite  de 
fer  ou  d'acier  qui  jse  trouvaient  dans  la  chambre  S  jusqu'aux  dienets 
d(S  la  cberoiaée  ^  ;  puis,  passant  la  main  sous  les  coussins  du  lit,  il  en 
lira  UJMB  bourse  et  quelques  defs  '•  Il  trouva  en  outre  dans  un  coffre 
lirenliHsix  mille  écus  d'or,  un  diamant  de  vingt-^inq  mille  éous  et 
quelques  bagues  de  grande  valeur  *  ;  pub  déclara  au  duc  de  F^ia 
qu'il  lui  confiait  le  prince  d'Espagne  ^.  En  même  temps,  il  fit  venir 
les  4>flSciers  qu'on  nommait  morueros  de  Espinosa,  et  qui  étaient 
ehargée  d'assister  chaque  jour  au  coucher  du  prince,  et  leur  donna 
ordre  d'obéir  désormais  au  duc  de  Féria  comme  à  lui-même  *^.  Tout 
était  aidievé  :  il  se  retira. 

he  lendemain,  la  cour  apprit  les  événements  de  la  nuit.  La  reine 
fut  vi^rement  affligée  ^';  les  uns  approuvèrent  la  conduite  du  roi 
depuis  longtemps  prévue;  les  autres  blâmèrent  cette  sévérité,  disant 
«qu'il  n'y  avait  pas  loin  de  son  sourire  à  son  poignard  ^^;  p  les  pnidents 
se  tarent.  Bientôt  on  sut  que  le  roi  avait  définitivement  réglé  la  uout 
«elle  vie  de  son  fils.  Le  duc  de  Féria,  dont  la  missiop'n'était  que  pro- 

I.  RaggMogUo,  etc.  Mss.  déjà  cité.  «^  Herrera,  X,  00.  —  Cabrera,  VU,  474. 
9U  Cabrera,  ibid. 

3.  Rekbcion  de  un  ugier  de  la  carx^era,  elc  Ma^  déjà  ^té.  — iJFj^^his,  IX^ 
/oc.  cit» 

4.  Relaiion  d'un  officier,  etc.  Mss.  déjà  cité. 

S*  Bagguaglio,  etc.,  déjà  cité.  —  Ferreras,  IX. 

6.  Lettere  dlNobili,  ambaadatiore  (ti  Toseana.  Dépêche  du  21  janvier  1»68. 

7.  Colmeoerès,  ioo.  eit. 

5.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevauli).  B^ô^e  du  22  jaayier'lSiS. 

9.  Colmenarès,  loc*  cit. 

10.  Ibid. 

H.  Lettres  d*État,  etc.  Dépêche  du  19  janvier. 

t2.  Cabrera,  lac.  cit  '  .   . .  .    ^.  > 


276  DON  CARLOS 

visoire,  fut  remplacé  par  Ruy  Gomez  '  ;  les  monteros  furent  éloignés 
et  six  gentilshommes  choisis  formèrent  la  maison  du  prince.  Ils 
étaient  alternativement  de  service,  de  telle  sorte  que  toujours  deux 
d*entre  eux  fussent  auprès  de  lui.  C'étaient  le  comte  de  Lerme,  don 
Juan  de  Borgia,  don  Rodrigue  de  Benavides,  don  Gonzalès  Chaoon,  don 
François  Manrique,  et  ce  don  Rodrigue  de  Mendoce  qu'on  a  faussement 
cru  avoir  été  séparé  du  prince  qui  l'aimait  ^.  <c  Ces  six  gentilshommes, 
dit  M.  Mérimée,  devaient  distraire  don  Carlos  par  leur  conversation, 
mais  il  leur  était  défendu  de  parler  politique,  et  surtout  des  motib 
de  sa  détention.  Si  le  prince  les  questionnait  à  cet  égard,  il  leur  était 
enjoint  de  garder  le  silence  '.  i»  Us  devaient  en  outre  ne  lui  remettre 
aucun  message,  et  <c  refuser  de  se  charger  de  ceux  qu'il  pourrait 
donner  ^.^  Quatre  personnes  du  dehors,  seules,  pouvaient  être  admises 
auprès  de  lui  :  son  confesseur,  son  barbier,  un  valet  de  chambre 
désigné  et  le  premier  médecin  du  roi.  Deux  hallebardiers  se  tenaient 
à  la  porte  de  la  chambre  et  deux  à  la  porte  de  Ruy  Gomez,  qui  habi- 
tait un  appartement  voisin.  Don  Carlos  devait  écouter  la  messe  sans 
sortir.  On  ouvrait  la  porte  et  une  chapelle  était  dressée  dans  la  pièce 
attenante.  Il  ne  devait  lire  que  des  livres  de  dévotion  ou  de  bonne 
doctrine.  Du  reste,  il  était  servi  en  prince  et  avec  douceur;  le  2  mars, 
le  roi  avait  envoyé  à  Ruy  Gomez,  dans  une  lettre  contresignée  de  son 
secrétaire,  Pedro  de  Hayo,  les  instructions  les  plus  circonstanciées 
sur  la  nourriture  et  les  vêtements  de  son  fils  ;  il  ordonnait  que  les 
égards  dus  à  son  rang  fussent  scrupuleusement  observés*.  Mais  des 
précautions  minutieuses  étaient  prises  pour  éviter  un  suicide  amené 
par  quelque  transport  de  folie  furieuse.  Ceux  qui  servaient  don  Carlos 
ne  portaient  ni  ëpée,  ni  dague  ;  les  cuisiniers  lui  portaient  ses  repas 
jusqu'à  la  porte  de  sa  chambre  et  remettaient  les  plats  aux  gentils- 
hommes de  service;  la  viande  était  coupée  :  il  était  interdit  de  pla- 
cer un  couteau  sur  la  table  du  prince  '.  La  cour  connaissait  trop 
bien  l'infant  pour  s'étonner  de  ces  mesures,  et  les  ambassadeurs 
étrangers,  quelle  qu'ait  été  la  surprise  manifestée  par  eux  dans  les 

K  "RaqgwigUo  délia  prigiùne,  etc.  Hss.  déjà  cité. 

2.  BaggtMglio,  etc.,  déjà  cité.  —  Ferreras^  IX.  —  Cabrera,  Vil,  476. 

3.  Cabrera,  ibid.  —  Ferreras,  tdid. 

4.  Mérimée,  article  cité. 

5.  Mérimée,  article  cité. 

6.  Cabrera,  VU,  47S. 

7.  Lettres  d*État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  du  5  février  1568. 


ET  PHILIPPE  IL  277 

premiers  jours  et  adroitement  exagérée  dans  le  but  d'obtenir  les  détails 
capables  de  satisfaire  leur  curiosité  et  celle  de  leurs  souverains, 
saTaient  bien  au  fond  que  la  démence  était  la  seule  cause  de  l'arresta- 
tion du  prince  :  «c  Je  crois,  écrit  le  nonce,  que  le  principal  fondement 
de  cette  affaire  est  l'entendement  déréglé  de  l'infant.  »  L'envoyé  de 
France  n'avait  pas  attendu  le  18  janvier  pour  déclarer  sa  pensée;  il 
revient  sans  cesse  depuis  l'événement  à  la  même  conjecture  :  a  Le 
pauvre  jeune  homme,  dit-il,  devient  plus  insensé  de  jour  en  jour, 
tellement  que  la  tour  d'Ëssiles  ou  celle  d'Arevalos  où  sa  grand'mère 
mourut  folle  ne  lui  peuvent  faillir  pour  sa  retraite,  s'il  vit  longue- 
ment. y> 

Si  du  reste  le  roi  avait  pu  conserver  quelques  doutes  sur  l'état 
mental  de  son  fils  et  sur  les  projets  enfantés  par  ce  bizarre  délire,  il 
dut,  par  la  lecture  des  papiers  saisis  chez  le  prince,  se  féliciter  de  sa 
résolution.  Il  trouva  dans  le  coffret  qu'il  avait  remis  au  prieur  don 
Antonio  d'abord  deux  listes  singulières  :  don  Carlos  avait  placé  dans 
Tune  tous  ceux  qu'il  haïssait,  dans  l'autre  ceux  qu'il  aimait.  Parmi 
ces  ennemis  qu'il  disait  détester  a  jusqu'à  la  mort,  »  se  trouvait  au 
premier  rang  le  roi,  puis  venaient  Ruy  Gomez,  et  l'on  ne  sait  pour- 
quoi la  princesse  d'Éboli  qui  devait  plus  tard  jouer  un  rôle  si  étrange 
dans  les  romanesques  aventures  d'Antonio  Ferez  \  le  président  Espi- 
nosa  et  le  duc  d*Albe.  Parmi  ses  amis,  il  avait  placé  la  reine  qu'il 
semble  en  effet  avoir  toujours  entourée  de  la  plus  respectueuse  affec- 
tion, don  Juan  d'Autriche,  don  Luis  Quixada  et  don  Pedro  Fasardo, 
ambassadeur  d'Espagne  à  Rome,  dont  las  relations  avec  le  prince 
nous  sont  inconnues.  Mais  d'autres  papiers  attirèrent  surtout  l'atten- 
tion de  Philippe  II,  c'étaient  des  lettres  qui  devaient  être  envoyées 
par  des  affidés  après  le  départ.  La  première  était  destinée  au  roi  : 
elle  contenait  spécialement  des  plaintes  sur  divers  outrages  que  le 
prince  prétendait  avoir  subis  depuis  plusieurs  années.  Dans  la  seconde, 
qui  était  adressée  aux  grands  du  royaume,  après  avoir  exposé  les 
mêmes  griefs,  il  leur  rappelait  qu'ils  lui  avaient  juré  autrefois  fidé- 
lité à  Tolède,  et  déclarait  devoir  leur  restituer  divers  privilèges 
récemment  abolis;  dans  une  autre  lettre  écrite  pour  les  communes, 
il  promettait  de  les  délivrer  des  charges  nouvelles  que  son  père  leur 
avait  imposées.  Enfin^  il  demandait  à  tous  les  princes  de  l'Europe 


1.  Voir  le  beau  travail  de  M.  Mignet,  Antonio  Ferez  et  Pkilippe  IL  (Biblio- 
tbèqoe  Charpentier.) 


1 


278  DON  CARLOS 

leur  secours  et  leur  amitié  ^  C'était  sans  doute  à  ces  lettres 
nelles  que  Tambassadeur  de  France  faisait  allusion  quelques  jom 
plus  tard  :  «  Il  s*est  découvert  luy-mesme  de  mille  folles  rftvefioi 
bien  estranges,  qu'il  avait  conçues  en  son  esprit^,  »  et  Philippe  les 
avait  en  vue  lorsqu'il  disait  qu'il  pourrait  montrer  «  quarante  cansei 
et  raisons',  d  s'il  avait  besoin  de  se  justifier. 

Dès  le  lendemain,  une  commission  était  nomfnée  pour  s'oocoper 
de  cette  afiaire.  Elle  fut  composée  d'Espinosa,  de  Ruy  Gomez,  die 
Briviesca  de  Mutanones,  un  des  conseillers  de  Castille.  Le  roi  la  pré* 
sidait,  Podro  de  Hayo  en  fut  le  secrétaire  ^.  Il  est  étrange  que  des 
historiens  sérieux  aient  cru  voir  là  un  procès.  Il  n'y  en  a  pas  ea,  il 
ne  pouvait  pas  y  en  avoir.  Presoott  se  fait  illusion  ici  encore  ;  Phi- 
lippe II  répétait  sans  cesse  que  son  fils  n'était  coupaUe  d'aucuD  crime 
d'Etat,  et  quant  à  ces  «  delicta  hereticalia^  )>  que  l'inquisition  était 
chargée  de  poursuivre  et  de  punir,  le  roi  a  pris  soin,  dans  phisieurs 
lettres,  entre  autres  dans  celles  qu'il  envoya  en  Flandre  au  dac 
d'Albe  et  en  Allemagne  à  l'Empereur^,  de  détruire  un  pareil  sodp-' 
çon  :  a  Ma  détermination,  dit^il,  ne  provient  ni  de  faute  commise 
par  lui,  ni  d'atteinte  portée  à  la  foi.  t>  Rien  n'est  plus  explidle,  et 
tous  ks  actes  de  don  Carios,  depuis  sa  naissance  jusqu'à  sa  mort, 
viennent  confirmer  l'affirmation  du  roi.  Gela  posé,  un  jugement  senût 
inexplicable  :  Philippe  II,  je  le  sais,  fit  venir  de  Barcelone  les  pièces 
du  procès  que  Juan  II  d'Aragon,  père  de  Ferdinand  le  Catholique, 
avait  un  siècle  auparavant  fait  instruire  contre  son  fils  le  prince  de 
Viane^  :  c'était,  j'en  convient,  comme  modèle  de  procédure;  nais 
dans  quel  but  cette  procédure?  pour  condamner  don  Carios?  à  propos 
de  quel  crime  ?  un  fou  est  toujours  innocent*  N'était-<»  pas  bien  plo-* 
tôt  pour  faire  déclarer  déchu  de  ses  droits  au  trtae  un  prince  incs- 
pable  de  régner.  Ce  procès  est  simplement  une  enquête;  ce  tribunal, 
si  don  Carlos  eût  vécu,  n'aurait  prononcé  imcune  condamoatiott,  mais 
une  déchéance.  Ne  suffisait^il  pas  de  le  séquestrer?  demande  uo  \àh 
torien  *•  Assurément  non  :  Philippe  II  devait  régulariser  juridique- 

f .  Lettere^  etc.  (Mss.  du  nonce).  Dépêche  du  30  avril  1568. 

2.  Lettres  â*Éfat  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêches  du  22  juin  et  du  5  février. 

3.  Ibid. 

4.  Cabrera^  VU,  477. 

3.  Llorente.  Mss.  Inquisition  d'Aragon. 

6.  Arch.  de  Simancas,  liasse  150. 

7.  Cabrera,  V!ï,  477. 

8.  Rosseeuw-Saint-Hilaire.  Histoire  d'Espagne,  VUI. 


ET  PHILIPPE  II.  370 

ment  la  situation  de  son  fils,  s'il  Youlait  éviter  pour  Tavenir  des 

désordres  funestes  à  l'unité  de  la  mouarcbie.  Il  fallait  délier  les 

Espagnols  du  serinent  de  fidélité  prêté  à  Tolède  ;  sinon,  de  droit  et  de 

fait,  prisonnier  ou  libre ,  raisonnable  ou  insensé,  don  Carlos  demei^ 

lait  Théritier  du  trône,  héritier  impossible,  il  est  vrai,  mais  inéyitahle 

prétexte  de  discorde.  Déjà  le  connétable  de  Caslille  avait  laissé  en^ 

tendre  qu'il  aurait  dû  être  appelé  au  conseil  où  l'arrestation  du 

prince  aTait  été  résolue,  comme  le  premier  des  grands  qui  lui  aTsient 

autrefois  juré  obéissance.  Un  mot  de  l'ambassadeur  de  France 

démontre  bien  quel  sens  on  doit  attacher  à  la  réunion  de  ce  tribunal 

suprême  :  a  II  sera  procédé,  écrit-il  à  Catherine  de  Médicis,  par  Toie 

de  justice  contre  le  prince  d'Espagne,  pour  le  faire  déclarer  inhabUe 

à  succéder.  »  Ajoutons  que  cette  procédure  reprochée  à  Philippe  U 

l'absout  d'une  grave  accusation  :  si,  comme  beaucoup  de  gens  le 

croient,  il  avait  désiré  ou  espéré  la  fin  prochaine  de  son  fils,  à  quoi 

bon  commencer  une  enquête,  pourquoi  l'écarter  du  trône,  si  la  mort 

devait  trancher  la  question  ? 

Philippe,  mystérieux  et  mesuré  dans  cette  affaire  comme  dans  tous 
les  actes  de  sa  politique,  ne  voulut  pas  que  les  villes  d'Espagne  et  ks 
cours  étrangères  en  fussent  informées  avant  qu'il  ait  pu  leur  écriée 
lui-même«  Dès  le  lendemain  de  l'arrestation  de  son  fils,  il  donna 
ordre  d'empêcher  tous  les  courriers  de  quitter  Madrid  ^  Quatre  jottcs 
après  seulement,  le  22  janvier,  il  les  laissa  aller  porter  au  loin  la  nou- 
velle qui  devait  étonner  le  monde.  11  pressentait  bien  le  retentissement 
qu'un  tel  événement  aurait  en  Europe  ;  c'est  pourquoi  après  en  avoir 
informé  les  conseils  avec  une  grande  réserve,  et,  dit  un  manufserit, 
avec  une  telle  émotion  que  les  larmes  lui  jaillirent  des  yeux  ^,  il  fit 
parler  aux  divers  ambassadeurs  par  Ruy  Gomez  et  Espinosa.  Le  lan- 
gage de  ces  deux  ministres  demeura  dans  les  limites  d'une  confidence 
droonqiecte,  qui,  sans  satisfaire  absolument  une  curiosité  légitime, 
nais  inopportune,  ne  marqua  point  toutefois  à  des  ambassadeurs 
«ne  défiance  blessante.  Espinosa  fit  entendre  au  nonce  :  «  Que  8a 
Majesté  n'avait  eu  égard  en  cette  rencontre  qu*au  service  de  Dieu  et 
au  bien  de  ses  royaumes,  et  que  du  reste  le  roi  écrirait  le  lendemain  à 
Sa  Sainteté  ;i>  il  ajouta  que  «cle  bruit  d'un  complot  formé  par  le  prince 

1.  Lettres  d*État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  du  22  janviûr.~-Lettere,  etc. 
(Mjss.  du  nonce).  Dépêche  du  24  janvier* 

2.  Relation  d*un  officier  de  la  maison  de  Ruy  Oùmet.  Mss.  Àrch.  de  Simancas, 
1.  2018. 


280  DON  CARLOS 

contre  la  vie  de  son  père  était  absolument  faux  ;  que  la  cause  de  son 
arrestation  était,  s'il  est  possible,  plus  triste  encore;  que  le  roi,  n*ayant 
pu  parvenir  à  régler  Fentendeni^nt  de  son  fils,  avait  été  réduit  à  cette 
douloureuse  nécessité  ^  »  Ruy  Gomez,  chargé  d'entretenir  les  ambas- 
sadeurs laïques,  parla  d'abord  à  l'envoyé  de  l'Empereur,  plus  inté- 
ressé que  tout  autre  dans  cette  affaire,  comme  représentant  le  souve- 
rain dont  la  fille  était  fiancée  au  prince  %  puis  à  l'envoyé  de  France. 
Il  leur  avoua  «  que  le  roi,  ayant  perdu  l'espérance  que  son  fils  devint 
sage  et  digne  de  la  succession  de  ses  royaumes  et  estats,  a  advîsé  de 
prendre  une  autre  voye,  qui  est  de  loger  le  dict  prince  en  une  bonne 
chambre  du  palais  de  Madrid.  »  Il  ne  voulut,  non  plus  qu'Espinosa, 
leur  laisser  aucun  doute  sur  les  projets  de  parricide  attribués  à  don 
Carlos  :  c'était  le  désir  formel  du  roi ,  qui  ne  manqua  jamais  de 
démentir  ouvertement  cette  calomnie. 

Tandis  que  ses  ministres  annonçaient  officiellement  la  nouvelle  au 
corps  diplomatique,  Philippe  en  faisait  part  aux  villes  d'Espagne  et  à 
divers  souverains.  Aux  villes,  il  parle  le  langage  d'un  maître  qui 
n'admet  pas  d'objections  aux  arrêts  de  sa  sagesse  infaillible'. 
a  Sachez,  leur  dit-il,  que  pour  des  causes  justes,  par  des  considéra- 
tions relatives  à  notre  service  et  au  bien  public,  dont  nous  sommes 
responsables  comme  roi  et  comme  père  de  nos  peuples,  nous  avons 
ordonné  de  renfermer  le  prince,  notre  fils,  dans  un  appartement 
désigné  de  notre  palais...  Vous  saurez  plus  tard,  quand  il  sera  néces- 
saire, les  raisons  majeures  qui  nous  ont  déterminé.  »  Dans  sa  lettre  à 
l'Empereur,  il  se  préoccupe  surtout  de  laver  son  fils  du  soupçon, 
d'hérésie  et  de  rébellion,  et  il  ajoute  :  <k  II  n'y  a  aucun  moyen  à  pren- 
dre pour  une  réforme;  les  faits  sont  si  naturels  et  si  confirmés  qu'il 
n'y  a  plus  d'espérance;  rien  ici  n'est  temporaire  ;  on  ne  peut  compter 
sur  aucun  changement*.  »  Le  vice-roi  de  Naples,  don  Parafar  de 
Ribera,  duc  d'Alcala,  reçut  une  missive  analogue  à  celle  que  Philippe 
avait  envoyée  aux  villes  d'Espagne  :  sans  insister  sur  les  faits,  le  roi 
lui  promettait  ce  de  plus  amples  détails  quand  le  temps  en  serait 


venu*.  »• 


i.  Lettere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  Dépâche  du  24  janvier. 

2.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  du  22  janvier. 

3.  Colmenarès,  Hist.  de  Segovia,  541.  —  Zuniga,  Annales  de  SemUa,  530 
(lettre  du  22  janvier). 

4.  Archives  de  Simancas^  liasse  450. 

5.  Bagguaglto,  etc.  Mss.  déjà  cité. 


ET  PHILIPPE  II.  281 

U  y  avait  deux  personnes  souveraines  auxquelles  il  convenait  d'é- 
crire d*abord  :  la  reine  de  Portugal,  sœur  de  Charles-Quint  et 
grand'mère  du  prince;  le  pape,  comme  chef  de  TEglise.  Aussi,  dès  le 
20  janvier,  le  roi  adressa-Uil  à  chacun  d'eux  une  lettre  où ,  sans  rien 
préciser,  d'une  part  il  invoque  auprès  du  saint-père  le  souvenir  de 
ses  pieux  respects  envers  le  siège  apostolique;  d'autre  part,  auprès  de 
la  reine  de  Portugal,  rappelle  les  sentiments  de  son  cœur  paternel  : 
tt  Mon  fils,  depuis  son  enfance,  écrit-il  à  Rome,  dans  sa  conduite,  son 
jugement  et  la  direction  de  sa  vie,  ne  s'est  pas  montré  tel  que  doit 
être  rhéritiér  de  tant  de  royaumes...  J'ai  dû  me  décider  à  un  grand 
changement^.  »  Dans  sa  lettre  à  Lisbonne,  on  sent  qu'il  écrit  à  une 
personne  de  sa  famille  :  il  laisse  éclater  cette  tristesse  réelle  que  le 
nonce,  le  même  jour,  avait  remarquée  sur  son  visage  ^  :  «  J'ai  dû, 
s'écrie-t-il,  sacrifier  à  Dieu  ma  propre  chair  et  mon  propre  sang,  et 
préférer  le  bien  public  aux  considérations  humaines.  Les  causes  de 
cette  décision  sont  si  graves  que  je  ne  pourrais  les  exprimer  et  que 
Votre  Altesse  ne  pourrait  les  entendre  sans  une  douleur  profonde.  » 
Il  veut  toutefois  rassurer  la  vieille  reine  sur  les  actes  de  don  Carlos  : 
<i  Ne  croyez  à  aucune  faute,  à  aucune  insolence,  lui  dit-il  expressé- 
ment :  celte  affaire  a  un  autre  principe  et  d'autres  racines.  J'ai  dû, 
avant  tout,  satisfaire  aux  obligations  que  j'ai  reçues  de  Dieu'.  y> 

Cet  événement  fit  une  grande  impression  dans  les  cours  étrangères. 
L'Empereur  et  l'Impératrice,  prévenus  immédiatement,  parurent 
vivement  troublés.  Le  mariage  qu'ils  méditaient  depuis  si  longtemps 
disvenait  impossible  :  ils  laissèrent  voir  toute  leur  émotion  en  pré- 
sence de  Luis  Yanegues,  venu  extraordinairement  de  Madrid,  et  du 
comte  Chantoney,  ambassadeur  d'Espagne  ^.  Maximilien  résolut  d'en- 
voyer auprès  de  Philippe  II  l'archiduc  Charles,  son  frère.  Pie  Y 
montra  au  roi  la  plus  grande  confiance  :  <c  Le  roi,  dit  le  nonce,  fut 
touché  jusqu'aux  larmes  des  bienveillantes  consolations  qne  le  saint- 
père  prodiguait  à  sa  douleur.  »  Charles  IX  et  Catherine  de  Médecis, 
dont  nous  avons  sous  les  yeux  les  lettres  inédites,  ne  dissimulent  pas 

1.  Archives  de  Simancas,  liasse  2018.  — Mss.  B.  I.,  2632, 1068. 

2.  Lettere,  etc.  (lUss.  du  nonce).  Dépêche  du  24  janvier. 

3.  Archives  de  Simancas,  liasse  2018. ^Mss.  B.  I.,  1068. —Cabrera,  VII, 
475.  (Cabrera  prétend  que  cette  lettre  est  adressée  à  Tlmpératrice  ;  c'est  une 
erreur  démontrée  par  l'original  de  Simancas.) 

4.  Cabrera,  VIII,  495.  ~- Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  du 
8  mai  1508. 


282  DON  CARLOS 

rétonnement  où  cette  lettre  les  a  ploogés  :  «  J'ai  trouvé,  écrit  le  roi 
à  son  ambassadear,  le  faict  de  rempriflonaeœent  du  prince  d'Eapaî- 
gne  aussi  estrange  que  chose  que  j*aie  jamais  entendue,  ne  pott^ank 
croire  qu'il  ait  peu  tomber  en  entendement  d'homme  ce  que  VDoa 
m'avez  mandé  qui  s'en  dit.  »  ■  Catherine,  le  même  jour,  ajoute  à  k 
lettre  de  son  fils  :  a  Je  vous  asseure  que  j'en  suis  autant  marrie  qae 
le  roy  mon  gendre  en  sera  travaillé  et  que  le  faict  est  estrange  ^  » 
Quant  à  la  reine  de  Portugal,  elle  ressentit  en  mère  le  malheur  de 
son  petit-fils.  A  la  fin  de  février,  un  ambassadeur  portugais  arriva  à 
Madrid.  La  reine  priait  qu'il  lui  fût  permis  de  venir  elle-même 
soler  don  Carlos  dans  sa  prison^.  Mais  Philippe  ne  voulait  voir 
sonne,  et  surtout  une  femme,  s'immiscer  dans  les  actes  de 
gouvernement.  Il  souffrait  déjà  de  tout  le  bruit  soulevé  par  cette 
catastrophe  domestique  :  «c  Leur  (aict,  écrivait  le  2S  nuurs  Catherine 
de  Médicis,  est  aujourd'hui  dans  la  bouche  de  toute  la  cbrestienté.  » 
U  avait,  peu  de  jours  auparavant,  fait  savoir  aux  provinces  d'Aragon, 
de  Valence  et  de  Catalogne,  qr.i  se  disposaient  à  envoyer  des  députés 
à  sa  cour^  que  cette  démarche  ne  parviendrait  qu'à  lui  déplaire^* 
C'est  pourquoi,  après  avoir  gratifié  l'ambassadeur  portugais  d'une 
chaîne  de  mille  écus,  il  fit  partir  pour  Lisbonne  un  personnage  de 
qualité,  porteur  d'un  refus  qu'il  était  aisé  de  prévoir  *.  Il  avait  déjà 
refusé  la  même  entrevue  à  sa  sœur  et  à  la  reine  Elisabeth^.  Il  oom- 
prenait  bien  qu'il  lui  serait  plus  difficile  de  persévérer  dans  ne 
résolution  qu'il  jugeait  nécessaire,  si  des  femmes,  justement  vénéiées, 
connaissant  mal  l'état  du  prince  ou  cédant  aux  inspirations  d*une 
pitié  respectable,  mais  inopportune,  venaient  solliciter  la  liberté  de 
don  Carlos,  donner  à  la  cour  le  spectacle  de  leurs  larmes  et  apporter 
leur  imagination,  leurs  idées  préconçues,  leur  propre  jugement,  an 
milieu  d'une  afEaire  d'État. 

IV 
A  la  cour  cependant,  on  ne  semblait  plus  songer  à  don  Carlos;  la 

i.  Mss.  Fourquevaulx.  Lettres  du  roi  et  de  Catherine  de-MédiciSy  13  février. 
2«  Ibid.  Dépêche  du  9  mars.  -^  Lettere,  etc.  (Mss.  du  iu)nce).^Dépécbe  da 
2  mars  et  du  8  mars. 

3.  Id,f  tbid. 

4.  id.,  tôid. 

5.  Id,f  t&td. 


ET  PHILIPPE  II.  2»3 

des  oomiÎMiis  l'oubUait  déjà  pent-^tre,  ou  se  lassait  descom- 
meataires  conlus  qui  drcnlaient  à  petit  bruH  sur  cette  mystérieuse 
cBfiiTité.  Nous  croyons  plutôt  qu'on  Toulait  se  conformer  au  désir 
OQTertement  manifesté  par  le  roi  :  il  avait  fait  défendre  aux  prédica^ 
tenrs  toute  allusion  à  l'emprisonnement  du  prince  ;  lui-même  et  ses 
fjMDfliers  observaient  sur  ce  point  le  plus  imperturbable  silence  '  ;  la 
cour  comprit  et  imita  le  maître.  D'ailleurs,  si  beaucoup  de  gens  fai- 
saient ooortr  d^inTraisemblables  détails  sur  les  projets  du  roi*,  on 
savait  peu  de  chose  sur  la  conduite  de  don  Carlos  dans  sa  prison.  On 
apprit  cependant  qu'à  la  première  fureur  avait  succédé  un  profond 
afaiittement  parfois  interrompu  par  des  transports  de  délire.  Tantôt  il 
se  refusait  à  prendre  aucune  nourriture  pendant  deux  ou  trois  jours, 
tantôt,  et  quand  son  estomac,  fatigué  de  ce  long  jeûne,  eut  exigé  les 
plus  scrupuleux  ménagements,  il  se  livrait  à  de  monstrueux  excès  de 
table  :  il  dévora  un  jour,  en  un  seul  repas,  un  pâté  de  quatre  perdrix 
atec  la  croôte  et  but  dix  ou  douze  litres  d'eau  glacée.  II  restait  couché 
d'ordinaire  et  plaçait  dans  son  lit  une  bassinoire  pleine  de  neige. 
Pttfois,  trompant  la  surveillance  de  ses  gardiens,  il  inondait  d'eau 
le  parquet  de  sa  chambre  et  s'y  promenait  les  pieds  nus,  ou  bien  il  se 
tenait  sans  vêtements,  en  plein  hiver,  devant  la  fenêtre  ouverte'. 
Aussi  devenait-il  «  sec  et  maigre  à  vue  d'œil,  d  dit  l'ambassadeur  de 
France  :  de  tds  excès,  comme  un  historien  le  fait  judicieusement 
remarquer,  auraient  inévitablement  tué  un  homme  plus  robuste^.  Sa 
santé,  déjà  si  débile,  ne  pouvait  y  résister  ;  il  devenait  «  plus  insensé 
de  jour  en  jour'^  )>  et  sa  frêle  organisation  physique  s'affaissait  en 
même  temps.  Toutefois,  jamais  sa  folie  ne  fut  constante  :  il  avait  des 
instants  lucides  dont  on  profitait  pour  calmer  par  les  consolations 
idlgieuses  ce  désespoir  eflhiyant.  On  redoutait  surtout  qu'il  n'en  vint 
tu  suicide.  La  crainte  d'un  tel  dénomment  tourmentait  la  conscience 
de  Philippe  IL  II  pria  donc  un  ancien  aumônier  de  son  fils,  le 

1.  Lettere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  Dépêche  du  i4  février.  —  Re/o<ton  d'un 
(fflMer  de  Ruy  Gamez.  Mss.  déjà  cité.  —  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquetaulx). 
Dépêche  du  26  mars. 

2.  Voir  dans  Fourquevaulx  le  bizarre  projet  de  mariage  entre  don  Carlos 
et  la  princesse  Jeanne.  De  telles  hypothèses  sont  au-dessous  de  la  discussion. 

3.  Sh-ada,  loc.  ctX  — Ferreras,  IX,  5BI.— Lettere,  etc.  (Mss.  du  nonce). 
27  juillet.  —  Cabrera,  loc.  ciL 

4.  Cabrera. 

5.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dépêche  du  6  avril. 


284  DON  CARLOS 

P.  Saarez ,  qui  ayait  oonservé  beaucoup  d'influence  sur  l'esprit  do 
prisonnier,  de  lui  écrire  pour  Féloigner  de  pareilles  pensées,  et  l'ex- 
horter à  tourner  ses  espérances  vers  Dieu  ' .  La  semaine  sainte  appro- 
chait :  soit  que  cette  époque  solennelle,  ait  réveillé  les  sentimenfs 
du  prince,  soit  que  les  exhortations  du  P.  Suarès  Talent  ému,  il  se 
confessa  le  mercredi  saint  ^,^  et  demanda  la  communion  pour  le  jour 
de  Pâques.  Ce  désir  embarrassa  vivement  les  casuistes  de  la  cour. 
Don  Carlos  était  notoirement  fou  :  était-il  permis  de  lui  administrer 
l'eucharistie  ?  Dans  cette  inquiétude,  et  ne  sachant  encore  que  déci- 
der, le  roi  fit  retarder  de  quelques  jours.  Enfin,  après  plusieurs  con- 
férences, on  résolut  de  satisfaire  à  la  volonté  du  prince,  qui  était 
calme  depuis  un  temps  assez  long^  Le  mercredi  de  Pâques,  la  messe 
fut  dite  comme  d'ordinaire  dans  la  pièce  voisine,  fiuy  Gomez,  don 
Juan  Borgia,  don  Gonzalès  Chacon  y  assistèrent.  Au  moment  de  la 
communion,  don  Diègue  de  Chaves,  qui  officiait,  voulut  que  don 
Carlos  sortit  de  sa  chambre  pour  venir  recevoir  l'hostie.  Mais  rinfimt, 
avec  une  douceur  et  une  soumission  qu'il  n'avait  jamais  montrées, 
s'y  refusa  par  respect  pour  la  volonté  de  son  père,  et  dut  conmiunier 
à  travers  les  barreaux  qui  séparaient  sa  chambre  de  la  chapdle  *. 
Cette  cérémonie  surprit  la  cour  de  Rome  qui  connaissait  l'état  mental 
du  prince;  les  théologiens  espagnols  avaient  pensé  que,  dans  ses 
intervalles  de  raison,  don  Carlos  pouvait  s'approcher  des  sacrements. 
Philippe  II,  pour  ne  laisser  à  Rome  aucune  ombre  sur  son  ortho- 
doxie, crut  devoir  expliquer  sa  conduite  au  saint-siége,  et  il  écrivit 
en  ce  sens  à  don  Juan  de  Zuniga ,  son  ambassadeur  auprès  du  saint- 
père*. 

Toutefois ,  les  symptômes  de  folie  reparurent  bientôt  avec  une 
déplorable  intensité.  Don  Carlos,  selon  l'expression  du  nonce,  «  fid- 
sait  une  vie  de  désespéré^.  »  Il  refusait  toute  nourriture,  et  pàidant 
huit  jours,  du  15  au  21  juillet,  il  ne  mangea  que  quelques  fruits^. 
En  même  temps,  la  fièvre  qui  le  minait  depuis  longtemps  prit  un 

i.  Celte  lettre,  si  singulièrement  commentée  par  Prescott,  est  aux  archives 
de  Simancas. 

2.  Lettere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  4  mai  156S. 

3.  Lettres  d'Éiat  (Mss.  Fourquevaulx).  8  mai  1S68. 

4.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevauix).  8  mai  1568. 

5.  Arch.  de  Simancas,  liasse  906. 

6.  Lettere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  21  juillet. 

7.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevauix).  21  juillet. 


ET  PHILIPPE  II.  285 

caractère  plus  menaçant.  La  dyssenterie  et  les  vomissements  vinrent 
s  y  joindre  ^  On  ne  douta  plus  de  sa  fin  prochaine;  lui-même  le  com- 
prit, et  dicta  à  son  secrétaire  un  codicille  au  testament  qu*il  avait 
fait  autrefois  :  comme  il  n'avait  pas  conscience  de  son  délire,  et  attri- 
buait son  emprisonnement  à  ses  projets  de  fuite,  il  priait  le  roi  de 
lui  pardonner,  puis  il  lui  recommandait  les  gens  de  sa  maison, 
donnait  la  majeure  partie  de  ses  revenus  aux  églises  et  aux  hos- 
pices pauvres,  un  diamant  à  Rodrigue  de  Mendoce  ^.  Enfin  il  ex- 
prima le  vœu  de  voir  son  père  avant  de  mourir.  Le  roi ,  dont 
l'fime  froide  et  dure  n'était  pas  susceptible  d'un  élan  de  tendresse 
spontanée,  consulta  le  confesseur  du  prince,  don  Diègue  de  Chaves, 
et  1  evéque  de  Carthagène  '.  Tous  deux  furent  d'un  avis  contraire  à 
cette  entrevue ,  et  peut-être  était-ce  plus  sage.  Les  approches  de  la 
mort,  l'imposante  gravité  de  ceux  qui  veillent  auprès  du  lit  des  mou- 
lants avaient  arrêté  les  agitations  de  cet  esprit  sans  règle,  et  répandu 
dans  l'âme  du  malheuiteux  prince  cette  sérénité  suprême  qui  adoucit 
la  dernière  heure.  On  craignit  que  la  présence  de  son  père,  qu'il 
n'avait  pas  vu  depuis  la  nuit  de  son  arrestation ,  ne  lui  causât  une 
émotion  trop  violente ,  et  ne  troublât  le  calme  nécessaire  à  la  dignité 
de  la  mort.  Le  roi  se  résigna  :  il  s'avança  seulement  jusqu'à  la  cloison 
qui  séparait  la  chambre  de  son  fils  de  l'appartement  de  Ruy  Gomez, 
et  lui  envoya  à  travers  la  muraille  une  dernière  bénédiction  ^. 

Le  prince  avait  souhaité  recevoir  la  communion  ;  mais,  quoi  qu'en 
disent  plusieurs  historiens,  son  état  de  santé,  et  surtout  ses  vomisse- 
ments continuels,  forcèrent  son  confesseur  à  la  lui  refuser  ^  Il  dut  se 
borner  à  adorer  l'hostie  qui  lui  fut  présentée.  Enfin,  cette  lente  agonie 
touchait  à  son  terme.  Pendant  la  nuit  qui  précéda  la  vigile  de  Saint- 
Jacques  (23  juillet),  l'infant  interrompit  tout  à  coup  les  prières  qu'il 
rq)était,  et  demanda  l'heure.  On  lui  répondit  qu'il  n'était  pas  encore 
minuit.  H  se  tut,  et  peu  de  temps  après  adressa  la  même  question  à 
œux  qui  l'entouraient.  H  était  minuit  passé  ;  dès  qu'il  eut  entendu 
cette  réponse  :  «  Il  est  temps,  »  dit-il,  comme  dix  ans  auparavant 
son  aïeul  Gharle&-Quint^.  Il  ordonna  qu'on  lui  mit  dans  la  main  un 

i.  Lettres  d*État.  (Mss.  Fourquevaulx)  2i  juillet.  — Cabrera,  loc.  cit 

2.  Cabrera,  2oc.  dt, 

3.  Cabrera,  ibid.  —  Lafuente,  XIH. 

4.  Cabrera,  ibiéL  —  Lafaente,  XIII. 

ï>.  Lettere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  Dépêche  du  27  juillet. 
6.  Car^a  de  Luis  Quixada  a  J.  Vasquez.  Mss. 


2ge  DON  CARLOS 

cierge  bénit,  et,  fie  tournant  vers  son  ooofesseur,  il  knplom  son  aide 
pour  œ  dernier  moment  ;  puis,  murmurant  Aes  paroles  qui  deviovtot 
de  plus  en  plus  confuses,  il  expira.  Il  aTUl  TîagMroîs  ans,  sis  mois 
et  sciae  jours'. 

Le  25  juillet  le  corps  fut  porié  en  grande  pompe  à  Tcglise  de 
Saintr-Dominîqae  ^.  Dm  Carlos  était  revêtu',  selon  le  désirqu'il  aiait 
maintes  fois  exprimé  de  son  vivant,  de  Tbahii  des  religieux  fmarii 
cains,  et  envelc^pé  d*un  drap  de  brocart,  nuâs  le  visage  était  découvert. 
«c  II  ne  paroissait,  dit  Fourquevaulx,  aucunement  défaiot  de  la  an* 
ladie,  sinon  qu^il  estoit  un  peu  jaune.  »  Jusqu'à  la  sortie  du  palais, 
le  cadavre,  étendu  sur  un  brancard ,  fut  porté  sur  les  qmiles  du  comle 
de  Lerrae,  de  don  Juan  Bf  rgia  et  de  qnel^ies-iHis  de  ses  gardes  K 
A  la  porte  du  palais,  il  fut  reçu  par  plusieurs  grands  d^fiqpagne, 
entre  autres  Ruy  Gomez^  les  ducs  de  Tlnfantado  et  de  Bioseea,  d 
escorté  jusqu'à  Téglise  par  les  princes  de  Bohème,  les  minislres,  k 
nonce,  les  ambassadeurs  ^  en  costume  de  deuil  «  avec  le  ehi4)eBiNi  i 
Tespaignole"  d  et  un  nombreux  cortège  de  gentilshommes.  LenH,qHi 
conformément  à  Téliquette  des  cours,  ne  pouvait  ie  rendre  à  Téglise, 
avait  assisté  de  sa  fenêtre  à  ce  lugubre  spectacle  ;  il  parui  fortcmoit 
ému,  et  après  avoir  écrit  le  27  juillet  des  lettres  drculains  am 
villes  d'Espagne,  à  divers  grands  éloignés  de  Madrid,  au  duc  d'Âlhe 
et  aux  souverains  de  l'Europe,  H  se  retira  pour  quelques  jaurs  dan 
le  monastère  de  Saint-Jérôme  \  Dans  ces  diverses  missives,  il  semble 
spécialement  touché  des  sentiments  r^gieux  manîleatés  par  son  §k 
à  sa  dernière  heure  :  «  Sa  fin  fut  ai  chrétienne,  écrH*il  dans  ki 
mêmes  termes  aux  communes',  aux  grands^  et  au  duc  d*Albe^, 
qu'elle  m'a  donné  une  grande  consolation  au  milieu  de  la  doukiir 
que  je  ressens  de  sa  mort.  »  Loin  4e  redouter  les  tristes  démonsba- 
tions  de  la  cour  et  des  ambassadeurs  étrangers,  il  reçut  ces  dennesi, 


1.  Lettere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  27  juillet. 


2.  Lettere,  etc.  IMd.— Lettres  d'État  (Mss.  FourquevauU).  Dép.  du  26  juillet. 
8.  Ed.,  ibtd. 

4.  Cak-eni,  loc  HU 

5.  Lettere,  etc.  (Mss.  du  nonce).  27  juillet. — Lettres  d'État  (Mss.  Fourque- 
vauk).  ])ép.  du  Id  juUlet. 

6.  Lettres  d'État,  etc.  Même  dépêche. 

7.  Cabrera,  loc.  cit. 

8.  Zuniga,  Armaîes  de  Setnlla. 

a.  Archives  du  marfois  de  Villafraoca. 
10.  Mss.  delà  B.  L,846. 


ET  PHILIPPE  U.  287 

à  son  retourdu  monastère,  dane  uneaudienee  solenn^e  ',  et  se  moa- 
tea  bieBrreillant  enTers  les  seigneurs  qui  parurent  le  plus  aflfigés  :  le 
tonte  de  Lerme,  qui  s^était,  jusqu'au  dernier  moment,  déyoué  au 
lenrioe  du  prince,  fut  nommé  gentUliomme  de  la  chambre  et  corn* 
vandear  de  CalatraTa  ^. 
Telles  fttrent,  suivant  les  documents  les  plus  authentiques  et  les 
suspects  puisque  la  plupart  sont  manuscrits ,  la  Yie  et  la 
de  don  Carlos.  Ce  prince,  fou  par  intervalles  depuis  son 
d^Dce,  était  atteint  dans  ses  trois  dernières  années  d*une  ma- 
ladie bizarre  el  dangereuse,  la  monomanie  de  la  politique.  S*il  faut 
regretter  que  le  roi  n'ait  pas  mentré  plus  de  douceur,  n'oublions  pas 
non  plus,  arnime  le  fait  justement  remarquer  M.  Mérimée,  qu*à 
cette  époque  a  on  traitait  les  fous  par  le  neri  de  bœuf  p  et  don  Carlos 
n'a  pas  été  condamné  à  un  pareil  supplice.  II  est  mort  naturellement 
dans  sa  prison  à  la  suite  d'excès  frénétiques.  A  nos  yeux,  il  n'y  a 
point  d'autre  solution.  Discuter  gravement,  comme  Prescott,  les 
rêveries  politiques  de  don  Carlos,  le  représenter  comme  un  rebelle 
sérieux  et  comme  un  hérétique,  c'est  se  méprendre  étrangement.  Il 
n'y  a  jamais  eu  dans  l'esprit  de  l'infant  que  du  vide  ou  des  chimères. 
Destinée  étrange  sans  doute  et  bien  digne  d'émouvoir  la  pitié 
sans  qu'il  soit  nécessaire  de  recourir  à  des  fictions  I  Insensé,  ma- 
lade, prisonnier,  mourant  à  la  fleur  de  Tâge,  le  malheureux  prince, 
né  au  milieu  de  toutes  les  splendeurs  de  ce  monde,  avait  épuisé  en 
peu  d'années  les  plus  grands  maux  qui  puissent  être  infligés  à  l'homme, 
et  le  rang  élevé  où  il  était  placé  semble  une  cruelle  ironie  du  sort. 
Quelques  mois  plus  tard,  un  nouveau  malheur,  qui  devait  aussi 
fournir  à  l'imagination  des   épisodes  plus  ingénieux  que  véri- 
diques,  venait  frapper  la  maison  d'Espagne.  La  reine  Elisabeth 
mourut  en  couche  le  3  octobre.  Les  poètes,  silencieux  sur  la  mort 
de  don  Carlos,  célébrèrent  celle  de  la  reine  dans  leurs  plus  plaintives 
élégies,  et  leurs  accents  émus  en  face  de  ces  royales  infortunes  repro- 
duisirent cette  antithèse  de  la  jeunesse,  de  la  grandeur  et  de  la  mort, 
vérité  vieille  comme  le  monde,  mais  toujours  touchante,  parce  qu'elle 
exprime  l'étemel  sentiment  de  l'humanité  devant  les  plus  belles  et 
les  plus  tristes  ruines  ^, 

i.  Lettres  d'État  (Mss.  Fourquevaulx).  Dép.  du  27  août  1S68. 

2.  Cabrera,  toc,  cit. 

3.  Foesias  de  Pedro  Lainez.  Mss.  B.  I.,  8169. 


n 


288  DON  CARLOS 

Quant  au  roi,  il  fut  bientôt  distrait  de  sa  peine  par  les  affiiires  de 
rÉtat,  de  jour  en  jour  plus  graves.  Les  Pays-Bas  étaient  en  pleine 
révolte,  l'Angleterre  hostile,  la  France  alliée  incertaine,  rAllemagne 
protestante  indignée.  Il  résolut  de  rattacher  TËmpereur  à  sa  cause  et 
d'épouser  lui-même  cette  princesse  Anne  de  Bohême,  naguke 
fiancée  à  son  fils.  Mais  il  fallait  attendre  la  fin  de  son  deuil  :  grave, 
sombre,  uniquement  préoccupé  par  les  difficultés  présentes  qui  sur- 
passaient ses  efforts,  épuisaient  ses  ressources  et  trompaient  ses  prévi- 
sions, il  ne  songea  dès  lors  qu*à  dominer  l'insurrection  des  Pays- 
Bas  ;  les  soucis  du  gouvernement  habitèrent  seuls  avec  lui  son  |)alais 
silencieux,  et  ses  regards,  longtemps  distraits  par  les  émoti(»s 
domestiques,  ne  se  détournèrent  plus  des  malheureuses  provinces 
que  torturait  le  duc  d'Albe. 


REVUE  DES  SCIENCES 


DES  GÉNÉRATIONS  SPONTANÉES. 

La  croyance  aux  générations  spontanées  est  aussi  ancienne  que 
l'histoire  elle-môme  ;  partout  on  la  retrouve  à  l'état  d'opinion  vulgaire 
ou  de  doctrine  philosophique.  Le  livre  des  Juges  nous  montre  un 
essaim  d'abeilles  naissant  des  entrailles  d'un  lion  ;  Virgile  fait  sortir 
un  essaim  semblable  du  ventre  fumant  d'un  taureau.  Nous  avons  tous 
traduit  au  collège  ces  beaux  vers  de  Lucrèce  : 

Nonne  vides  quaecumque  mor&  fluidoque  Hquore 
Corpora  tabuerint  in  parva  anîmalia  verti. 

Il  est  incontestable  que,  pendant  bien  des  siècles,  on  a  considéré 
comme  les  résultats  d'une  génération  spontanée  tous  les  animaux  que 
Ton  voyait  apparaître  sans  qu'il  fût  possible  de  leur  attribuer  un  mode 
normal  de  formation.  Après  de  grandes  pluies,  des  poissons  se  mon- 
traient-ils tout  à  coup  dans  des  marécages  longtemps  demeurés  à  sec, 
des  rats,  des  reptiles,  des  insectes,  se  répandaient-ils  inopinément  par 
myriades  dans  un  pays  où  jamais  ils  n'avaient  pullulé,  dans  toutes  ces 
circonstances  le  vulgaire  croyait  volontiers  à  un  phénomène  de  géné- 
ration spontanée,  et  la  science  comme  la  philosophie  encourageaient 
cette  opinion,  d'ailleurs  sans  contradicteurs.  Des  naturalistes,  qui 
n'avaient  point  trouvé  d'ovaire  aux  anguilles,  concluaient  que  ces 
poissons  ne  pouvaient  avoir  d'autre  origine  que  le  limon  des  marais. 
Théoriquement,  on  tenait  pour  démontré  que  tout  corps  sec  qui 
devient  humide  et  tout  corps  humide  qui  se  sèche  produisent  des  ani- 
maux,  pourvu  qu'ils  soient  susceptibles  de  les  nourrir.  La  puissance 
formatrice  n'était  autre  chose  que  l'action  combinée  de  l'air,  de  la 
chaleur  et  de  l'humidité. 

Le  moyen  âge  et  la  renaissance  accueillirent  sans  trop  les  discuter 
les  opinions  des  anciens  sur  la  génération  spontanée;  le  nom  d'Âris- 
tote  leur  servit  de  garantie.  Cependant,  lorsque  les  sciences  d'observa- 

Tome  XI.  —  41*  UvraiMm.  10 


290  REVUE  DES  SCIENCES. 

tioD  eurent  commencé  à  prendre  leur  véritable  caractère  et  à  s*appuyer 
sur  une  critique  judicieuse  des  faits,  on  restreignit  insensiblement 
l'application  de  cette  doctrine.  En  môme  temps,  on  lui  donna  saTéri- 
table  formule;  on  entendit  par  génération  qxmtanée^  spantéparité^  hété- 
rogénie,  toute  production  d'êtres  vivants  qui,  ne  se  rattachant  ni  pour 
la  substance  ni  pour  l'occasion  à  des  individus  de  la  même  espèce,  a 
pour  point  de  départ  des  corps  d'une  autre  espèce  et  dépend  d'un  con- 
cours d'autres  circonstances. 

La  possibilité  de  créations  de  cette  nature  n'était  point  contestée  a 
priori;  on  ne  voyait  point  d'inconvénient  à  laisser  expliquer  ainsi  pro- 
visoirement Tapparition  d'êtres  organisés  dans  des  circonstances  où 
les  observateurs  n'avaient  pu  découvrir  les  phénomènes  normaux  de 
la  reproduction  ;  mais  c'était  là  une  simple  hypothèse,  controversable 
pour  chacun  des  cas  auxquels  elle  s'appliqnaiL  II  arriva  souvent  que 
des  naturalistes,  en  principe  très-partisans  de  l'hétérogénie,  contii- 
huèrent.par  leurs  travaux  à  élaguer  de  la  science  les  laits  qui  avaient 
semblé  les  plus  probants  en  faveur  de  cette  doctrine.  De  là,  parmi  les 
historiens,  une  confusion  assez  bizarre  lorsqu'il  s'agit  de  retracer  les 
interminables  luttes  qui  se  sont  engagées  sur  le  terrain  de  la  généra- 
tion spontanée.  D'autres  difficultés  résultent  d'interprétations  inexactes 
de  certains  passages  des  auteurs.  C'est  ainsi  qu'Harvey  a  longtemps 
été  posé  comme  le  chef  des  antihétérogénistes,  et  cela  en  vertu  de 
son  fameux  aphorisme  omne  vivum  ex  ovo^  aphorisme  dans  lequel  otmm 
signifie  simplement»  et  cela  est  bien  prouvé  aujourd'hui,  toute  ma- 
tière renfermant  les  éléments  nécessaires  à  la  production  d'un  corps 
vivant.  Or,  loin  de  contester  la  spontôparité,  il  dit  en  propres  termes, 
dans  ses  exereitationes  de  generatione  animalium^  que  des  animaux  et 
des  végétaux  peuvent  tirer  leur  origine  de  la  puti^faction.  En  détroi* 
sAUt  les  arguments  si  souvent  invoqués  par  le  vulgaire,  lorsqu'il  était 
question  d'hétérogénie,  Redl,  Yallisneri,  Swammerdam,  Spallansuri, 
rendirent  assurément  service  à  cette  doctrine  ;  ils  l'obligèrent  à  cour 
centrer  ses  forces  et  à  quitter  des  positions  qui  ne  valaient  point  I& 
peine  d'être  défendues. 

Du  reste,  tout  an  perdant  eontinnellement  dii  terrain-  dans  le 
domaine  des  faits  et  de  l'expérimentation,  l'hétérogénie  ne.  oetsa  point 
pour  cela  de  compter  d'ardents  défenseurs;  il  suffira  de  citor  Buffim, 
Needham,  Otton  MûUer,  Tiedeman,  Tréviranus,  Braaser,  Bory  de 
Sâint-Vincent».  On  conçoit  l'embarras  des  savants  qui,  n'ayant  point 
le  loisir  d'étudier  directement  la  question,  se  trouvaient  placés  aitre 
des  autorités  également  considérables.  Cuvier  et  de  Blainville  se  sont 
prudemment  abstenus^  afiade  ne  point  tomber  dans  des  contradictions 
pareilles  à.  celles  de  Lamarok.  Celui-ci  avait  écrit  dans  sa  PhUoêopUe, 


DES  GÉNÉRATÎONS  SPONTANÉES.  291 

ioolùgique  cette  phrase  explicite  :  «r  La  natune,  à  I^aide  de  la  chaleur 
i  ^  de  la  lumière,  de  Télectrieité  et  de  lliuniidité,  forme  des  généra* 
«  tioiis  spontanées  ou  direetes  à  l'extrémité  de  chaque  répie  des  corps 
«Tirants  oà  se  tnnrreiit  les  pitis  simples  de  ces  corps.  »  Néanmoins, 
dans  son  JKsAmiv  des  invertébrés^  publiée  en  C8f  5,  il  n'hésita  pas  à 
atandonner  une  eonviction  si  hardiment  exprimée  en  1900. 

S  nous  passons  aux  écrivains  qui  ont  puiûié  le  plus  récemment  des 
ftaités  de  phTeioiogie,  hm»  soyons  J.  Mûller  exprimer  ainsi  ses  doutes  : 
«  On  peut  se  demander  si,  lorsqu'un  corps  se  décompose,  la  matiém 
•  OTgantqfue  qni  le  constitue  ne  produit  pas,  sous  certaines  influences, 
«  des  organismes  d'une  autre  espèce;  si  non-seulement  elle  est  apte  ft 
«vivre,  mais  encore  continue  de  vivre  avec  d'autres  modiflcations; 
<  si,  pmr  le  concours  de  certaines  conditions,  c'es^à*<lire  par  l'action 
«  de  la  lumière,  de  l'eau,  de  l'air  atifnosphérique,  elle  se  résout  en 
«  infnsoires  vivants,  tandis  qu«,  en  d'ai]^res  circonstances,  elle  revit 
0  dans  des  plantes  appartenant  aux  classes  inférieures.  »  Bérard,  après 
avoir  discuté  les  faits  relatifs  à  Phétérogénie,  ftiits  aujourd'hui  limités 
aux  helminthes  et  aux  animaux  et  végétaux  microscopiques,  conclut 
qne  la  génération  directe  n'est  point  prouvée  en  ce  qui  concerne  les 
animalcules  des  infusions;  que  l'apparition  de  certetinos  espèces  végé-* 
taies,  au  contraire,  ne  saurait  guère  être  expliquée  autrement;  enfin, 
que  les  vers  intestinaux  sont  peur  la  plupart  le  résultat  de  cette  forme 
de  génération.  Le  volume  qui  renferme  ces  conclusions  a  paru,  il  est 
vrai,  en  1848,  c'est-ànlire  avant  les  travaux  de  M.  van  Beneden,  et 
peut-être  sous  l'influence  des  assertions  d'un  médecin  de  Moscou, 
lequel  affirmait  avoir  saisi  la  nature  sur  le  fiiit  et  avoir  assisté  à  la  for« 
mation  spontanée  des  tœnias.  Quelques  années  plus  tard,  les  convie-' 
tiens  du  regretté  professeur  se  fussent  probablement  un  peu  modifiées 
relativement  aux  vers  intestinaux.  M.  Longet  se  montre,  dans  un  sens 
opposé,  beaucoup  plus  absolu  que  Bérard  ;  il  repousse  la  génération 
spontanée  sous  toutes  ses  formes,  et  il  rétorque  les  arguments  de  ses 
défenseurs  avec  une  solidité  d'érudition,  avec  une  force  de  logique 
auxquelles  il  est  difficile  de  résister.  Burdach,  dans  son  grand  ou- 
trage, résumé  des  théories  physiologiques  les  plus  accréditées  de 
l'àatre  côté  du  Rhin,  arbore  franchement  la  bannière  de  l'hétérogénie; 
il  discute  toutes  les  objections,  il  accumule  tous  les  témoignages  ;  son 
livre  est  l'arsenal  où  viennent  s'armer  tous  les  hétérogénistes  actuels. 
Nui  doute  que  son  influence  n'ait  puissamment  contribué  à  rappeler 
Patlention  publique  sur  une  question  que  la  science  a  déjà  tant  de  fois 
reprise  et  abandonnée. 

I^puis  le  premier  jour  où  il  s'est  posé  devant  l'espril  de  l'homme, 
te  problème  des  générations  spontanées  a  dû  passer  par  une  série  de 


202  REVUE  DES  SCIENCES. 

phases  en  rapport  avec  le  progrès  des  lumières  et  les  ressources 
noavelles  conquises  par  l'esprit  d'investigation;  en  même  temps,  il  a 
revêtu  les  formes  caractéristiques  imprimées  par  le  génie  de  chaque 
époque.  H  y  a  de  ces  questions  qui  se  perpétuent  d'âge  en  âge,  et  qui, 
disparaissant  par  intervalles,  reparaissent  inopinément  lorsque  l'heure 
est  venue  pour  la  science  de  les  aborder  avec  des  moyens  d'actioo 
plus  puissants.  Malgré  tout  ce  qui  a  été  prouvé  contre  l'absurdité  de 
ceux  qni  cherchaient  la  pierre  philosophale,  n'en  revient-on  pas 
aujourd'hui  à  discuter  l'unité  de  la  matière  ?  Ne  voit-on  pas  des  gens 
qui  affirment  que  la  transmutation  des  métaux  n'est  pas  une  entreprise 
tellement  chimérique,  tellement  extra-scientifiqoe  qu'on  pourrait 
l'imaginer,  si  l'on  considérait  la  question  sous  sa  forme  du  moyen  âge? 
Pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  de  la  génération  spontanée? 

Personne,  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  ne  songe  à  pré- 
tendre que  les  anguilles  apparues  dans  les  marécages  sont  les  produits 
de  l'ancien  limon,  ni  que  les  viandes  corrompues  engendrent  des 
insectes  par  l'effet  seul  de  la  putréfaction.  Mais,  parmi  ceux-là  même 
qui  ont  le  plus  profondément  creusé  les  mystères  physiologiques,  il  se 
trouve  encore  des  hommes  qui  croient  à  la  possibilité  de  créatioDs 
nouvelles  en  dehors  des  lois  ordinaires  de  la  reproduction.  Ces  savants 
appuient  leur  conviction  sur  les  faits  les  mieux  constatés  de  la  géo- 
logie; ils  prennent  pour  point  de  départ  les  bases  mêmes  sur  les- 
quelles repose  toute  notre  physiologie  actuelle,  et,  sans  s'arrêter  à 
«les  lieux  communs  trop  souvent  exploités  par  l'ignorance  ou  la  mau- 
vaise foi,  ils  pensent  que  la  doctrine  des  générations  spontanées,  telle 
qu'ils  la  comprennent,  ne  saurait  être  frappée  du  veto  de  la  théologie. 
Dans  leur  conviction,  les  objections  les  plus  sérieuses  opposées  à  l'hé- 
térogénie  ne  répondent  qu'à  des  faits  isolés,  et  n'atteignent  en  aucune 
façon  le  principe  même;  il  reste  encore  beaucoup  d'arguments  à&ire 
valoir  en  faveur  de  cette  doctrine  ;  une  discussion  nouvelle,  conduite 
avec  toute  la  sévérité  des  méthodes  d'aujourd'hui,  peut  en  produire 
d'autres  qui  soient  enfin  décisifs. 

Nous  n'avons  certainement  rien  dans  la  science  qui  exclue  à  priori 
la  possibilité  des  générations  spontanées.  Sous  tous  les  rapports,  Thé- 
tèrogénie  possède  des  fondements  non  moins  solides  que  la  pansper- 
mie  et  la  parthénogénésie.  Si  l'on  répugne,  pour  ainsi  dire,  à  la  dis- 
cuter, c'est  que  l'on  voit  presque  toujours  la  question  telle  qu'elle  se 
présente  dans  les  livres  des  philosophes  grecs,  nullement  telle  que 
l'ont  faite  le  développement  des  connaissances  et  les  attaques  mêmes 
de  ses  adversaires. 

L'hétérogénie  actuelle  ne  prétend  point  que  la  matière  brute  puisse 
donner  naissance  à  un  être  organisé;  elle  n'admet  point  que  ses  pro- 


DES  GÉNÉRATIONS  SPONTANÉES.  293 

duits  dérivent  d'éléments  autres  que  ceux  qui  alimentent  la  génération 
ordinaire.  Pour  elle,  les  éléments  de  la  formation  première  des  ani- 
maux, comme  ceux  de  leur  accroissement,  sont  essentiellement  tirés 
d'une  matière  déjà  organisée;  c'est  an  sein  de  cette  matière,  déjà  pré- 
parée par  un  travail  de  dissolution,  et  à  la  faveur  de  ce  travail  même  de 
dissolution,  que  se  développent  les  produits  de  la  génération  sponta- 
née. Il  parait  impossible  à  beaucoup  de  personnes  que  des  molécules 
matérielles  se  rencontrent  jamais  de  manière  à  constituer  de  toutes 
pièces  un  être  aussi  compliqué  que  l'est  manifestement  le  plus  simple 
des  animalcules.  Telle  est  aussi  l'opinion  des  hétérogénistes.  L'infu- 
soire  ne  se  forme  pas  plus  de  toutes  espèces  dans  l'infusion  que  le 
poulain  ne  se  forme  de  toutes  pièces  dans  l'ovaire  de  la  jument.  Mais, 
comme  le  dit  Burdacb,  dans  la  propagation  par  œuf,  le  nouvel  indi- 
vidu  s'organise  aux  dépens  d'une  masse  amorphe  de  granulations 
microscopiques  qui  se  décomposent.  Est-il  absolument  impossible 
qu'au  sein  de  la  substance  grenue  produite  par  la  décomposition  de 
la  matière  organique  il  se  développe  un  animal  pourvu  de  bouche,  de 
cavité  digestive,  d'organes  locomoteurs,  quoique  d'ailleurs  d'une 
structure  très-simple  ? 

Pour  expliquer  la  formation  de  l'ovule  dans  la  génération  ordinaire, 
nous  sommes  obligés  d'admettre  l'existence  d'une  force  que  l'on  nom- 
mera, que  l'on  spécifiera  comme  on  voudra,  mais  sans  l'intervention 
de  laquelle  les  choses  seraient  restées  dans  leur  état  primitif.  Ne 
peut-on  supposer,  dans  les  cas  de  génération  spontanée,  l'intervention 
d'une  force  analogue  ?  Il  ne  s'agit  que  de  savoir,  dit  un  autre  hétéro- 
géniste,  M.  Pouchet,  si  Tintelligence  suprême  a,  ou  non,  permis  que 
la  même  force  qui  est  mise  en  œuvre  dans  l'organisme  des  animaux 
et  des  plantes  puisse  aussi,  dans  certaines  circonstances,  se  manifes- 
ter au  milieu  des  débris  de  ceux-ci  ;  enfin,  si  la  même  loi  qui  préside 
au  développement  primordial  d'un  ovule  dans  le  tissu  du  stroma  peut 
également  élever  à  la  puissance  d'un  œuf  les  molécules  organiques 
dispersées  en  d'autres  endroits.  D'après  les  idées  de  M.  Pouchet,  la 
génération  primitive  engendre  des  ovules  spontanés  dans  le  milieu 
proligère,  absolument  sous  l'empire  des  mêmes  forces  qui  façonnent 
les  ovules  ovariens  dans  l'homogénie  ou  génération  normale.  La  même 
cause  excitatrice,  le  même  stimulus^  la  même  aura  vitalis,  quel  que  soit 
le  nom  que  l'on  adopte,  préside  à  l'un  et  à  l'autre  de  ces  phéno- 
mènes. Pris  à  leiu*  première  origine,  l'animal  le  plus  parfait  et  le  der- 
nier microzoaire  ne  sont  qu'une  seule  et  même  chose  :  quelques  molé- 
cules, constituant  un  ovule  imperceptible,  et  animées  par  une  force 
d'assimilation  qui  leur  est  inhérente,  et  qui  les  porte  à  s'accroître  aux 
dépens  des  milieux  environnants. 


294  REVUE  BES  SCIENCES. 

«  Dans  la  geDèse  des  animaux  et  des  plantes,  disent  MM.  litlré  et 
Robin  ifiictiannaire  de  Médecine^  p.  627),  rien  n'existe  d'abord  que 
des  matériaux  liquides;  on  voit  ces  matériaux  se  réunir  presque  subi- 
tement molécule  à  molécule,  les  uns  aux  autres,  en  une  substance 
solide  ou  demi*solide.  La  genèse  des  élémeuls  est  earaclérisée  par  ce 
fait  que,  sans  dériver  direcsbemeut  d'aucun  des  éléments  qui  les  entoO' 
rent,  ils  apparaissent  de  toutes  pièces»  par  générations  nouvelles^  à 
l'aÂde  du  blastème  fourni  par  ces  dernîersj  blastème  dont  les  mi^é- 
riaux  se  réunissent  molécule  à  molécule.  Ce  sont,  comme  on  le  loif» 
des  éléments  qui  n'existaient  pas  et  qui  apparaissent.  C'est  une  gén^ 
ration  nouvelle  qui  ne  dérive  d'aucune  autre  directement.  »  Ces  pbé^ 
nomènes,  si  nettement  caractérisés  par  les  auteurs  d'un  ouvrage 
aujourd'hui  classique,  ce  sont  ceux  précisément  que  les  hétéregé^ 
nistes  admettent  comme  inséparables  de  la  production  des  généra- 
tions spontanées* 

L'ovule  ovarien  se  développe  dans  un  milieu  où  la  vie  règne  avee 
toute  son  énergie.  Ajusai,  bien  qu'il  tire  de  lui-même  son  principe 
d'existence,  bien  qu'il  soit  l'expression  malérielle  d'une  fonce  locar 
Usée,  individualisée,  pour  ainsi  dire ,  il  n'en  est  pas  moins  icai  que 
l'être  au  sein  duquel  il  acquiert  sa  première  organisation  réagpt  sur 
lui  d'une  manière  assez  puiasanle  pour  lui  imprimer  des  fiaiactères 
déterminés  de  forme  et  de  structure,  caractères  qui  se  perpétuent 
à  travers  toutes  les  vicissitudes  que  l'animal  rencontre  jusqu'à  sa» 
complet  développement.  Notons  cependant  que  l'intervention  d'une 
tierce  influence  peut  venir  singulièrement  modifier  les  impreaaioQs 
que  l'ovule  reçoit  de  la  matière  ambiante»  cooune  on  Tobserve  dans 
les  cas  d'hybridité,  et  qu'enfin  des  circonstanees  tout  i  fedt  extérieures 
peuvent  déterminer  d'importantes  niodifieatlions  retativement  aux 
caractères  définitifs  de  l'indiiidn.  C'<est  ainsi  que  les  abeilles  onvrièns 
font  à  leur  gré ,  de  larves  à  peine  écluses,  des  femeiles,  des  mftles  et 
des  neutres,  et  cela  sans  qu'il  aille  auife  chose  qu'un  changement  de 
régime  et  d'habitation* 

Le  milieu  dans  lequel  se  tomentles  géoaéiatîoQS  spontanées  est  âiî- 
demment  bien  inférieur  i  celui  qu'offre  un  tissu  vivaul  et  plein  d'acti- 
lété.  La  matière  qui  s'organise  à  nouveau  dépend  ehimiquement  des 
éléments  qui  interviesnent  dans  sa  £Mrm«kion,  pbyaiquiraieQt  des  con- 
ditions extérieures  de  température,  de  lumière,  de  pression,  etc^ 
influences  suaceptlUes  4e  se  cooabiner  en  toutes  pfoportiaQS«  de  se 
modifier  à  chaque  hmt^  et  qui  ne  saoraient  imposer  aax  prodmts  des 
formes  d'une  absolue  fixité.  Ce  fait  expliquerait-il  le  caractère  de 
mutabilité  si  manifeste  chez  presque  tous  les  êtres  que  les  hétérogé- 
nistes  considèrent  comme  pouvant  résulta  d'une  génération  sponta- 


DES  GÉNÉBATIONS  SPONTANÉES,  295 

née,  c'est-à-dire  les  microzoaires  ou  animaux  des  infusions,  et  les 
entozoaires  ou  animaux  qui  habitent  l'îiitérieur  des  corps  vivants?  Les 
individus  appartenant  à  ces  deux  classes  subissent  certaines  méta- 
morphoses, et  leurs  transformations  semblent  différer  de  celles  qu'on 
a  observées  chez  les  animaux  supérieurs,  en  ce  qu'elles  sont  beaucoup 
plus  sous  la  dépendance  des  milieux  environnants.  L'action  de  ces 
milieux  ne  peut  se  manifester,  relativement  aux  métamorphosées  des 
animaux  placés  vers  le  sommet  de  Téchelle  zoologique,  qu'en  arrêtant 
l'évolution  des  phases  successives,  tandis  qu'il  est  permis  de  supposer 
avec  assez  de  probabilité  que  les  entozoaires  et  les  microzoaires,  saus 
passer  par  une  série  déterminée  de  transformations,  subissent,  parmi 
un  certain  nombre,  celles  qui  se  trouvent  le  plus  en  rapport  avec  les 
oonditions  d'existence  au  milieu  desquelles  ils  sont  relégués.  Ce  fait 
n'est  plus  mis  en  doute  aujourd'hui 'pour  les  entozoaires,  dont  les 
diverses  espèces  pourraient  bien  n'être  que  les  dérivations  d'un  petit 
nombre  de  formes  primitives. 

L'étude  des  organismes  inférieurs,  à  mesure  qu'elle  devient  plus 
approfondie,  dérange  singulièrement  la  plupart  des  idées  que  les 
zoologistes  semblaient  caresser  avec  une  véritable  prédilection  ;  ces 
idées,  qu'on  avait  ambitieusement  érigées  en  lois,  découlaient  d'ob- 
servations faites  sur  des  animaux  qui  résistent  aux  influences  exté- 
rieures, qui  dominent  en  quelque  sorte  les  milieux  et  qui  constituent 
h  représentation  la  plus  élevée  de  la  force  de  réaction.  Mais  ces  ani- 
maux, qui  font  impression  sur  notre  esprit  parce  qu'ils  sont  gros, 
deviennent  bien  peu  de  chose  lorsqu^on  les  compare  à  l'infinie  multi- 
tude des  êtres  qui  subissent  docilement  l'empire  de  la  matière,  et  qui, 
soumis  à  des  causes  incessantes  de  destruction ,  ne  se  continuent 
que  grùce  à  la  faoîHté  avec  laquelle  ils  se  reproduisent  et  se  r^- 
nèrent. 

La  comparaison  que  nous  avons  essa3ré  d'établir  entre  l'ovule  des 
générations  spontanées  et  celui  des  générations  normales  ne  pourrait 
être  suivie  jusqu'au  bout  dans  des  conditions  complètes  de  parité,  le 
développement  de  l'ovule  ovarien  étant  presque  toujours  subordonné 
à  l'intervention  complémentaire  de  la  fécondation.  Cette  nécessite 
constitue  une  des  lois  les  plus  constantes  parmi  celles  que  l'on  admet 
dans  la  zoologie.  H  est  vrai  que,  si  Ton  observe  ce  qui  se  passe  dspos 
la  série  animale,  on  oonstate  un  certain  nombre  de  modifications  suc- 
cessives, dont  l'effet  est  de  nous  éloigner  considérablement  du  pomt  de 
départ.  Les  conditions  de  la  fécondation  deviennent  de  moins  en  moins 
rigoureuses  à  mesure  que  l'on  abandonne  les  types  supérieurs;  de 
deux  parents,  nous  arrivons  finalement  à  un  seul,  dans  i'hermaphrodi- 
tisme  complet;  et  même,  si  les  faits  allégués  en  faveur  de  la  parthé- 


296  REVUE  DES  SCIENCES. 

nogénésie  sont  exacls,  nous  aurions  des  exemples  d'espèces  se  perpé- 
tuant, sans  fécondation,  par  plusieurs  générations  de  femelles.  D'un 
autre  côté,  bien  des  physiologistes  professent  que  les  éléments  de  la  ma- 
tière fécondante  se  désagrègent  au  sein  du  milieu  ovulaire,  de  la  même 
façon  que  les  éléments  mômes  dont  Tovule  s'était  primitivement  cons- 
titué. Cette  manière  de  voir  ne  semblerait-elle  pas  impliquer  que  la 
matière  fécondante  agit  comme  véhicule  d'une  force  spéciale,  la- 
quelle pourrait  être  conçue  sous  une  autre  forme  de  manifestation? 
Ce  serait  le  cas  dans  la  parthénogénésie ,  par  exemple ,  et  dans  les 
générations  spontanées. 

L'histoire  du  globe  a  fourni  aux  hétérogénistes  de  nombreux  et 
puissants  arguments.  Toutes  les  espèces  dont  la  reproduction  est 
aujourd'hui  normale  ont  dû  primitivement  leur  origine  à  des  parents 
tirés  de  la  matière  même.  Il  y  aurait  eu,  suivant  les  uns,  une  création 
simultanée  de  toutes  les  espèces,  et,  au  contraire,  suivant  les  autres, 
un  certain  nombre  de  créations  successives.  La  dernière  hypothèse  est 
celle  qui  s'accorderait  peut-être  le  mieux  avec  les  faits  constatés  par 
la  géologie.  La  surface  du  globe  s'est  évidemment  trouvée  modifiée  à 
plusieurs  reprises,  et  chaque  fois  que  des  continents  ont  paru  au-des- 
sus des  eaux,  il  a  bien  fallu  qu'ils  se  peuplassent.  L'examen  des  débris 
fossiles  montre  d'une  façon  péremptoire  que  chaque  période  géolo- 
gique a  possédé  des  formes  organiques  qui  n'avaient  pas  existé  avant, 
qui  n'existèrent  plus  après,  et  qui ,  par  conséquent ,  n'ont  rencontré 
que  durant  cette  période  l'ensemble  de  conditions  extérieures  indis- 
pensables à  leur  développement.  Ces  créations  ne  portent  nullement 
un  caractère  provisoire  ou  ébauché  ;  elles  offrent  cette  même  har- 
monie, cette  même  coordination  entre  les  espèces  animales  et  végé- 
tales que  nous  admirons  dans  la  nature  actuelle;  enfin,  la  constitution 
des  terrains  nous  prouve  qu'elles  se  sont  maintenues  pendant  des 
espaces  de  temps  qui  dépassent  de  beaucoup  en  durée  l'intervalle  qui 
nous  sépare  de  la  première  apparition  de  l'homme. 

Ce  serait  une  erreur  de  prétendre  aujourd'hui  que  l'hypothèse  des 
créations  successives  est  en  contradictionavec  le  témoignage  des  Écritu- 
res. Les  journées  bibliques,  tout  le  monde  est  d'accord  sur  ce  pointons 
représentent  que  des  époques  d'une  durée  indéterminée,  pendant  les- 
quelles auraient  eu  lieu  les  diverses  créations.  Les  nuits  et  les  jours  delà 
Genèse  pourraient  indiquer  des  périodes  alternatives  de  cataclysme  et 
de  création.  Quant  au  repos  dont  parle  Moïse ,  cette  expression  n'in- 
dique nullement  que  la  faculté  créatrice  ait  été  pour  jamais  anéantie. 
Sans  faire  intervenir  directement  l'action  souveraine  toutes  les  fois  qu'il 
naît  une  monade^  ne  peut-on  admettre  avec  M.  Pouchet  «  qu'il  existe  des 
lois  dominatrices  de  la  matière  et  de  la  vie ,  déterminant  les  circons- 


DES  GÉNÉRATIONS  SPONTANÉES.  297 

tances  dans  lesquelles  la  puissance  organisatrice  peut  se  manifester 
et  donner  naissance  à  quelque  être  nouveau.  »  Cette  opinion  a  pour  elle 
un  témoignage  qui  doit  lui  donner  une  certaine  valeur  aux  yeux  des 
casuistes.  Voici  en  quels  termes  s'exprime  saint  Augustin  dans  ses 
lettres  sur  la  Genèse  :  a  La  production  des  ôtres  vivants  et  animés 
n'était  complète  et  terminée  que  d'une  certaine  manière ,  dans  leur 
principe  et  dans  leur  cause,  en  ce  sens  que  la  terre  et  les  eaux ,  en 
passant  du  néant  à  Tôtre ,  avaient  reçu  en  même  temps  le  pouvoir 
d'amener  au  jour,  à  l'époque  fixée,  les  êtres  destinés  à  répandre  dans 
les  airs,  dans  les  abîmes  des  mers  et  sur  tous  les  points  du  globe,  la 
vie  et  le  mouvement...  Ainsi  les  êtres  vivants  n'ont  apparu  dans  l'état 
actuel  que  dans  le  temps,  ou,  autrement  dit,  par  le  développement 
successif  des  siècles.  » 

Si  l'on  admet  des  créations  successives,  effectuées  sous  l'inspiration 
de  la  sagesse  souveraine  et  en  vertu  de  lois  préétablies,  pourquoi  ne 
se  produirait-il  plus  aujourd'hui  des  phénomènes  analogues?  Nous 
n'assistons  pas,  il  est  vrai,  à  la  formation  d'espèces  considérables  par 
le  volume,  la  taille  des  individus;  mais  ne  serait-ce  point  parce  que 
les  circonstances  extérieures  qui  ont  provoqué  l'apparition  des  grandes 
espèces  actuelles  continuant  à  se  maintenir,  le  mode  ordinaire  de 
génération  suffit  pour  perpétuer  ces  espèces  dans  les  proportions  où 
elles  sont  utiles  à  l'économie  de  la  nature ,  sans  que  la  création  de 
types  nouveaux  puisse  devenir  une  des  conditions  de  l'équilibre  géné- 
ral? Si  l'on  voit,  au  contraire,  comme  l'affirment  les  hétérogénistes,  dès 
myriades  d'animalcules  apparaître  spontanément  dans  les  infusions, 
c'est  que  chaque  globule  d'eau,  renfermant  de  la  matière  organisée, 
est  un  véritable  petit  monde,  ayant  droit  à  sa  population,  population 
comme  lui  instable,  comme  lui  se  dissolvant  et  renaissant  sans  cesse. 
Si  les  espèces  microscopiques  se  présentent  sous  des  formes  aussi 
variées,  c'est  peut-être  parce  que  leur  petitesse  même  et  leur  faible 
individualité  donnent  une  influence  considérable  à  toutes  les  causes 
susceptibles  de  les  atteindre.  Du  reste,  dans  les  organisations  de  cette 
nature,  certains  caractères,  la  forme  par  exemple,  pourraient  bien 
n'avoir  plus  la  valeur  que  nous  leur  attribuons  dans  la  zoologie  géné- 
rale, parce  que  nous  les  voyons,  chez  les  espèces  voisines  de  nous, 
présenter  une  assez  grande  fixité.  En  tout  cas,  quelque  variés  qu'ils 
soient  dans  leurs  formes ,  les  animalcules  des  infusiqps  se  rapportent 
à  un  assez  petit  nombre  de  types ,  et  les  micrographes  les  partagent 
seulement  en  huit  familles,  elles-mêmes  très-peu  subdivisées  comme 
genres. 

Dans  l'ordre  des  faits,  les  arguments  favorables  à  la  génération 
spontanée  ne  se  rapportent  plus  aujourd'hui  qu'à  trois  groupes  d'êtres 


298  REVUE  DES  SCIENCES. 

argamsés  :  les  animaux  et  végétaux  des  infusions,  et  'les  entozoai- 
tes.  Encore  ce  cercle  déjà  étroit  semble- t^il  se  restreindre  de  jow 
eik  jour,  et  les  entozoaires  sont-ils  bien  près  d'échapper  aux  hélé- 
rogénistes.  Pendant  longtemps,  au  contraire,  ces  animaux  aTaieal 
semblé  leur  fournir  les  preuves  les  plus  concluantes.  On  sait  qn*ïk  se 
développent  non-seulement  dans  le  tube  digestif,  où  leur  introdue* 
tion  se  comprend  sans  peine ,  mais  encore  dans  le  foie ,  dans  le  cer- 
veau, dans  les  poumons,  dans  les  os,  dans  les  humeurs  de  l'œil,  dans 
IfiB  vaisseaux  circulatoires,  etc.,  et  cela  en  telle  quantité  que  des  tksus 
tout  entiers,  le  tissu  musculaire  chez  l'homme,  par  exemple,  ont  été 
pacfois  convertis  presque  instantanément  en  une  masse  verminense.  A 
la  difficultéd'expliquer  la  présence  de  ces  Ters  dans  des  cavités  parM- 
tement  closes  et  inaccessibles  à  l'air  se  joignait  cette  circonstance 
que,  dans  un  grand  nombre  d'espèces,  on  n'avait  pas  encore  déceu- 
Tfirt  d'organes  reproducteurs.  Il  y  a  quelques  années  seulement  -que 
des  travaux  dignes  de  toute  confiance  ont  mis  hors  de  doute  Texi»- 
tence  d'appareils  de  cette  nature  chez  la  plupart  des  espèces  où  h  fait 
était  contesté.  Chose  bizarre,  on  amontré  que  ces  animaux,  jusqu'alors 
considérés  comme  inféconds,  produisaient  des  milliers  d'eeirfs,qtie  leur 
eorps  tout  entier,  d'une  extrémité  à  l'autre,  n'était  souvent,  pour  aiin 
dire,  qu'un  appareil  reproducteur.  On  a  constaté,  en  même  temps, 
qu'ils  subissaient  des  métamorphoses  telles,  que  le  fameux  temia  cm 
ver  aolitaire  n'était  qne  le  second  degré  de  développement  d«  cf^li^ 
i^erque.  On  a  vu  que  les  entozoaires  entreprenaient  des  migralians, 
Qu'ils  passaient,  en  changeant  le  plus  souvent  de  forme,  d'un  organe 
dans  un  autre  organe,  d'un  animal  dans  un  autre  animal,  et  Von  a 
i^oiyecturé  qu'il  pouvait  bien  exister  chez  ces  êtres  une  fiEteuUé  d'adap- 
tation ,  grâce  à  laquelle  des  embryons  semblables  k  l'origine  étaienl 
Bosoeptiblesde  produire,  suivant  la  condition  où  le  hasard  les  plaçait, 
des  individualités  plus  ou  moins  permanentes-,  mais  toujours  en  rap- 
port avec  le  milieu.  En  même  temps,  on  établissait  qne,  pour  iàiv% 
parvenir  les  œufs  et  les  embryons  des  entozoaires  dans  les  cavités 
intérieures,  la  nature  leur  avait  donné  diiîérents  moyens  d'introdno- 
tion,  résultant  soit  de  leur  petitesse  même,  et  de  la  facilité  avec 
laquelle  ils  se  glissent  à  travers  les  liquides  et  les  fibres  organiques , 
soit  de  l'existence  d'appareils  spéciaux,  tels  que  les  crodiets  perftv 
sants  dont  sont  armés  les  jeunes  tœnias. 

Les  hétérogénistes  ne  sauraient  aujourd%ui  s'inscrire  en  feus  eon- 
ire  les  découvertes  relatives  à  la  reproduction  4es  helminthes;  nmis 
ils  nient  énergiquement  qu'il  résulte  de  ces  découvertes  une  objec- 
tion ahsohie  contre  leur  doctrine.  Rien  n'empêche,  suivant  eux,  que 
des  êtres  issus  d'une  génération  spontanée  se  reproduisent  easnte 


DES  GÉNÉRATIONS  SPONTANÉES.  299 

nooiialeiDueDt  C'est  ainsi,  quel  que  soit  d'ailleurs  le  système  que  Toii 
adopte,  qne  les  choses  ont  dû  se  passer,  pour  toutes  les  espèces ,  aa 
début  de  chaque  création.  Quant  aux  migrations  et  aux  transformations 
de  ces  animainr,  les  partisans  de  la  génération  spontanée  sont  de  moins 
laoile  composition.  Se  rrfusant  systématiquement  à  admettre  les  faits 
allégttôs  par  leurs  adversaires,  ils  contestent  que  Ton  puisse  expliquer 
avec  de  pareilles  hypothèses  tant  d'ohservations  recueillies  par  les 
meilleurs  attoors,  et  qui  présentent  toutes  les  garanties  d'authenticité* 
On  a  iroQvé  des  Ters  dans  des  intestins  d'embryons  humains,  dans 
des  œufs  de  pocde.  II  y  en  a  môme,  dit  Burdach,  qui  habitent  le  corps 
d'autses  entozoaiies.  Bctfanus  a  découvert  dans  le  foie  d'un  limaçon 
des  nets  jaunes  ehec  lesquels  vivaient  des  cercaires.  Nordmann  a 
aperçu  des  entozoaires  microscopiques  dans  les  trématodes  que  con- 
tiennent si  souvent  les  yeux  des  poissons. 

Eiideminfiil,  il  reiste  eneove  dans  l'histoire  des  entosoaires  bien  des 
obactirîAéa*  lies  hétéDogémstes,  en  faisant  ressortir  le  peu  de  certitode 
de  nos  eomiaîssanoes  ^ our  tout  ce  qui  concerne  ces  singuliers  dtres , 
obligeront  les  naturalistes  à  entreprendre  de  nouvelles  recherdies , 
et,  tt  ees  recherches  n'avancent  pas  la  solution  du  problème  des  gé« 
néraiions  spontanées,  eUes  n'en  seront  pas  pour  cela  moins  utiles 
aux  progrès  de  Thelminthologie. 

Les  animaux  et  les  végétaux  des  infusions  présentent  de  remarqua^ 
Ues  points  de  rossemblanoes ,  lorsque  l'on  considère  leur  mode  de 
déTeloppemeot.  Sur  la  limite  qui  sépare  les  deux  règnes  organiques , 
il  se  trouve  un  certain  nombre  d'espèces  dont  il  serait  très-embarras- 
sant de  spécifier  d'une  manière  exacte  la  nature  animale  ou  végétale. 
LC'déba^,  dasis]  la  gestion  qui  nous  occupe ,  s'applique  à  tous  les 
6tres  organisés  qui  se  produisent  au  sein  des  infusions,  puisqu'il  s^agH 
de  détemâner  si,  le  principe  de  la  vie  une  fois  détroit  dans  un  corps , 
les  éléments  [dissodés  de  ce  corps  peuvent  se  réunir  spontanément 
pour  reoonslîliier  une  indivîdQalité  vivante. 

Itet  le  monde  connaît  plus  ou  m^ns  les  inlusoires.  Il  n'est  personne, 
innm  les  gens  du  monde,  qui  n'ait,  à  qudque  moment,  jeté  les  yeux 
i  travers  un  microscope  sur  ces  peuples  fantastiques  qui,  suivant 
Toimiion  vulgaire,  encombreraient  chaque  goutte  d'eau,  mais  qui ,  en 
Téslité,  et  fort  heureusement  pour  jnotre  hygiène,  ne  se  développent 
et  ae  pullulent  que  dans  les  liquides  tenant  de  la  matitee  organique 
en  4issolution.  Chi  ne  s'estimerait  point  naturaliste,  à  moins  d'avoir 
&it  un  peu  d'expérimentation  sur  ces  petits  êtres,  au  sujet  desquels 
la  science  nous  apprend  tous  les  jours  quelque  chose  de  nouveau  et 
qathrenberg  appelait  à  si  juste  titre  la  voie  lactée  du  micrweepe. 
4Iq[»eadant ,  en  France  surtout ,  bien  peu  de  savants  les  ont  étudiés 


300  REVUE  DES  SCIENCES. 

d'une  manière  snme,  particulièrement  au  point  de  vue  de  leur  repro- 
duction. Les  travaux  les  plus  récents  et  les  plus  remarquables  sur 
cette  matière  sont  ceux  de  M.  Balbiani, 

Les  hétérogénistes,  impitoyablement  poursuivis  de  position  en  posi- 
tion dans  la  discussion  des  faits,  semblent  avoir  choisi  le  terrain  des 
infusoires  comme  un  dernier  refuge.  C'est  sur  ce  point  qu'ils  ont  con- 
centré toutes  leurs  forces,  et  ils  tâchent  de  s'y  rendre  inexpugnables. 
L'année  dernière ,  un  des  professeurs  les  plus  habiles  de  l'Eccrie 
Supérieure  des  Sciences  et  de  l'Ecole  de  Médecine  de  Rouen,  M.  Poo- 
chet,  a  présenté  à  l'Académie  une  longue  série  d'expériences  tendant 
à  prouver,  d'une  manière  suivant  lui  décisive,  que  le  liquide  des  infti- 
sions  est  le  siège  de  phénomènes  relevant  exclusivement  de  l'hété- 
rogénie. 

H.  Pouchet  semble  considérer  la  fermentation  comme  indispensable 
à  la  production  des  générations  spontanées.  L'organisme  nouveau  ne 
puise  ses  éléments  qu'à  même  les  débris  des  anciennes  générations. 
Si  l'on  place  une  matière  organique  telle  que  le  foin  dans  des  condi- 
tions où  la  fermentation  puisse  se  produire ,  où  les  diverses  phases 
de  l'expérience  puissent  être  suivies  avec  la  certitude  que  les  résultats 
ne  sauraient  être  attribués  à  des  causes  autres  que  celle  qu'on  in- 
voque, voici,  d'après  le  savant  rouenoais,  les  phénomènes  qui  apparais- 
sent successivement ,  une  fois  que  la  fermentation  a  provoqué  la 
désagrégation  de  la  matière  organique.  Au  début,  les  éléments  orga- 
nisables  semblent  être  à  l'état  de  dissolution  complète  dans  le  liquide. 
Les  meilleurs  microscopes  n'y  montrent  absolument  rien  de  vivant 
Au  bout  de  vingt-quatre  heures  environ,  si  les  conditions  de  tempé- 
rature sont  .favorables ,  on  voit  apparaître  de  très-petits  corpuscules 
arrondis ,  d'abord  immobiles,  mais  qui,  après  un  autre  intervalle  de 
vingt-quatre  heures,  manifestent  une  motilité  tout  à  fait  différente  da 
mouvement  brownien.  Ce  sont  des  animalcules,  soit  des  Monades 
termo  et  crepusculum,  soit  desBacteriums  ou  des  Vibrions.  Comment 
ces  êtres  se  sont-ils  produits  ?  quel  est  leur  mode  de  formation  ? 
H.  Pouchet  ne  formule  pas  d'opinion  à  cet  égard  ,  l'infinie  petitesse 
des  résultats  primaires  de  la  génération  spontanée  les  dérobant  à  toute 
espèce  d'investigation.  Quoi  qu'il  en  soit ,  leur  existence  se  prolonge 
à  peine  quelques  heures,  et  leurs  débris  constituent  une  sorte  de  pel- 
licule, que  M.  Pouchet  nomme  pellictde  proligère^  parce  qu'elle  rem- 
plirait, suivant  lui,  les  fonctions  d'ovaire  improvisé.  C'est  au  sein  de 
cette  pellicule  que  vont  se  manifester  les  premiers  phénomènes 
saisissables  de  l'hétérogénie. 

N'insistons  pas  sur  les  inconvénients  d'une  lacune  assez  importante 
cependant,  puisqu'elle  tient  dans  l'obscurité  ce  qui  est  peut-être  le 


DES  GÉNÉRATIONS  SPONTANÉES.  301 

nœud  de  )a  question;  acceptons  comme  point  de  départ  ces  Monades, 
que  Bory  de  Saint-Vincent  considérait  comme  des  individualités  jouis- 
sant d'une  vie  propre,  mais  qu'elles  peuvent  perdre  en  se  groupant  avec 
d'autres  molécules  identiques  pour  contribuer  à  la  production  d'un 
être  plus  élevé.  Suivant  M.  Pouchet,  si  l'on  examine  ce  qui  se  passe 
an  sein  de  la  pellicule  formée  de  cadavres  microscopiques  amoncelés, 
le  premier  indice  de  genèse  consiste  dans  le  groupement  des  granu- 
lations organiques  de  place  en  place,  de  manière  à  figurer  de  petits 
amas,  dont  chacun  est  entouré  d'une  zone  plus  transparente.  Ces  pe- 
tits amas  sont  les  centres  de  formation  des  ovules.  L'ovule  des  mi- 
crozoaires,  au  moment  de  sa  première  apparition,  n'ofTre  pas  un  autre 
aspect  que  celui  d'un  grand  nombre  d'animaux  d'un  ordre  déjà  su- 
périeur. Au  bout  de  vingt-quatre  heures,  sa  délimitation  se  complète, 
et  il  se  forme  une  membrane  externe  plus  ou  moins  épaisse,  un 
véritable  chorion. 

En  résumé,  M.  Pouchet  a  vu  des  infusoires  manifester  leur  existence 
dans  des  milieux  où,  suivant  lui,  leur  apparition  ne  pouvait  être  attri- 
buée au  mode  normal  de  génération;  il  a  vu  leur  développement 
accompagné  de  circonstances  qui  rappellent  assez  exactement  tout  ce 
que  nous  connaissons  du  premier  développement  des  ovules  ovariens. 
Ses  expériences  et  ses  conclusions,  détaillées  dans  un  ouvrage  qui 
parut  un  peu  tardivement,  avaient  d'abord  été  produites  dans  un 
Mémoire  qui  causa  une  certaine  sensation.  L'auteur  était  un  homme 
considérable  dans  la  science  et  à  qui  l'on  devait  des  travaux  esti- 
més; il  déclarait  o  apporter  le  fruit  de  trois  années  de  recherches  et 
d'expériences  incessantes.  »  Ses  affirmations,  contraires  à  toutes  les 
doctrines  courantes,  étaient  nettes,  positives,  solennelles.  Il  fallait  les 
admettre  ou  s'inscrire  en  faux  ;  prouver,  dans  ce  cas,  que  M.  Pouchet 
a\ait  mal  vu,  ou  bien  qu'il  avait  mal  expérimenté.  L'affaire  était  grave, 
embarrassante.  L'Académie  n'était  pas  en  mesure  de  se  prononcer* 
En  attendant  que  la  lumière  se  fit  un  peu  sur  cette  question,  elle  mit 
en  avant,  et  non  sans  une  certaine  timidité,  les  expériences  classiques 
deSchultz  et  de  Schwann,avec  quelques  autres  expériences  françaises 
qui  semblaient  confirmer  celles  des  savants  allemands.  Ce  système  de 
temporisation  n'était  guère  propre  à  satisfaire  la  partie  du  public  qui^ 
croit  que  les  académies  doivent  toujours  avoir  réponse  à  tout.  Une 
heureuse  diversion  sauva  Tautorité  déjà  si  souvent  mise  en  péril  du 
sénat  scientifique. 

M.  Milne  Edwards,  en  contestant  que  les  températures  employées 
par  M.  Pouchet  dans  la  dessiccation  de  la  matière  organique  fussent 
suffisantes  pour  assurer  la  destruction  des  germes,  s'était  appuyé  sur 
les  expériences  de  M.  Doyère,  relatives  à  la  reviviscence.  L'argument 


3ût  REYOB  DES  SGIENCETS. 

présentait  tout  d'abord  une  grande  Taieur.  L'hétérog<^ie,  sui^ut 
définition  la  plus  claire,  c'est  rapparition  d'êtres  organisés  dans 
milieu  et  panai  des  âéments  qui  ne  contenaient  antérieurement  m 
corps  vivants,  ni  germes.  Les  hétérogéniste^  doivent  donc  proaver 
avant  tout  que  cette  condition  est  par&itement  remplie  dans  leurs 
expériences,  et  l'un  des  moyens  de  contrôle  l'es  plus  efficaces  a  tou- 
jours paru  celui  qui  consiste  à  soumettre  la  matière  employée  à  des 
températures  capables  d'anéantir  la  vie  jusque  dans  les  germes.  Or, 
M.  Doyére  avait  fait  revivre  certains  Rotifères  et  Tardigrades,  après  les 
avoir  exposés  à  une  température  dépassant  celle  de  Teau  bouilbnle.  H 
fallait  par  conséquent,  saii^mt  M.  Edwards,  pour  échapper  à  eetls 
objection,  que  la  matière  organique,  l'eau,  Fair  seront  aux  eacpé- 
riences  passassent  préalablement  par  des  températures  très-élevées* 
Au  point  de  vue  de  la  rigueur  absolue  de  rexpérimentation,  H.  £d« 
wards  avait  raison.  Cependant  l'objection  pouvait  être  aisément  le^fiée 
pour  le  cas  actuel,  si  M.  Pouchet  se  fût  plus  esactement  rendu  compte 
des  expériences  faites  en  1843  par  M.  Doyère.  Il  aurait  vu  alors  que 
les  Rotifères  et  les  Tardigrades  ne  supportent  des  températures  éle» 
vées  qu'à  la  condition  d'avoir  été  d'abord  desséchés  de  la  manière  la 
plus  complète  et  par  les  procédés  les  plus  puissants  que  la  science 
possède.  Or,  rien  de  pareil  n'avait  lieu  dans  les  expériences  de  M.  Pou* 
cfaet.  Nous  croyons  même  nous  rappeler  des  méthodes  de  dessiccatioa 
préconisées  par  ce  savant  et  qui  nous  semblent  radicalement  impro* 
près  à  produire  l'élimination  complète  des  liquides;  tel   est  entre 
autres  le  procédé  qui  consisterait  à  enfermer  hermétiquement  des 
mousses  dans  un  ballon,  que  l'on  ferait  ensuite  séjourner  plus  ou 
moins  longtemps  dans  une  étuve.  M'.  Pouchet,  obéissant  &  une  mal- 
heureuse inspiration,  préféra  nier  puresient  et  simplement  les  fiiits 
qu'on  lui  opposait.  Il  contesta  la  reviviscence  sons  toutes  ses  formes, 
publia  brochure  sur  brochure,  article  sur  article,  promit  des  prir  de 
cinq  cents  francs,  tout  cela  pour  aboutir  à  une  effroyable  défaite  devant 
la  Société  de  Biologie  qu'il  avait  acceptée  pour  juge  et  arbitre.  Aujout^ 
d'hui  HL  Pouchet  parait  avoir  pris  bravement  son  parti  de  l'échec  qull 
a  subi  sur  le  terrain  des  animaux  ressuscitants.  Peut-être  même  pourw 
\rait-on  dire  qu'il  a  profité,  en  homme  habile,  d'une  expérience  dièr^ 
ment  acquise  pour  donner  à  ses  travaux  actuels  une  pi^isiony  mu 
caractère  d'exactitude  que  l'on  regrettait  de  ne  point  trouver  toajoars 
dans  les  premières  observations  soumises  à  l'Académie*  Quand  ii  s^sgit 
d'une  question  aussi  complexe  que  celle  qui  se  débat  en  ce  moment, 
on  ne  saurait  apporter  trop  de  rigueur  dans  les  méthode^  trop  de 
sévérité  dans  les  déductions  de  l'expérimentation; 
Les  principales  objections  faites  aux  expériences  de  M.  Pouchet 


DES  GÉNÉRATIONS  SPONTANÉES.  303 

nennent  des  partisans  de  la  panspermie,  c'est-à-dire  de  ceux  qui 
croient  à  la  dissémination  matérielle  des  germes  dans  Tatmosphère», 
et  par  suite  dans  tous  les  milieux  où  Tair  est  susceptible  de  leur  servir 
de  yéhicule.  Si  Ton  admettait  comme  fondée  cette  hypothèse  de  la: 
dissémination,  les  expériences  relatives  à  lliétérogénie  devraient  être 
fsdtes  dans  des  conditions  bien  difficiles  à  réaliser.  H.  Pouchet  assure 
bien  aroir  obtenu  des  animalcules  de  nuitières  carbonisées  et  par  eon* 
séquent  retenant  fort  peu  de  chose  de  leurs  propriétés  organiques; 
mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  plupart  des  bétéragénistes,  et 
l'éminent  professeur  de  l'école  de  Rouen  tout  le  premier,  indiquent, 
comme  condition  essentielle  de  la  spontéparité  la  décomposition 
d'une  matière  organique.  Or,  par  les  moyens  mômes  qu'on  emploierait 
pour  anéantir  les  germes,  n'arriverait-on  pas,  dans  certaines  circons* 
tances,  à  modifier  la  matière  en  expérience  de  telle  sorte  que  la  pro- 
duction des  phénomènes  génésiques  y  devint  impossible?  Pour  faci* 
liter  l'expérimentation,  en  môme  temps,  par  une  tactique  bien  légitime, 
les  bétérogénistes  devaient  ôtre  conduits  à  attaquer  les  panspermistes 
snr  leur  propre  domaine,  et  à  contester  que  l'air  fui  un  véhicule  aussi 
actif  qu'on  l'avait  admis  jusqu'à  présent. 

L'air  atmosphérique  renferme  une  infinité  de  poussières.  ÏPour  s'en 
convaincre,  il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  l'espace  occupé  par  un  rayon 
de  lumière  pénétrant  dans  une  chambre  un  peu  sombre,  à  travers 
qaelque  fissure  de  volet.  Les  micrographes  ont  naturellement  étudié 
depuis  longtemps  la  constitution  de  ces  poussières.  Ils  y  ont  trouvé 
des  fragments  de  silice  et  de  carbonate  de  chaux,  des  filaments  de 
laine  et  de  coton,  des  débris  d'insectes,  des  grains  de  pollen  et  de 
técule,  des  spores  d'acotylédones,  quelques  œufs  de  microzoaires.  Ces 
œufs  se  rencontrent  assez  rarement,  et,  suivant  les  bétérogénistes^ 
alors  même  qu'on  supposerait  les  expériences  mal  conduites,  les  appa<» 
reils  défectueusement  établis,  on  ne  serait  nullement  fondé  à  expli-* 
quer  par  leur  présence  seule  l'apparition  de  ces  myriades  d'êtres 
organisés  qui  se  développent  dans  les  infusions,  non  plus  que  cette 
diversité  d'espèces  si  généralement  en  rapport  avec  les  modifications 
que  Ton  introduit  dans  les  conditions  de  l'expérience. 

Pour  ce  qui  est  de  la  diversité  des  formes  organiques,  si  l'on  consi* 
dère  que  les  iiïfusoires  vivent  sous  la  dépendance  la  plus  complète 
des  milieux  ambiants,  qu'ils  subissent  des  métamorphoses  et  qu'ils, 
constituent,  au  demeurant,  un  assez  petit  nombre  de  genres  bien  détec» 
minés,  on  pourra  comprendre  que  les  mômes  germes,  dans  des  con?> 
dilions  différentes,  soient  susceptibles  de  donner  naissance  à  de& 
formes  dilTérentes  aussi.  Quant  à  la  contradiction  qu'impliquerait  le 
petit  nombre  de  germes  constaté  dans  l'air,  et  la  pullulation  des  mi- 


304  REVUE  DES  SCIENCES. 

crozoaires  dans  les  infusions,  on  pourrait  peut-être  répondre  que  dous 
ne  connaissons  des  poussières  atmosphériques  que  ce  que  le  micros- 
cope, instrument  nécessairement  borné,  nous  y  a  montré.  H.  Pouchet 
lui-même,  en  parlant  des  premiers  animalcules  observés  par  lui  dans 
ses  infusions,  avoue  que  leur  petitesse  les  dérobe  à  toutes  les  investi- 
gations. A  plus  forte  raison  s'il  existait  dans  l'air  des  germes  de  pareils 
êtres,  ce  que  nous  sommes  hors  d'état  d'affirmer  aussi  bien  que  de 
contester,  ces  germes  auraient-ils  grande  chance  de  passer  dans  le 
champ  du  microscope  sans  arrêter  nos  regards.  D'un  autre  côté,  pour 
décider  péremptoirement  si  l'atmosphère  renferme  ou  non  des  germes 
nombreux,  possédons-nous  des  connaissances  assez  précises  sur  les 
moyens  de  propagation,  sur  les  corps  reproducteurs  des  microzoaires? 
Pouvons-nous  toujours  assigner  aux  œufs  une  espèce,  constater  môme 
leur  présence,  dans  cet  état  de  déformation  et  de  dessiccation  où  la 
poussière  atmosphérique  nous  les  présente  le  plus  souvent?  Dans  l'eau 
même,  leur  milieu  naturel,  est-il  toujours  aisé  de  les  distinguer?  Un 
savant  qui  a  beaucoup  étudié  la  propagation  des  infusoires  avouait 
avec  une  très-grande  modestie  qu'il  avait  assez  fréquemment  réussi  à 
suivre  les  œufs,  lorsqu'il  les  surprenait  se  détachant  du  microzoaire 
qui  les  avait  engendrés,  mais  qu'il  lui  avait  toujours  été  très-difficile 
d'en  trouver  d'isolés  dans  le  liquide  des  infusions,  bien  qu'il  dût  en 
exister  en  nombre  considérable. 

Admettons  cependant  pour  un  moment  que  l'atmosphère  renferme 
très-peu  de  germes  ;  faudrait-il  donc  que  le  contraire  eût  lieu  pour 
qu'il  fût  possible  d'expliquer  autrement  que  par  la  génération  spon- 
tanée la  pullulation  des  animalcules  dans  les  infusions?  M.  Pouchet 
dit  dans  son  livre  de  VHétérogénie  que  la  force  génésique  se  manifeste 
généralement  avec  d'autant  plus  de  profusion  que  le  produit  qui  doit 
en  découler  est  moins  élevé.  C'est  ainsi  que  l'ascaride  donne  naissance 
à  des  milliers  de  germes,  la  jument  à  un  seul.  Le  même  auteur  rap- 
porte en  même  temps  le  fait  si  connu  de  Vhydatina  senta,  animalcule 
rotateur  qui  fournit  en  dix  jours  un  million  de  rejetons.  II  est  vrai 
qu'ailleurs  il  n'accorde  à  la  généralité  des  infusoires  que  des  oeufs 
très-peu  nombreux,  très-lents  à  se  former,  et  d'un  volume  considé- 
rable. Cette  allégation  se  trouvât-elle  fondée,  en  résulterait-il  pour 
cela  que  la  reproduction  des  infusoires  fût  aussi  lente,  aussi  pauvre 
dans  ses  résultats  que  les  hétérogénistes  l'affirment?  M.  Pouchet,  pages 
387-388  de  l'ouvrage  précité,  convient  avoir  vu  des  œufs  de  paramœ- 
des  se  segmenter  de  manière  à  fournir  quatre  individus  distincts. 
D'autres  observateurs  ont  vu  certaines  espèces  s'envelopper  d'un  cocon 
protecteur,  lorsqu'elles  sont  menacées  de  dessiccation,  puis,  retrou- 
vant un  milieu  humide,  se  segmenter,  au  sortir  de  leur  kyste,  en  un 


DES  GÉNÉRATIONS  SPONTANÉES.  305 

certain  nombre  d'individus.  Que  ces  dédoublements  se  renouvellent  à 
plusieurs  reprises,  en  un  court  espace  de  temps,  et  il  en  résultera 
une  population  innombrable  dans  toute  l'acception  du  mot.  Des  obser- 
vations toutes  récentes  de  M.  Balbiani  établissent  que  la  scissiparité 
suffirait  parfaitement  pour  rendre  compte  de  la  prodigieuse  multipli- 
cation de  certaines  espèces.  Un  seul  paramœcium  colpoda  a  produit  en 
douze  jours,  de  cette  manière,  près  de  six  mille  rejetons;  un  paramœ- 
dura  aurelia  en  a  produit,  en  quarante-deux  jours,  un  million  trois 
cent  quatre-vingt-quatre  mille  quatre  cent  seize.  Toute  cette  descen- 
dance d'un  infusoire,  long  à  peine  lui-môme  d'un  cinquième  de  milli- 
mètre,, représenterait,  mise  à  la  file,  une  longueur  de  deux  cent 
soixanie-dix-sept  mètres. 

La  question  de  l'hétérogénie  est  à  l'ordre  du  jour  dans  la  science. 
Chaque  séance  académique  amène  quelque  communication  pour  ou 
contre  les  générations  spontanées.  M.  Pouchet  se  tient  sur  la  brèche 
avec  une  ardeur  infatigable.  Quelle  que  soit  l'issue  du  débat,  nul  ne 
pourra  contester  au  savant  Rouennais  la  plus  rare  persévérance  et  la 
ténacité  la  plus  obstinée  dans  ses  convictions.  Au  milieu  des  expé- 
riences contradictoires  qui  se  produisent  de  tous  côtés,  il  serait  diffi- 
cile de  prévoir  en  faveur  de  quelle  opinion  la  balance  finira  par  pen- 
cher. Arrivera-t-on  môme  à  une  solution  quelconque,  c'est  ce  qu'il 
est  permis  de  mettre  en  doute.  M.  Pouchet  et  M.  Pasteur,  en  expéri- 
mentant par  des  procédés  semblables,  ont  obtenu  des  résultats  com- 
plètement différents;  qui  des  deux  faut-il  croire;  à  qui  des  deux,  ce 
qui  est  plus  grave,  faut-il  retirer  sa  confiance?  Les  pièces  du  procès  ne 
sont  point  sous  les  yeux  du  public.  Des  descriptions  d'expériences  en 
matière  aussi  délicate,  sont  toujours  nécessairement  insuffisantes  et 
incomplètes.  Ne  serait-il  point  dans  l'intérôt  des  adversaires  mis  en 
présence,  et  dans  l'intérêt  des  causes  défendues  par  eux,  que  l'on 
procédât  dans  cette  circonstance  comme  on  a  procédé  lorsqu'il  s'agis- 
sait des  révivissences  ;  que  les  expériences  capitales  relatives  à  la  pro- 
duction des  générations  spontanées  fussent  répétées  au  sein  d'une 
réunion  de  savants  que  Ton  choisirait  parmi  les  plus  aptes  à  com- 
prendre et  discuter  les  conditions  rationnelles  d'une  semblable  expé- 
rimentation ? 

C.  DE  MoifTlCAHOU. 


ToBt  XI.  —  4i«  Uvraûon.  20 


L'ANNÉE  LITTÉRAIRE 


CHAPITRE  XXXVI. 

Î5   JUILLET  i8«0. 
I 

Oriffinaïuc  et  Beaux  Esprits  de  t Angleterre  contemporaine^^  tel 
est  le  titre  d'une  série  d'études  que  M.  Ë.  Forgues  vient  de  publier. 
Entre  autres  mérites,  cet  ouvrage  intéressant  possède  à  un  haut  degré 
celui  de  faire  connaître  admirablement  un  pays  sur  le  compte  duquel, 
malgré  des  relations  de  plus  en  plus  étroites  et  de  plus  en  plus  fré- 
quentes, nous  conservons  un  nombre  infini  de  préjugés.  Les  livres 
sur  l'Angleterre  sont  certainement  très-nombreux  en  France,  A 
chaque  jour,  pour  ainsi  dire,  en  voit  paraître  de  nouveaux  ;  mais, 
dans  ces  livres,  c*est  Fauteur  qui  parle,  ce  sont  ses  impressions  per- 
sonnelles qu*il  raconte,  et  il  faut  se  méfier  des  impressions  d'un  voya- 
geur français.  Excellent  observateur  chez  lui,  le  Français  perd  souvent 
cette  qualité  chez  les  autres.  On  dit  pourtant  que  nous  sommes  les 
premières  gens  du  monde  pour  nous  assimiler  les  mœurs  des  autres 
nations.  Rien  de  plus  vrai,  si  Ton  s'en  tient  à  Textérieur;  il  n'est  tel 
que  le  Français  pour  porter  le  costume  des  peuples  chez  lesquels  il 
vit,  pour  se  donner  le  chic  arabe,  espagnol,  indien,  pour  manger  le 
couscoussou,  Folla-podrida,  le  karry  ;  à  i  étranger,  on  nous  prendEaît 
pour  des  Kabyles,  pour  des  Andalous,  pour  des  Perses  ;  mais  le  carao» 
tère  national  a  beau  se  dissimuler  sous  ces  déguisements,  le  nuri 
français  prend  le  dessus  à  chaque  instant  et  nous  domine.  Notre 
manière. de  juger  les  peuples  se  borne  en  général  à  les  comparer  au 
nôtre,  et  nos  voyageurs,  les  modernes  surtout,  sont  beaucoup  plus 
pittoresques  qu'observateurs;  ils  rendent  mieux  l'aspect  des  lieux  que 
l'esprit  des  hommes. 

L'Anglais,  au  contraire,  montre  le  plus  indomptable  attachement 

1.  Bibliothèque-Charpentier,  deux  jolis  volumes,  prix  :  7  fr. 


L'ANNÉE  LITTÉRAIRE.— CHAPITRE  XXXVI.  367 

pour  ses  habitudes  nationales,  pour  le  costume  anglais,  pour  la  cui-* 
skie  anglaise,  pour  tout  ce  qui  est  anglais  ;  il  ne  se  mêle  pas  aux 
autres  nations,  il  ne  se  confond  pas  avec  elles,  il  ne  joue  pas  à  rArabe, 
au  Turc,  à  Tlndien;  il  se  contente  d'étudier  les  divers  peuples  qu'il 
Yisite,  de  les  voir  vivre  sous  sea  yeux^  et  par  là  même  il  les  juge  svee 
plus  d*impartialité  réelle.  Le.  besoin  de  faire  de  l'esprit  gâte  un  peu 
aussi  nos  voyageurs  ;  il  est  rare  qu'ils  consentent  à  s'efiacer ,  à  ina-^ 
tnike  le  lecteur  plutôt  qu*à  l'amuser.  De  là  le  succès  éphéonère  de 
la  plupart  des  livres  de  voyages  que  Ton  publie  en  France  sur  les 
différentes  parties  de  r£urope,  et  surtout  sur  rÂngleterre;  ils  ne 
survivent  guère  au  moment  qui  les  voit  paraître  ;  on  les  lit  comme 
des  romans,  et  on  les  abandcmne  de  même.  Un  voyageur  anglais, 
Arthur  Young,  parconrait  la  France  dans  les  dernières  années  de 
l'ancien  régime.  On  vient  de  publier  une  nouvelle  édition  de  sos 
voyage.  Nulle  publication  ne  fournit  des  détails  plus  nombreux,  plus 
variés,  plus  consciencieux  sur  la  situation  morale,  politique,  éconcH 
nuque  de  la  France,  au  moment  même  de  la  révolution.  Les  Anglaii^ 
ne  seront  pas  tentés,  dans  soixante<dix  ans,  de  chercher  les  mêmes 
r»seignements  sur  leur  situation  intérieure  dans  les  livres  qne 
nous  publions  aujourd'hui  sur  leur  pays^ 

Il  est  un  point  sur  lequel  tous  les  récits  parlés  ou  écrits  des  voya-^ 
geurs  sont  unanimes  :  c'est  la  tristesse  de  la  vie  anglaise,  et  l'impos** 
sibilité  de  vivre  à  Londres  quand  on  est  habitué  à  la  vivacité,  à  l'en- 
train de  la  vie  parisienne.  J'ai  essayé  quelquefois  à  ce  sujet  de  pousser 
quelques  timides  objections  puisées,  il  est  vrai,  non  dans  l'expérience, 
mais  dans  les  notions  qu'avaient  pu  me  fournir  quelques  livres  sur 
la  vie  anglaise,  on  m'a  toujours  répondu  d'un  ton  de  commisération 
que  je  n'avais  qu'à  y  aller  voir,  et  que  je  reviendrais  bien  vite  con* 
vainoi  de  la  vérité  de  ce  que  je  contestais  en  ce  moments  Je  n'ai 
malheureusement  jamais  pu  tenter  cette  épreuve,  et  je  le  regrette 
d'autant  plus,  que  la  lecture  du  livre  deM.  E.  Forgues  vient  de  raviver 
mes  objections,  et  de  leur  prêter  une  nouvelle  force.  Partout,  dans 
cette  vie  anglaise,  si  généralement  taxée  de  monotonie,  je  vois  éclater 
la  vie,  le  mouvement,  le  besoin  des  pkisirs  de  tous  les  genres,  et 
surtout  des  plaisirs  de  l'intelligence,  théâtres,  journaux,  clubs, 
salons,  partout  l'homme  s'agite,  fermente,  s'amuse.  Les  salles  de 
spectacle  sont  toujours  remplies^  les  châteaux  de  l'aristocratie  sont 
des  succursales  des  théâtres  ;  on  lit  les  romans,  les  pamphlets,  )ee 
journaux,  on  se  dispute  les  auteurs  en  vogue.  Dans  les  clubs  on  se 


308  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

presse  autour  des  causeurs  les  plus  spirituels.  A  la  mort  de  Théodcwe 
Hook,  les  recettes  de  réconome  baissèrent  tout  d'un  coup  du  prix 
de  trois  cents  dîners  au  club  de  V AthefUBum.  Je  doute  qu*en  France, 
à  aucune  époque,  ce  qu'on  appelle  la  \ie  littéraire,  ait  eu  plus  d^in- 
tensité,  de  vivacité,  de  brillant.  Je  n*en  veux  d'autre  preuve  que 
l'existence  de  ce  même  Théodore  Hook  racontée  avec  tant  d'agré- 
ment et  de  sensibilité  par  M.  E.  Forgues. 

Vaudevilliste ,  improvisateur,  journaliste ,  romancier,  ThéodiMre 
Hook  est  le  polygraphe  anglais  par  excellence;  on  va  le  chercha' 
dans  les  coulisses  pour  lui  donner  un  emploi  de  près  de  cent  mille 
francs  par  an  dans  les  finances  à  l'ile  Maurice  ;  on  l'accuse  de  mal- 
versations, et  on  le  ramène  en  Angleterre  pour  lui  faire  son  procès. 
Pendant  cinq  ans,  il  est  sous  le  coup  d'une  condamnation  correction- 
nelle ,  tantôt  en  prison,  tantôt  libre  ;  pendant  ce  temps-là,  rédigeant 
en  secret  un  journal,  le  John  Bull,  qui  relève  la  fortune  du  parti 
tory.  Son  procès  enfin  jugé  le  laisse  débiteur  d'une  somme  de  plus 
de  deux  cent  mille  francs  au  gouvernement.  L'anonyme  du  John 
Bull  est  enfin  connu;  Théodore  Hook  devient  le  /ton,  V étoile  de 
toutes  les  réunions  du  monde  fashionable;  il  passe  sa  vie  dans  les 
châteaux  ;  les  plus  grands  noms  de  l'aristocratie  s'inscrivent  sur  son 
livre  de  visite;  plusieurs  membres  de  la  famille  royale  y  figurent  : 
«c  Aimez-vous,  dit  M.  E.  Forgues,  à  connaître  les  détails  d'un  hiver 
élégant,  tel  que  Hook  en  passa  plusieurs.  Son  journal  nous  permet 
de  le  suivre  chez  le  duc  de  G...  La  société  réunie  dans  le  château  se 
compose  exclusivement  des  plus  grands  noms  de  l'Angleterre  ;  tout 
le  monde  est  né,  tout  le  monde  est  riche,  si  ce  n  est,  avec  Hook,  un 
ou  deux  ecclésiastiques,  une  ou  deux  musiciennes  de  salon.  Nous 
soQunes  au  temps  où  le  rédacteur  du  John  Bull  était  encore 
inconnu.  Tous  les  jeudis,  il  fallait  s'entendre  secrètement  avec  l'im- 
primeur, et  lui  remettre  le  journal  composé  pour  paraître  le  mercredi 
suivant.  Nous  ne  chercherons  pas  à  savoir  comment  les  articles  se  trou- 
vaient rédigés,  du  moins  en  partie,  pendant  que  les  joyeux  convives 
étaient  à  la  chasse,  et  que,  sous  prétexte  de  correspondance,  le  jour- 
naliste avait  pu  rester  au  château.  Mais  le  mercredi  vient;  la  soirée  se 
perd  en  jeux,  en  proverbes,  en  musique,  en  conversations.  On  se  sépare 
enfin;  chacun  va  se  mettre  au  lit.  A  la  porte  du  parc,  une  chaise  de 
poste  est  venue  mystérieusement  s'embusquer.  Hook  sort  à  petit 
bruit  du  château,  et,  grâce  à  de  fréquents  pourboires,  franchisant 
cinquante  milles  en  quelques  heures,  se  trouve  à  mi-chemin  de 


CHAPITRE  XXXVL  309 

Londres,  dans  quelque  tayerne  où  son  homme  Fattend.  La  matinée 
du  jeudi  se  passe  à  liquider  l'arriéré  des  correspondances,  à  combiner 
la  disposition  du  journal,  à  faire  face  aux  mille  nécessités  de  cette 
œuTre  complexe.  Midi  sonne;  il  faut  repartir,  brûler  de  nouveau 
les  routes,  et  se  retrouver  avant  le  dîner  aux  environs  de  la  noble 
résidence.  En  effet,  la  chche  de  toilette  vient  de  sonner.  Quelques 
personnes  dans  le  cours  de  la  matinée  se  sont  informées  de  M.  Hook; 
mais  son  valet  a  répondu  «  qu'une  légère  indisposition  le  tient  au 
lit.  D  On  le  voit  rentrer  par  la  porte  du  parc;  <c  il  vient  de  promener 
sa  migraine  et  l'a  laissée  dans  les  bois.  »  Une  demi-heure  après,  rasé 
de  frais,  parfumé,  dans  le  costume  sévère  que  l'étiquette  impose, 
nous  le  trouvons  au  milieu  d'un  cercle  de  dames  qui  s'informent  de 
ses  souffrances,  et  auxquelles  il  raconte  en  plaisantant  sa  guérison  ; 
puis  à  table,  où  mille  provocations  indirectes  sont  suivies  d'une  grêle 
de  calembours  et  de  piquantes  reparties ,  le  «  cher  Théodore  »  n'a 
jamais  été  plus  brillant.  Vient  l'heure  décente  où  le  maître  de  la 
maison  et  ses  plus  sérieux  convives  abandonnent  la  partie;  il  est  à 
croire  que  la  soirée  va  finir  et  la  maison  se  fermer.  Mais  Hook  est 
logé  dans  «  le  corridor  des  célibataires  »  avec  des  jeunes  gens  qui  ne 
le  tiennent  pas  quitte  pour  si  peu.  Tous  les  domestiques  du  château 
sont  à  leurs  ordres,  et  rien  de  plus  simple  que  d'organiser  une  petite 
débauche  de  nuit.  Le  comte  de...  propose  de  faire  servir  dans  son 
cabinet  de  toilette  ce  que  le  journal  appelle  «  quelque  chose  de  con- 
fortable. y>  Après  une  nuit  sans  sommeil  et  une  journée  de  fatigue 
c'est  tout  au  plus  si  cette  épithète  doit  sembler  juste  au  malheureux 
journaliste.  Il  hésite;  mais  on  le  pique  d'honneur,  et  il  cède  aux  ins* 
tances  de  ces  jeunes  fous.  Les  grillades ,  le  vin  de  Champagne  arri- 
vent comme  par  enchantement;  le  punch  à  la  romaine  et  le  grog 
échauffent  les  têtes;  et  la  conséquence  naturelle  du  souper  est  une 
partie  de  jeu  où  Théodore  perd  beaucoup  plus  d'argent  qu'il  n'en 
emporta  de  la  ville,  beaucoup  plus  qu'il  n'y  en  a  laissé.  Le  lende- 
main, à  peine  est-il  éveillé,  à  travers  les  vapeurs  dont  sa  tète  est 
encore  remplie,  il  entrevoit  la  nécessité  urgente  de  payer  «  sa  dette 
d'honneur.  »  A  qui  recourir,  si  ce  n'est  au  tailleur  fashionable  qui 
fait  l'usure  presque  aussi  bien  que  les  habits  ?  Lui  seul  comprendra 
bien  qu'il  faut  sur-le-champ,  et  à  des  conditions  quelconques,  pro- 
curer cent  livres  sterling  à  son  malheureux  client.  Il  les  envoie,  en 
effet,  courrier  par  courrier.  Théodore  s'acquitte  provisoirement;  la 
semaine  s'écoule;  le  jeudi  revient;  il  faut  s'échapper  de  nouveau. 


310  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

rimprimeur  attend.  L'imprimeur,  cette  fois,  arrive  les  mains  pleines 
d'or  ;  Toilà  qui  ya  bien ,  et  c'est  dans  les  meilleures  dispositions  du 
monde  que  Hook  retourne  au  château.  Mais  un  ou  deux  jours  après, 
l'écarté  l'a  de  nouveau  mis  à  sec.  Il  est  grand  temps  que  cette  hospi- 
talité ruineuse  soit  à  son  terme.  La  quinzaine  expire  enfin,  et  lorsque 
le  journaliste  prend  congé  àeeoa  noble  ami,  lorsqu'il  fait  son  comple 
avec  lui-4nème,  il  s'aperçoit  que  quinze  jours  lui  manquent  pour  ter- 
miner un  roman  promis  à  époque  fixe;  qu'en  frais  de  poste  —  pour 
lui  et  pour  l'imprimeur  —  ou  bien  à  la  table  de  jeu,  il  a  dissipé  plus 
d'argent  qu'il  n'en  pourrait  gagner  enfermé  pendant  trois   mois 
dans  sa  paisible  maison  de  Fulham.  En  échange,  qu'a4-il  de  plus? 
non  pas  même  l'amitié,  non  pas  même  la  considération    de  ces 
c<  beaux  fils  »  dont  les  poches  se  sont  garnies  à  ses  dépens.  Tout  au 
plus  le  regardent-ils  comme  un  admirable  paillasse,  et  apprécient-ils 
en  lui  rinexpérience  du  joueur  candide,  du  a  pigeon,  ï>  c'est  le  mot 
consacré.  Il  est  vrai  que  le  caisson  de  sa  voiture,  lorsqu'il  revient  à  la 
ville,  est  amplement  garni  de  faisans  et  de  chevreuils  :  il  en  laisse  aa 
club  de  CrocLford,  au  Carlton-Club,  à  l'Athenœum.  De  plus,  toutes 
les  fois  que  le  Morning  Post,  à  l'article  des  nouvelles  fashionable, 
donnait  la  liste  des  hôtes  du  noble  pair,  le  nom  de  M.  Théodore 
Hook  a  brillé  d'un  vif  édat  avant  Vet  cœtera  final.  Admirable  com- 
pensation, n'est-ce  pas?  » 

Voilà  un  piquant  tableau  de  la  vie  fashionable  et  littéraire  en  An- 
gleterre, et  qui  prouve  que  chez  nos  voisins  l'esprit  de  conversation 
n'est  pas  moins  prisé  que  chez  nous.  Cette  animation,  ce  goût  de  la 
littérature,  n'existent  pas  seulement  dans  la  classe  aristocratique.  Les 
négociants  et  les  banquiers  les  partagent.  Londres  a  eu  ses  finanders 
poètes  avec  Samuel  Rogers,  le  banquier,  et  avec  Horace  Smith,  le 
stock'broker.  Que  dirait-on  en  France  si  on  découvrait  qu'un  agent 
de  change  fait  des  romans  et  des  comédies?  A  coup  sûr,  le  nombre 
de  ses  clients  diminuerait  tout  de  suite  de  moitié. 

Il  me  semble  que  pour  passer  le  temps  aussi  agréablement  à  Lon- 
dres qu'à  Paris,  il  doit  suffire  d'une  bonne  lettre  de  recommandation 
auprès  de  Théodore  Hook.  Il  vous  conduira  dans  les  clubs,  dans  les 
coulisses,  dans  tous  les  lieux  où  l'on  est  censé  s'amuser,  il  vous  pré- 
sentera à  tous  les  écrivains  de  Londres,  il  vous  fera  connaître  à  table 
ceux  qu'il  connaît  dans  l'intimité.  N'est-ce  pas  ainsi  que  les  choses  se 
pratiquent  à  Paris?  Ilook  est  mort,  il  est  vrai,  mais  on  trouverait 
encore  plus  d'un  Hook  à  Londres,  et  je  suis  sûr  que  M.  E.  Forgues 


CHAPITRE  XXXVL  311 

en  connaît.  Gomment  supposer  d'ailleurs  qu'une  société  qui  produit 
tant  d'originaux  et  de  beaux  esprits  dans  fous  les  genres  soit  une 
société  ennuyeuse?  Ils  remplissent  les  deux  volumes  de  M.  Forgues, 
et  encore  en  est-il  beaucoup  qu'il  ne  fait  que  citer.  Le  plus  populaire 
parmi  nous  de  ces  originaux  est  Brummel,  le  fameux  Brummel 
mort  fou  dans  un  hospice  de  Caen.  Ce  n'était  pas  un  homme  médiocre 
qiTC  ce  Brummel,  et  il  a  fondé  un  empire  bien  plus  difficile  à  conser- 
Ter  que  celui  de  maint  conquérant  ;  lui-même  a  développé  sa  poli- 
tique dans  quelques  paroles  adressées  à  lady  Stanhope.  Un  jour,  il 
fut  assez  imprudent  pour  lui  demander  en  parlant  d'un  jeune  colonel 
sans  naissance  :  —  Qui  diable  connaît  son  père?  —  Et  dites-moi  qui 
connaît  le  vôtre,  lui  répliqua  la  nièce  de  Pitt.  Ils  étaient  en  ce  moment 
au  milieu  de  Bond-Street^  la  rue  fashionable  du  temps,  et  Brummel 
eût  peur  que  ce  coup  de  boutoir  n'eût  des  échos.  —  «  Écoutez,  chère 
créature,  dit-il  en  se  penchant  avec  grâce  à  la  portière  de  sa  voiture, 
personne,  il  est  vrai,  ne  connaît  mon  père,  et  personne  ne  me  connaî- 
trait sans  le  rôle  que  j'ai  su  prendre.  Ce  rôle,  vous  le  savez,  ne  réus- 
sit que  par  son  absurdité.  Que  je  cesse  pendant  huit  jours  de  regarder 
les  marquis  de  haut  en  bas,  et  de  traiter  les  princes  du  sang  comme 
autant  de  nigauds,  il  n'en  faudra  pas  davantage  pour  me  condamner 
à  l'oubli  le  plus  complet.  Le  monde  est  bête,  et  j'use  largement  de  sa 
bêtise.  Nous  nous  comprenons  à  merveille.  » 

Cet  aveu  n'est  point  d'un  esprit  vulgaire,  et  pour  pratiquer  une 
telle  politique  il  faut  une  audace  qu'on  admirerait  appliquée  à  un 
but  plus  sérieux.  Après  tout,  il  ne  faut  pas  trop  se  moquer  de  la 
royauté  de  Brummel.  C'était  la  royauté  du  bon  goût,  de  l'élégance, 
des  bonnes  manières.  Alcibiade  ne  l'eût  pas  dédaignée.  Elle  n'a 
jamais  pu  s'établir  pourtant  chez  les  gens  qui  se  décorent  volontiers 
du  titre  d'Athéniens  modernes,  c'est-à-dire  chez  les  Parisiens.  Même 
des  royautés  dans  le  genre  de  celle  de  Brummel  ont  besoin  de  la 
liberté  pour  exister.  Un  Brummel  eût  été  impossible  sous  Louis  XIV. 
Le  grand  roi  n'aurait  point  souffert  une  telle  rivalité,  et  lui  aurait  bien 
vite  fermé  sa  cour;  sous  Louis  XV,  Richelieu  régna  et  domina  plus 
par  la  galanterie  que  par  la  mode  ;  il  régna  sur  les  femmes  de  la  cour 
et  non  sur  les  hommes.  A  un  certain  point  de  vue,  l'influence  que 
Brummel  exerça  sur  ses  contemporains  n'est  point  sans  leur  faire 
un  certain  honneur;  elle  prouve  Timportance  qu'ils  attachaient  à  la 
distinction  et  à  la  délicatesse  dans  les  habitudes  matérielles  de  la  vie. 
Mais  ce  n'est  point  sous  cet  aspect  qu'il  faut  envisager  l'œuvre  de 


c/ti; 


312  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

Brummel.  Celui-ci,  dans  son  genre,  fut  un  réformateur  et  un  révo- 
lutionnaire. 89  aTait  supprimé  les  habits  à  paillettes,  les  gilets  dorés, 
les  dentelles,  le  clinquant  de  la  toilette  de  Tancien  régime  ;  il  restait 
encore  quelque  chose  de  ce  luxe  dans  les  bijoux,  les  diamants,  les 
bagues,  les  chaînes  dont  les  hommes  se  chargeaient  encore  du  temps 
de  Brummel  ;  il  inventa  le  costume  m